Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Revue Méridionale (Carcassonne)
Avril 1892
Pages 35 à 38 (troisième à sixième du numéro)
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
LES LIVRES
L’amour de la nature est une bien belle chose, mais il ne faut pas en abuser. Il est regrettable que tous ceux qui ont éprouvé ce sentiment se soient crus obligés de nous en faire part, car cela nous a considérablement blasés, et nous réclamons, avec raison, aujourd’hui, que l’on jette des notes nouvelles dans cette harmonie trop rabâchée. Cette note, un écrivain de talent l’a su faire vibrer : je veux parler de M. Maurice Rollinat dont les premiers recueils de vers : Dans les Brandes et les Névroses eurent en leur temps un si grand retentissement. Il perçait en effet dans ces deux livres une vraie originalité. M. Rollinat n’avait pas de la nature la vision commune ; il paraissait (page 36) loucher pour la regarder, la défigurant ainsi, la renversant, troublant son habituelle harmonie, – et en contempler aussi avec un certain plaisir les recoins les plus obscurs et les plus « fantastiques, » parfois même les plus hideux. C’est ce qui fit le succès de ses œuvres ; c’est ce qui en faisait aussi, et cela seul, la valeur. Car, en fait d’art il y en a fort peu. L’auteur ne déploie aucune science de la versification, sa prosodie est tout à fait rudimentaire, incorrecte parfois – Verlaine a prétendu quelque part que les vers du poète des Névroses et de l’Abîme ressemblent un peu à des vers de mirliton, et, dans une certaine mesure, je crois qu’il avait raison. – Quant à la langue de M. Rollinat elle n’est guère riche non plus. Il ne semble pas posséder une bien grande connaissance du vocabulaire : Ce sont toujours les mêmes mots qui reviennent dans ses vers, de pauvres mots courants et en nombre si restreint ! On sent la gêne de l’écrivain qui cherche l’expression juste et ne la trouve pas. – Et puis, que diable ! pourquoi M. Rollinat invente-t-il donc tant de mots nouveaux ? J’en ai compté quarante-quatre dans son dernier livre, La Nature, et tous, je dois le dire, sans caractère bien marqué d’utilité ni d’originalité, voire même d’élégance.
Tous ces petits défauts (sont-ils si petits que cela ?…), on ne les remarquait pas, ou du moins on n’y attachait pas autrement d’importance, quand on découvrait sous cette forme grossière une image neuve, une impression raffinée ou maladive, quand on lisait les Névroses, par exemple. Mais il était à craindre que sitôt que cette note originale viendrait à faire défaut chez le poète, son œuvre ne tombât dans le médiocre. C’est un peu, malheureusement, ce qui arrive pour La Nature. Cette vision des choses qui le rendait singulier, M. Rollinat ne l’a plus que très affaiblie : il retombe presque dans la banalité. Ainsi que je le disais en commençant, c’est très beau que d’avoir l’amour de la nature, mais cela ne suffit pas, que je sache, pour être poète. Ce qui est vrai pour les autres sentiments, l’est plus particulièrement pour celui-là, car il n’y en a pas de plus simple, de plus répandu, de plus facile à acquérir. Aimer la nature ! La belle affaire. Mais il n’y a personne qui ne l’aime, la nature, quant on apprend à la connaître. Passez seulement un mois à la campagne, et je vous réponds que vous l’éprouverez bien vite ce sentiment si élevé, mais en même temps si « naturel, » et vous n’en serez pas plus poète pour cela.
Maintenant il faut reconnaître que l’amour des champs a atteint chez M. Rollinat une rare intensité. Il a inspiré toutes ses œuvres, (page 37) il lui a dicté de bons passages encore dans son dernier livre. On y trouve en effet de petits paysages d’une fraîcheur et d’une vérité charmantes qui font oublier facilement les petites défaillances de la forme. Si le volume vous tombe entre les mains, lisez par exemple le Soleil couchant, le Fil du Télégraphe, les Libellules, les Fileuses, le Troupeau de Vaches. – M. Rollinat éprouve parfois en présence de certains spectacles champêtres des impressions très vives et curieuses. C’est ainsi que la chanson du grillon lui semble « s’acharner à limer le silence, » le rossignol « pleurer son rêve. » Parlant quelque part du peuple des petits poissons que l’on aperçoit dans la transparence des étangs et des ruisseaux, il fait remarquer
Le mouvement têteur
De leur bouchette qui baillotte.
Dans une autre pièce où il est question d’un troupeau de vaches que le crépuscule surprend dans un pâturage, le poète découvre des effets de coloris superbes ; il voit trois grands taureaux qui sur le fond rougeoyant du ciel
Se profilent tout blancs avec leurs cornes roses.
Le soir il lui semble que le « paysage boit la lumière au déclin » ; en hiver, il croit souffrir lui-même l’obscur grelottement des arbres. Dans une pièce intitulée : Passage de Fourmi. Le repos de la nature à midi l’impressionne, l’attriste presque, lorsqu’il aperçoit une imperceptible fourmi qui seule semble vivre au milieu du sommeil général ; et, dit-il alors, pour rompre ma tristesse il a suffi de
Ce frisson de la petitesse
Dans la mort de l’immensité.
Une autre fois il éprouve un certain effroi en présence d’un grand pacage désert « avec un arbre au fond » et il se demande ce qui peut faire l’horreur et le deuil de cet endroit, à moins que ce ne soit, dit-il,
Ma pensée encore plus lugubre que les choses.
Vous le voyez, nous touchons presque, ici, au côté « névrosé » du talent de M. Rollinat. C’est qu’en effet celui-ci semble se rappeler de temps en temps qu’il fut fantastique jadis, et il s’efforce de le redevenir. Mais trop souvent il semble oublier que le « fantastique » en question ne réside point dans les mots, mais dans une certaine façon de sentir, et d’exprimer ces sensations. Cette façon de sentir, M. Rollinat ne l’a plus comme autrefois ; ainsi, en lisant, à un certain moment les vers suivants où il s’agit tout bonnement des moutons :
(page 38)
Leur présence en telle contrée,
Prés d’un étang, près d’un carrefour
Dégage un fantastique sourd
Comme une vague horreur sacrée,
je me suis demandé si l’auteur des Névroses avait été toujours bien sincère. Mais la cruauté de ce doute n’a été que passagère, car j’ai retrouvé aussitôt après des pièces bien senties, dignes de lui, telles par exemple, la Charrue, Impression d’Hiver, la Lune d’Orage, les deux Orvets, la Vision, la Folle, le Fossoyeur et les Deux Venins, que vous me permettrez de citer, bien que ce ne soit pas la meilleure, il s’en faut, mais parce qu’elle n’est pas trop longue, d’abord, ensuite parce qu’elle caractérise bien la façon spéciale de voir la nature dont je parlais au début de cet article :
Près d’un gros champignon difforme
Ayant le bouffi du crapaud,
Ses rides, sa couleur de peau,
Médite une vipère énorme.
Sous le feuillage d’un grand orme
Tamisant le soleil de haut
Elle aspire, elle boit l’air chaud
En attendant qu’elle s’endorme.
Puis le prenant pour compagnon
De somme – au cou du champignon,
Lente, elle fait sa ligature.
J’observe – et mes regards bénins
Sont émus par ces deux venins
Qui s’étreignent dans la nature.
C’est, vous le voyez, une image bizarre, qui éveille une sensation tout à fait inattendue : c’est tout le bon côté de M. Maurice Rollinat
ALBERT RITT.
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