Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Paris
Lundi 4 décembre 1882
Pages 1 et 2.
(Voir le texte d’origine sur Retronews)
(page 1)
NOTES SUR PARIS
LXIII
Un nouveau poète. – M. Maurice Rollinat. – Trois pièces inédites. – Le monologue de Troppmann. – La Génisse au taureau. – Les névroses. – Un volume célèbre avant de paraître. – Poète et musicien. – Un prospectus extraordinaire. – Paris sous Louis XIV, par M. Auguste Maquet. – A travers rues et quartiers. – Sainte-Mesmes. – Une anecdote. – Maquet et Dumas père. – Bavardages.
Samedi 2 décembre 1882. – On n’a pas exagéré le talent et l’originalité de M. Maurice Rollinat. Il m’a été donné de l’entendre, l’autre soir, dans une soirée d’hommes de lettres. J’avoue que j’ai été séduit tout de suite. Il y a toujours un danger dans ces grands éloges qu’on accorde brusquement à un poète, dans ces soudaines célébrités dues quelquefois au caprice d’un journaliste. C’est que l’inventé ne répond pas à ce qu’en a dit l’inventeur. Ici rien de pareil.
M. Maurice Rollinat a longtemps attendu le succès. Un beau jour il lui arrive, et comme il est de coutume à Paris, avec une rapidité irréfléchie. Un article de M. Albert Wolff a tout fait. Les autres journaux ont suivi. Et voilà un poète de plus, en possession de cette précieuse célébrité parisienne.
Ce nouveau venu doit avoir trente-cinq ans. Au physique, il ressemble à Taillade. Mais un Taillade rêveur, beaucoup plus jeune, avec une teinte de mélancolie charmante. Il dit ses vers lui-même ; je crois bien que nul ne les dirait comme lui, avec une ardeur aussi pénétrante, avec une fougue aussi passionnée. Très musicien, il s’accompagne quelquefois. Alors chante ses mélodies comme un barde inspiré de la vieille France. Que ne puis-je traduire l’impression profonde qu’il m’a causée !
Il est telle poésie de lui, soutenue par la mélodie, qui remue et berce comme une valse de Chopin. Les champs semés de bleuets et de coquelicots, les bois aux pénétrantes senteurs, les ruisseaux jaseurs qui courent sur les cailloux : autant de tableaux divers que le double talent du poète et du musicien évoquent avec une incomparable puissance. Ah ! que je voudrais pouvoir rendre l’intensité de la mélodie qu’il intitule : la Perdrix grise ! La sensation éprouvée a quelque chose d’aigu. C’est le seul poète qui me fasse sentir le parfum des choses.
Il ne faut pas songer à faire connaître le musicien à nos lecteurs. Mais je puis, du moins, les initier au poète. Bien entendu, dans les pièces que j’ai sous les yeux, je choisirai celles qui n’ont encore paru nulle part. Il en est une – la plus belle de toutes – que sa longueur m’empêche de publier.
Elle est intitulée la Génisse au taureau. C’est une des plus superbes choses que j’aie lues. Maurice Rollinat nous l’avait récitée l’autre soir. J’avais été enthousiasmé. Mais le poète dit si bien ; ce jeune homme est vraiment un si grand comédien, que j’avais le droit de me méfier. Je me demandais si je retrouverais à la lecture l’impression éprouvée à l’audition. Eh bien ! je n’ai pas eu la moindre désillusion. Le vers est d’une admirable sonorité. La pensée, ferme, solide, n’a jamais une hésitation. Cette pièce est, sans contredit, une des plus belles pages qui existent dans la langue française. Quand le volume de Maurice Rollinat paraîtra chez l’éditeur Charpentier, cherchez tout de suite la Génisse au taureau, et vous lirez quelque chose d’aussi beau en poésie, que peut l’être en peinture, le Semeur de Milet.
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Je ne puis reproduire dans cet article que des morceaux de moindre importance. L’espace qui m’est accordé ne me permet pas de faire plus. Du moins ceux que je donnerai permettront de juger le grand talent et la grande originalité du poète.
I
Le goût des larmes
L’Énigme désormais n’a plus rien à me taire :
J’étreins le vent qui passe et le reflet qui fuit ;
Et j’entends chuchoter aux lèvres de la Nuit
La révélation du gouffre et du mystère.
Je promène partout où le Sort me conduit
Le savoureux tourment de mon rt volontaire ;
Mon âme d’autrefois qui rampait sur la terre
Convoite l’outre-tombe et s’envole aujourd’hui.
Mais en vain je suis mort à la tourbe des êtres :
Mon oreille et mes yeux sont encore des fenêtres
Ouvertes sur leur plainte et leur convulsion ;
Et dans l’affreux ravin des deuils et des alarmes,
Mon esprit résigné, plein de compassion,
Flotte, au gré du malheur, sur des ruisseaux de larmes.
(page 2)
II
Le Guillotiné
Flac ! Le rasoir au dos de plomb
Vient de crouler comme une masse !
Il est tombé net et d’aplomb :
La tête sautille et grimace,
Et le corps gît tout de son long.
Sur le signe d’un monsieur blond,
Le décapité qu’on ramasse
Est coffré, chargé ! – C’est pas long ! –
Flac !
Le char va comme l’aquilon ;
Et dans un coin où l’eau s’amasse
Et que visite la limace,
Un trou jaune, argileux, oblong
Reçoit la boîte à violon :
Flac !
III
Le silence des Morts
On scrute leur portrait, espérant qu’il en sorte
Un cri qui puisse enfin nous servir de flambeau.
Ah ! si même ils venaient pleurer à notre porte
Lorsque le soir étend ses ailes de corbeau !!!
Non ! mieux que le linceul, la bière et le tombeau,
Le silence revêt ceux que le temps emporte :
L’âme, en fuyant, nous laisse un horrible lambeau
Et ne nous connaît plus, dès que la chair est morte.
Pourtant, que d’appels fous, longs et désespérés,
Nous poussons jour et nuit vers tous nos enterrés !
Quels flots de questions coulent avec nos larmes !
Mais toujours, à travers ses plaintes, ses remords,
Ses prières, ses deuils, ses spleens et ses alarmes,
L’homme attend vainement la réponse des morts.
Il est encore une pièce d’une terrible originalité que M. Maurice Rollinat nous a dite. C’est le monologue de Troppmann. Je ne l’ai pas sous les yeux à l’heure où j’écris ces lignes ; mais je suis encore sous l’impression saisissante qu’elle m’a causée. Nous étions-là, chez mon ami et collaborateur Julien Penel, tous des artistes : je crois qu’il n’en est pas un parmi nous, qui n’ait frissonné. Maurice Rollinat dit ces vers extraordinaires, comme pas un comédien à Paris ne les dirait, peut-être. Dans aucun de ses rêves fantastiques, Edgar Poë n’est arrivé à une pareille force. Le poète vous fait assister au crime depuis le commencement jusqu’à la fin. Et ce qu’il y a de particulièrement remarquable, c’est qu’on est saisi surtout par la psychologie du crime. Troppmann raconte les pensées qui lui viennent ; on assiste au démontage de ce cerveau. Et comme c’est joué ! Le poète a des intonations qui font mal, des gestes qui donnent le vertige.
Victor Hugo disait de Baudelaire qu’il avait inventé « un frisson nouveau ». Je crois que Maurice Rollinat sera le Baudelaire original de ce temps-ci. Son volume de poésies, les Névroses, célèbre avant d’avoir paru, aura, j’en suis sûr, un énorme succès. Et pour ma part, rien ne me rend plus heureux, je l’avoue, que le triomphe d’un poète.
Quelle belle ville que ce Paris ! A l’heure même où on peut la croire le plus absorbée par les fadaises de la politique ; lorsque l’esprit de la foule semble bien éloigné de ce qui est fin, artiste et littéraire, il suffit d’un poète jeune, original et ardent pour la passionner et la jeter en plein idéal.
C’est aussi un des beaux côtés de la profession de journaliste. Prendre un inconnu et le jeter, tout ébloui, en pleine lumière.
Voilà M. Maurice Rollinat célèbre. Je crois fermement qu’il tiendra les promesses de ses éclatants débuts. Si j’ai un conseil à lui donner, c’est de ne pas négliger les inspirations champêtres. Il écrit de si beaux vers, d’une senteur si pénétrante, quand il chante l’immortelle nature !
(…)
Albert Delpit.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Maurice Rollinat a dédicacé à Albert Delpit son poème « Les petits Fauteuils » publié dans Les Névroses, page 220.
– 2 – (page 1) L’auteur parle du poème « la Génisse au taureau ». Dans Les Névroses, ce poème est intitulé « La Vache au Taureau ».
– 3 – (page 1) À la place de « le Semeur de Milet », il faut vraisemblablement lire : « le Semeur de Millet » (Jean-François Millet, 1814-1875 ; son tableau très connu « Le semeur » est une huile sur toile peinte en 1850, actuellement détenue par le Museum of fine arts de Boston).
– 4 – (page 2) Albert Delpit écrit « Victor Hugo disait de Baudelaire qu’il avait inventé "un frisson nouveau" ». Cette expression est extraite d’une lettre de Victor Hugo à Charles Baudelaire datée du 6 octobre 1859, à propos de son livre Théophile Gautier. Elle a été mise en préface de cet ouvrage (pages I à III) (Théophile Gautier par Charles Baudelaire, notice littéraire précédée d’une lettre de Victor Hugo, Poulet-Malassis et de Broise libraires-éditeurs, Paris, 1859, III + 68 pages).
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