Dossier Maurice Rollinat

 

Pourquoi Maurice Rollinat a quitté Paris

 

Régis Crosnier, secrétaire des Amis de Maurice Rollinat.

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Version au 3 août 2023.

 

 

– Maurice Rollinat connu et reconnu à Paris

Maurice Rollinat est arrivé à Paris en juin 1871. Dès la fin de l’année 1871, il soumet quelques poèmes à l’avis de Théodore de Banville(1) ; il sera ensuite reçu dans son salon. En novembre 1873, il rencontre Victor Hugo(2). En 1875, son ami Charles Cros l’emmène chez Nina de Villard ce qui lui permet de participer au recueil Les Dixains réalistes (1876)(3). La même année, son poème « Les Cheveux » est publié dans Le Parnasse contemporain(4). En mai 1877, il fait paraître son premier recueil Dans les Brandes(5). En octobre 1878, il participe à la création du club des Hydropathes d’Émile Goudeau(6) et commence à se tailler dans les salons et les cafés, un extraordinaire succès lorsqu’il interprète ses poèmes(7). Il a pour amis Alphonse Daudet ou Léon Cladel. Il fréquente les salons de Charles Buet(8) et de Jules de Barbey d’Aurevilly ; ce dernier lui consacre un très long article « Rollinat – Un poète à l’horizon ! » dans Lyon-Revue de novembre 1881, repris dans Le Constitutionnel daté du 2 juin 1882. Fin novembre 1881, il fait partie du groupe de poètes emmenés par Émile Goudeau dans un nouveau cabaret « Le Chat-Noir » créé par Rodolphe Salis(9) ; ses prestations y sont fort appréciées. Sarah Bernhardt veut le connaître et l’invite le 5 novembre 1882 dans son hôtel particulier situé avenue de Villiers, au coin de la rue Fortuny(10). Le journaliste Albert Wolff est présent et publie en première page du Figaro du 9 novembre un article retentissant. C’est la gloire ! Son livre Les Névroses tant attendu paraît enfin à la mi-février 1883, édité par Charpentier.

 

– Maurice Rollinat jalousé

Mais toute médaille a son revers. Beaucoup de ses amis poètes ne comprennent pas pourquoi il a été ainsi mis à l’honneur dans Le Figaro. Le journal Le Chat Noir lui consacre son numéro du 18 novembre 1882, mais Émile Goudeau son rédacteur en chef, choisit deux articles déjà publiés dans Les Hydropathes du 5 mai 1879 ; Maurice Rollinat les qualifient alors de « catacombesques »(11). Dans des articles, on parle de lui comme d’un cabotin ou d’un plagiaire d’Edgar Poe et de Charles Baudelaire. Début janvier 1883, il écrit à sa mère : « Que vous dirai-je des journaux ? tous, les grands comme les petits ont en général parlé de moi sans me connaître. Il y a un fait très caractéristique et qui démontre bien l’inanité de la camaraderie littéraire : les meilleurs articles me sont venus des étrangers, tandis que le dénigrement sous toutes les formes de l’hypocrisie mielleuse m’est arrivé de la part de gens sur qui j’avais le droit de compter. Il faut bien dire que je m’y attendais presque, et que ma désillusion n’a pas été soudaine, mais enfin, si mort au monde que l’on puisse être, il est toujours pénible de constater la perfidie venimeuse et l’ignoble jalousie dans un cœur ou dans un esprit qu’on aurait voulu toujours estimer. »(12) Au printemps 1883, une observation va le marquer comme il le racontera seize ans plus tard à Adolphe Brisson venu lui rendre visite à Fresselines : « Un certain soir, dans un salon mondain, il venait de chanter, avec sa violence accoutumée, ses plus torturants morceaux. Il était pâle de l’émotion éprouvée. Un vieillard, ancien magistrat, grand dignitaire de la Légion d’honneur, lui demanda avec une exquise politesse : – Eh bien ! monsieur, vous devez être satisfait de votre exhibition ? »(13). Tous ces comportements le blessent et il préfère se retirer par « respect » pour son « art essentiellement sauvage et philosophique »(14).

 

– Maurice Rollinat fatigué préférant la vie à la campagne

Pendant ses vacances, Maurice Rollinat préfère la campagne à la vie parisienne ; il a d’ailleurs publié dans son livre Dans les Brandes un poème intitulé « Fuyons Paris ». Il aime trouver refuge à Bel-Air, maison de campagne de ses parents, sur la commune de Ceaulmont. Il ne faut pas oublier qu’il a souvent des maux de tête et des migraines(15). Il a aussi des problèmes d’estomac et d’intestins(16). Il est considéré comme un buveur d’eau, au grand dam de ses amis qui viennent passer la soirée à son domicile : « on disait des vers, toute la nuit, en buvant de l’eau, de l’eau pure » écrit Guillaume Livet(17). Or dans les bars ou dans les salons, il est obligé de consommer des boissons alcoolisées (absinthe, bière, vermouth…), ce qui ne convient pas à sa santé. Au Chat Noir, Rodolphe Salis force à la consommation en obligeant ses clients à renouveler leur boisson plusieurs fois par soirée(18). Par ailleurs, les invitations après l’article paru dans Le Figaro et la publication de son livre Les Névroses l’ont certainement fatigué. Aussi, à la fin du premier semestre 1883, Maurice Rollinat est désabusé et craint pour sa santé. Aussi, nous comprenons facilement qu’il aspire à quitter Paris.

 

 

Notes :

(1) Dans une lettre à Théodore de Banville, datée du 12 décembre 1871, Maurice Rollinat lui demande son avis sur quelques poèmes joints (cette lettre a été publiée par Hugues Lapaire dans Rollinat Poète et Musicien, pages 49 et 50). Theodore de Banville lui a répondu le 26 décembre 1871, indiquant notamment : « il y a dans vos poèmes un grand et incontestable talent, déjà très curieux et très accompli, un tempérament original, de la vie et enfin un grand art de peindre et de faire voir les objets » (lettre publiée par Régis Miannay dans son article « Banville et Rollinat » paru dans le Bulletin de la société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 18 – Année 1979, pages 6 à 9).

(2) Maurice Rollinat a raconté sa visite à Victor Hugo à Raoul Lafagette dans une lettre datée du 17 novembre 1873 (collection particulière) : « L’autre jour, avec Pelleport, je suis allé chez Victor Hugo. Le maître m’a sympathiquement reçu. Il m’a parlé de mon pauvre père en termes si fraternels que je me suis senti ému jusqu’aux larmes. »

(3) Les Dixains réalistes par divers auteurs sont parus début 1876 à la Librairie de l’Eau-forte. L’ouvrage comprend cinquante dixains de Charles Cros (15 textes), Maurice Rollinat (10), Nina de Villard (9), Germain Nouveau (9), Hector l’Estraz (2), Antoine Cros (2), Jean Richepin (1), Auguste de Châtillon (1) et Charles Frémine (1).

(4) Le Parnasse contemporain : recueil de vers nouveaux, édité par A. Lemerre (Paris), publié le 16 mars 1876, est le troisième volume de poésie collective portant ce nom ; il est coordonné par Théodore de Banville, François Coppée et Anatole France. Le poème « Les Cheveux » de Maurice Rollinat figure pages 364 à 367. Mais dès octobre 1875, il sait qu’il sera publié comme il l’écrit à son ami Raoul Lafagette, dans une lettre expédiée le 16 octobre 1875 (collection particulière) : « Tous les poëtes parnassiens savent déjà ce qui se passe, bien que je ne leur en aie pas soufflé un mot. Il faut voir comme ils sont obséquieux maintenant ! – J’ai reçu de Catulle Mendès une invitation en forme à ses soirées du mercredi. (…) » Il participe alors aux réunions organisées dans les locaux de la revue La République des Lettres dont Catulle Mendès est le corédacteur en chef. Dans celle-ci, seront publiés quatre poèmes de Maurice Rollinat : « La lune » (30 juillet 1876), « Jalousie féline » (19 novembre 1876), « Les Loups » et « L’Hôte suspect » (25 mars 1877), et un texte en prose « La Passante » (4 mars 1877).

(5) Dans les Brandes, poëmes et rondels, a été publié à compte d’auteur à la Librairie Sandoz et Fischbacher, Paris, en mai 1877.

(6) La création du club des Hydropathes a été racontée par Émile Goudeau dans son livre Dix ans de bohème (La librairie illustrée, Paris, 1888, 286 pages), pages 151 à 153.

(7) De nombreux contemporains de Maurice Rollinat ont décrit celui-ci déclamant ses vers ou ceux de Charles Baudelaire, en s’accompagnant au piano. Voici par exemple ce qu’écrit Armand Dayot dans un article dénommé tout simplement « Rollinat » paru dans Le Figaro du 14 janvier 1892, page 1 : « Voilà quinze ans que je vis Rollinat pour la première fois. C’était dans une petite brasserie du quartier latin, tout à côté de l’Odéon. Il n’avait encore publié aucun volume et, rapsode errant de la rive gauche, il noctambulait infatigablement à travers les ruelles désertes des vieux quartiers et le long des quais silencieux, toujours accompagné d’un groupe d’admirateurs fervents, avides des sensations aiguës et troublantes qui naissaient de ses vers et de ses chansons tristes. / Parfois le groupe des promeneurs s’arrêtait devant un café, riche d’un piano presque aphone et très délabré, mais auquel d’effrayants accords rendaient miraculeusement la jeunesse et la voix. / L’impression que produisit sur moi cette rencontre fut si profonde, qu’aujourd’hui encore je ne puis me fredonner à moi-même un de ces airs si douloureusement évocateurs, si étrangement nostalgiques, sans revoir aussitôt, à travers toutes ces années disparues, cette petite salle de brasserie, toute basse, tout enfumée, pleine d’auditeurs attentifs, poètes, écrivains, peintres, sculpteurs…, dont beaucoup sont aujourd’hui célèbres. Et au son de cette musique inouïe, faite de mélodieux lambeaux dont Rollinat habillait tour à tour, avec un art magique, les poésies de Baudelaire et les siennes, des émotions confuses, puis poignantes, prenaient tous ces cœurs d’artistes et bien des yeux s’emplissaient de larmes. »

(8) Charles Buet a raconté la première prestation de Maurice Rollinat dans son salon, au milieu de ses amis, puis son parcours poétique et artistique, dans son article « Les artistes mystérieux – M. Maurice Rollinat » paru dans la Revue politique et littéraire – Revue bleue du 6 octobre 1888, pages 443 à 448.

(9) Rodolphe Salis a créé Le Chat Noir fin novembre 1881 et il y invita les anciens Hydropathes réunis pour l’occasion dans un café du Quartier latin : « des fiacres attendaient à la porte – il n’y avait pas encore d’automobiles – une trentaine d’Hydropathes allèrent continuer la soirée chez Salis, le Chat Noir était fondé. » raconte Jules Lévy (page 15 de Les Hydropathes, André Delpeuch éditeur, Paris, 1928, 238 pages).

(10) À l’initiative de Coquelin cadet, Sarah Bernhardt voulut connaître Maurice Rollinat. Elle se rendit dans une soirée chez Charles Buet où elle croyait qu’il y était, mais comme Maurice Rollinat était absent ce jour-là (les soirées chez Charles Buet avaient lieu le mercredi), elle l’invita chez elle, quelques jours plus tard, le dimanche 5 novembre 1882. Gustave Guiches a raconté le passage de Sarah Bernhardt chez Charles Buet puis la soirée du 5 novembre, dans Au Banquet de la Vie (Éditions SPES, Paris, 1925, VIII + 239 pages), pages 76 à 95.

(11) Régis Miannay dans Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique (Imprimerie Badel, Châteauroux, 1981, XVII + 596 pages), page 298, cite un extrait d’un brouillon d’une lettre de Maurice Rollinat de novembre 1882, envoyé à un ami (non identifié) : « J’aurais voulu te remercier plus tôt de l’article que tu destinais au Chat Noir et qu’on a cru devoir, parce qu’il était tout vif et neuf, remplacer par une vieille redite bien poussiéreuse, exhumée prudemment d’un journal catacombesque ».

(12) Extrait d’une lettre de Maurice Rollinat à Isaure Rollinat non datée mais de début janvier 1883 (elle commence par « Paris, 6, rue Oudinot, jeudi 83 »), publiée dans la Revue du Berry de janvier 1905, pages 4 et 5, et dans Fin d’Œuvre, pages 240 à 242.

(13) Citation extraite de l’article « Maurice Rollinat, pêcheur de truites » d’Adolphe Brisson, publié dans Le Temps du 25 octobre 1899, page 2.

(14) Cette expression est extraite de la lettre à sa mère de début janvier 1883, citée ci-dessus. La phrase exacte est : « Ma dignité et ma santé s’opposent à des acrobaties de ce genre ; je ne suis pas un acteur de profession, et je ne prostituerai jamais sur un tréteau la pudeur et le respect que je dois à mon art essentiellement sauvage et philosophique. »

(15) Émile Vinchon a publié une lettre de Maurice Rollinat à une dame (datée par Régis Miannay du 22 novembre 1882), page 146 de La vie de Maurice Rollinat, Documents inédits (Laboureur & CIE, Imprimeurs-Editeurs, Issoudun, 1939, 337 pages), où il refuse son invitation pour raison de santé : « Madame, je regrette vivement de ne pouvoir me rendre à votre bonne et sympathique invitation ; mais, outre que ma présence à Paris est nécessitée par la correction de mes épreuves, des raisons de santé m’interdisent toute espèce de voyage et d’enfièvrement. / Les quelques soirées que j’ai pu consacrer aux rares sensitifs qui voulaient bien me connaître m’ont harassé jusqu’aux os et je vais payer maintenant de névralgies martyrisantes tous les efforts que j’ai dépensés. (…) »

(16) Maurice Rollinat, dans sa correspondance, a relaté ses problèmes d’estomac et d’intestins de nombreuses fois, voici trois exemples : « Je tousse, je suis enroué constamment, j’ai des alternatives de constipation opiniâtre et de relâchement qui me coupent les jambes ; et puis, pour comble de malheur, j’éprouve des malaises d’estomac, que je n’avais jamais soufferts encore. J’ai vu le médecin qui me conseille le repos, le grand air, la bonne nourriture etc. autant de prescriptions irréalisables ! » (lettre de Maurice Rollinat à sa mère Isaure Rollinat, envoyée de Paris, le 29 octobre 1875 – collection particulière) ; « J’ai une dyspepsie flatulente des plus caractérisées : suite de la vie de célibataire à Paris. Enfin grâce à un régime impitoyable, je constate déjà une certaine amélioration. » (lettre de Maurice Rollinat à Raoul Lafagette, envoyée d’Yvours, commune d’Irigny-près Lyon, Rhône, le 31 juin 1878 – collection particulière) et « Je voudrais pouvoir vous dire que je vais bien du reste, malheureusement les douleurs de tête et de ventre sont trop rongeuses pour que je les oublie ; je m’applique à les supporter de mon mieux, et je me courbe au travail d’esprit pour me distraire un peu de la souffrance physique. » (lettre de Maurice Rollinat à sa mère, datée du 19 septembre 1884 – collection particulière).

(17) Article « Rollinat » de Guillaume Livet, paru dans Le Voltaire du 25 novembre 1882, page 1.

(18) Le Dr Lucien Grellety décrit ainsi les soirées dans les cabarets et leurs conséquences sur la santé : « On ne séjournait pas impunément, de la vesprée à l’aurore, dans l’atmosphère pestilentielle du Chat noir ou de la cave infecte où se réunissaient les hydropathes. Les vapeurs du tabac, les relents d’humanité, la température extrême aux jours d’affluence surtout, en faisaient des lieux éminemment insalubres. – Pour y résister, ainsi qu’aux criailleries, aux déclamations, à l’ambiance exaltée ou gouailleuse du public, il était nécessaire d’ingurgiter les breuvages les plus toxiques, les plus invraisemblables. On avait facilement la pépie et les rafraîchissements de toute nature, de toute couleur, s’imposaient, au seul profit du cabaretier. » (page 19 de Souvenirs sur Rollinat – Étude médico-psychologique, Protat Frères imprimeurs, Macon, 1907, 29 pages).