Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Revue contemporaine
Mai 1886
Pages 126 à 130.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
(page 116)
CRITIQUE LITTÉRAIRE
Romans, contes, nouvelles : (…)
Poésies : M. Maurice Rollinat, l’Abîme. – (…)
(page 126) (…)
POÉSIES
L’Abîme, par M. Maurice Rollinat (Charpentier, 1886).
Notre âme, ce cloaque ignoré de la sonde,
Transparaît louchement dans le visage humain ;
– Tel un étang sinistre au long d’un vieux
chemin
Dissimule sa boue au miroir de son onde…
Cette première strophe de la pièce le Faciès humain, placée en tête du nouveau livre, en est comme le thème. L’extra-(page 127)ordinaire poète des Névroses, sans quitter absolument les domaines de la Peur, qui sont siens, s’est recueilli plusieurs années dans la contemplation exclusive de l’âme humaine, et il analyse presque méthodiquement dans cette âme les diverses formes obscures du Mal Comme en une vivisection purulente, il s’acharne à ouvrir la conscience, à en déplier, à en étirer chaque pli, pour l’étaler au grand jour et en faire s’écouler les croupissements. Cicérone implacable, il nous fait le boniment amer de l’immonde palais des vices, il manie successivement chacun à nos yeux ; d’une voix ironiquement haute et stridente, il dénonce leurs torsions, les yeux constamment fixés sur l’objet hideux, la dextre accusatrice tendue, le cœur tressautant et les épaules rejetées en arrière, de dégoût et d’horreur.
Horreur non nouvelle assurément dans l’œuvre du poète, car on en trouve maints éclats dans les Névroses, mais horreur qui constitue à elle seule la vie du nouveau livre. Jamais recueil de vers ne fut plus matériellement définissant de son objet, que l’Abîme. Le robuste et fruste ouvrier y martèle les effigies des sentiments, comme le forgeron de campagne assomme sur l’informe enclume les massives ferrures de portes lourdes qui s’ouvriront sur les champs désolés et squalides. Ayant placé au seuil du volume, comme une sombre photographie de la Pensée (1), Maurice Rollinat passe en revue en les personnifiant de diverses manières, en les déterminant par des définitions expresses, en les enserrant dans des cercles de comparaisons matérielles, une série d’êtres moraux tels que l’Hypocrisie, la Défiance, l’Egoïsme, la Colère, l’Ennui, la Luxure etc., et toutes les sortes de péchés qui en naissent. Malgré la puissance imposante de la plupart de ces définitions, la continuelle préoccupation de dévoiler tout ce que l’homme cache d’abject et de rampant, de déshabiller la stupre jusqu’à l’écorcher vive, conduit le poète à énoncer trop emphatiquement des propositions évidentes. Il lui arrive souvent de couler en le bronze ardent de ses vers, des vérités trop sues. Il est vrai que si tout le mal humain avait été dit déjà par des penseurs éloquents tels que Pascal, Larochefoucauld, Lafontaine, personne ne l’avait encore fouillé si âprement et exposé sur les (page 128) piédestaux des vers, aux yeux de la foule et de l’individu, qui se reconnaissent.
(1) La Revue a publié cette pièce inédite en février 1886.
La langue de Maurice Rollinat est au plus haut degré expressive, et d’une violence qu’on pourrait trouver exagérée chez tout autre. Les scories que roule ce rude langage ont toujours été admises volontairement par le poète, aussi bien dans les Névroses que dans l’Abîme. On trouve cependant encore dans la nouvelle œuvre nombre de termes qui appartiennent aux vocabulaires des métiers, du menuisier, du charpentier, du serrurier, etc. Par exemple, voulant parler de la Patience, qui pour Rollinat, n’est qu’un masque couvrant de coléreux mouvements intérieurs, le poète écrit :
Entends grincer la patience
et plus loin, même pièce :
C’est l’outil de l’expérience
Moins que la lime de l’Orgueil…
Ailleurs :
« L’intérêt nous cloue et nous visse
Au mensonge lâche et tortu. »
Ailleurs encore, dans le Mépris :
« Entasse tes efforts, moellons d’expérience,
Madriers de raison et blocs de volonté,
Tout cela joint, fondu, compact et cimenté
Avec ce rare enduit qu’on nomme patience…
L’usage de la langue des métiers n’est chez Rollinat qu’une des manifestations de l’instinct qui le pousse vers la matérialisation de la pensée par des images prises dans la nature la plus simple. Le visage est « le masque imbibé de la sueur de l’âme » (Faciès humain). L’Hypocrisie « ouate ses rampements et mets de l’huile à tous moments sur les ressorts de son adresse ». D’autres termes ou comparaisons sont nées chez Maurice Rollinat, en grand nombre, de sa jeunesse écoulée dans le Berri de Georges Sand, qu’il a toujours habité en paysan plutôt qu’en gentilhomme campagnard et d’où sont sorties les Brandes, premier volume du poète, les Refuges, partie maîtresse des Névroses et, en général, le sentiment très vif de la nature qui préside à toute l’œuvre. Certains mots argotiques qui lui ont été vivement reprochés, lors de l’ardente et universelle (page 129) controverse suscitée par l’apparition des Névroses, proviennent bien plus du dialecte berrichon que des bas langages parisiens, la langue du peuple de tous lieux présentant d’ailleurs toujours des analogies, parfois bizarres, mais d’une grande justesse ; des expressions spéciales à Rollinat révèlent et rappellent des sites vus et sentis, des harmonies agrestes longuement écoutées. Telle celle-ci, qui sert de refrains à la pièce intitulée : Le Doute :
Quand je serai mort, après ?
Le Ciel m’ouvrira sa porte ?
– Dame ! clapote un cyprès.
Effectivement l’entrechoc des branches de cyprès sous la poussée du vent produit un bruit très semblable au bruissement de l’eau légèrement agitée.
La philosophie de Maurice Rollinat est pessimiste, mais d’un pessimisme en quelque sorte physique et ne dépassant pas la tombe. Rollinat s’arrête à la tombe, toujours et constamment. C’est un effrayé, un effaré de la mort, et un effaré beaucoup plus sincère qu’on ne l’a cru. La pensée de ce qu’il nomme quelque part le trou de l’Eternité est devant ses yeux à toute heure, devant lui sur la route quand il marche, dans la nuit de ses rêves, dans les chaleurs fermentantes du soleil, dans la femme qu’il aime. Personne n’a aperçu et senti comme lui la mort sous la lubricité, la fin dans la volupté, la viande prête à se corrompre en la chair frissonnante de désir, le squelette sous la Vénus. Son œuvre devrait s’appeler les Terreurs. Terreurs de l’homme sous toutes ses formes, de l’inconnu dans la nature et hors la nature, attentes de l’inattendu. L’Abîme rend ses terreurs du vice humain, qu’il entend « ricaner » à ses oreilles comme y ricanent les suggestions malsaines des arbres noirs, des mares visqueuses, des fourrés suspects, quand le poète revient le soir d’un pas rapide et inquiet, à sa maison solitaire, où les meubles menaçants, les animaux familiers mais inconnus, le piano aux vieux sons grêles et le lit environné de silences parlants, ne le rassureront pas.
Les ultima du livre l’Abîme résument les menaces qui effrayent le poète :
Une voix suit tout homme habile à se connaître
Et ricane ceci dans le fond de son être :
(page 130)
« Tu passeras ta vie a regretter ta mort
A te pleurer toi-même en ton âme égoïste,
Cependant que ton rêve incurablement triste
Se verra devenir le routinier du sort.
Ta gaieté ? le mensonge en sera le ressort.
Tu ne penseras pas ton dehors optimiste ;
Et ton cœur s’étant fait son propre anatomiste,
Retrouvera son deuil jusque dans son remord.
Puis quand l’homme a vécu l’existence prédite,
Sous terre il réentend l’horrible voix
maudite :
– Enfin, t’y voilà donc ! tu vas
dormir ?… Jamais !
« Il fallait pratiquer l’illusion ravie :
Tu n’as pas su, tant pis ! sache que désormais
Tu passeras ta mort a regretter ta vie ! »
Adrien Remacle.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Adrien Remacle (né le 11 août 1855 à Auxerre, décédé le 4 août 1916 à Maisons-Alfort) est un romancier et un poète. Il a fondé et dirigé la Revue contemporaine (Janvier 1885 – août/septembre 1886). Il publiera dans celle-ci deux poèmes de Maurice Rollinat : « Le Mauvais Chuchoteur » (n° d’août 1885, pages 521 et 522) et « La Pensée » (n° de février 1886, pages 186 à 191).
Maurice Rollinat connaissait bien Adrien Remacle. En effet, il lui a dédicacé le poème « Notre-Dame la Mort » (Les Névroses, page 384). En retour Adrien Remacle lui dédicacera son poème « La Vie » écrit en 1883 ou 1884, et publié page 230 de Le livre d’une jeunesse – Gluis et glanes – Mémoires rimés au jour le jour – Premiers poèmes vécus (1870 à 1888) (P.-V. Stock et Cie éditeurs, Paris, 1913, 272 pages). Dédicace formulée de la manière suivante : « A Maurice Rollinat, poète ami, pour réplique à sa pièce dédiée, des Névroses : "C’est l’éternelle dame en blanc qui voit sans yeux et rit sans lèvres…" ».
Par ailleurs, Régis Miannay cite un extrait d’une lettre de Maurice Rollinat à Adrien Remacle, écrite à Châteauroux le 30 juillet 1883 et publiée dans l’Almanach littéraire Crès de 1917, dans laquelle le poète parle de sa relation aux femmes comme en s’adressant à un ami (pages 427 et 428 du livre de Régis Miannay, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, Imprimerie Badel, Châteauroux, 1981, XVII + 596 pages).
– 2 – En bas de la page 127, à la place de « Larochefoucauld » et « Lafontaine », il faut bien sûr lire « La Rochefoucauld » (François VI, duc de La Rochefoucauld, prince de Marcillac, né le 15 septembre 1613 à Paris et mort le 17 mars 1680, est un écrivain, moraliste et mémorialiste français, surtout connu pour ses Maximes. Extrait de Wikipédia) et Jean de La Fontaine (bien connu pour ses fables).
– 3 – De même, page 128, il faut lire « George Sand » au lieu de « Georges Sand ».
– 4 – Le premier livre de Maurice Rollinat ne s’appelle pas les Brandes, mais Dans les Brandes.
– 5 – Le poème qui conclut cet article s’intitule « Dernière parole » et termine le livre (pages 286 et 287). Il y a quelques différences de ponctuation avec la version du livre.
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