Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Les Annales politiques et littéraires
N° 166 du 29 août 1886
Page 141 (treizième du numéro).
(Voir le texte d’origine sur Gallica)
LIVRES ET REVUES
(…)
Paulette, gracieuse Paulette, que diriez-vous si l’on vous plaçait dans les mains l’Abîme de M. Maurice Rollinat ? Votre joli visage exprimerait tour à tour l’horreur, la surprise, et vos yeux se fermeraient bien vite sous le poids d’un insurmontable ennui. Franchement Paulette n’aurait pas tort et tous les hommes de goût lui donneraient leurs suffrages. Nous voudrions bien savoir ce que pense M. Albert Wolff de ce nouveau livre. Vous savez que c’est à M. Wolff que nous devons M. Rollinat. Un beau matin les lecteurs du Figaro ouvrirent de grands yeux. Comme ce prince des contes arabes qui, un jour en réveillant aperçut un magnifique palais apporté la nuit devant sa porte ; ils apprirent avec étonnement que depuis la veille un grand poète nous était né. Nous n’avons pas présents à l’esprit les adjectifs, les épithètes de M. Wolff ; de tout cela il résultait que la France méconnaissait une de ses gloires, que M. Rollinat était un sublime poète, digne de s’asseoir à l’Olympe à côté de Hugo. Ce fut un coup de foudre. Rollinat ! Rollinat ! On n’entendait que ce nom de la Madeleine à la Bastille. On se jeta sur les Névroses, on goûta l’étrangeté de certains vers, la puissance de deux ou trois pièces. M. Wolff passa pour s’être légèrement « emballé. » Cependant on fait toujours crédit aux nouveaux venus. On attendit le chef-d’œuvre promis, on l’attend encore. On l’attendra longtemps, hélas ! si nous en jugeons par la valeur de l’Abîme.
Combien M. Rollinat, doit maudire l’intempestive amitié de M. Wolff. Sans ce gigantesque coup de trompette, il trônerait aujourd’hui dans un petit clan de camarades indulgents. Il passerait à leurs yeux pour un grand homme incompris. Aujourd’hui, il est célèbre. S’il n’est pas compris, quand le sera-t-il ? M. Rollinat a bien la ressource d’accuser le mauvais goût du public. Mais c’est un piètre argument. La preuve que M. Tout-le-Monde n’est pas absolument dénué de sens commun, c’est qu’il a toujours reconnu et applaudi et fêté les vrais grands hommes. Nous craignons bien qu’il ne reste éternellement rebelle à l’art particulier de M. Maurice Rollinat. Le fait est qu’on a beau raffoler d’Hugo, de Gautier, de Musset, et même de Baudelaire, il est difficile de goûter les vers qui suivent :
Le fantastique vous harponne
La Nature ne vous est bonne
Qu’à travers sa diurnité,
Quant à la Nuit, elle vous poisse
De son trouble toujours nouveau ;
Et, dès le soir, votre cerveau
Est opprimé par une angoisse.
Ne croyez pas que nous choisissions a dessein les strophes les plus bizarres. Le recueil est plein de vers prétentieux et obscurs qui découragent, la meilleure volonté ; l’auteur professe pour la clarté, la simplicité, une sainte horreur. Les idées qu’il exprime sont vieilles comme les rues. C’est la désespérance, le découragement, le pessimisme, le dégoût de la vie. Il pense relever ces lieux communs par une recherche puérile de la forme. Il aboutit à des étrangetés singulières. Ainsi, dit-il :
Un saisissement plein d’épingles
Vous prend les tempes et le dos.
Ce saisissement plein d’épingles est d’un goût exquis. Mais il n’atteint pas encore à la hauteur de la strophe suivante. L’auteur veut peindre la médisance, vous allez voir à l’aide de quelle gracieuse métaphore.
La Médisance est un moustique
Aux ailes de loquacité,
Décochant l’aigre et le caustique
A travers la fugacité
De sa fantasque gymnastique.
M. Rollinat veut-il se payer la fantaisie d’une rime riche ? Il ne la cherche pas bien longtemps. Il la trouve sans peine. Jugez plutôt :
Alors, c’est elle qui nous crie
Comment se trame une embûche, hein ?
Tant de flair contre le prochain
Dénonce notre fourberie :
Que dites-vous de ce hein jeté à la fin des vers ? C’est une hardiesse, s’écrieront les amis de M. Rollinat. Nous appellerons cela une horrible cheville ; c’est une affaire d’appréciation.
Mais la perle du recueil, vous allez la savourer à l’instant. Lisez, s’il vous plaît, les deux strophes suivantes :
Le soupçon le plus châtié
D’avoir cru l’homme à sa prunelle
Fait une molle sentinelle
Contre un faux regard d’amitié.
Est-ce bien le cœur qui s’exhale
Avec ses vouloirs, ses projets,
Dans les regards, souffles et jets
De lueur droite et transversale ?
Tirons l’échelle, n’est-ce pas ? M. Rollinat a manqué sa vocation ; il aurait pu alimenter les journaux illustrés d’énigmes, de charades et de mots carrés. Il veut grimper aux cimes de la poésie lyrique. L’ambition le perdra. On nous trouvera peut-être bien dur. Il est une chose qui nous exaspère mortellement, c’est le galimatias. Celui de M. Rollinat est double et triple.
Mais au fait, nous nous fâchons, nous sommes bien simple. Il est probable que M. Rollinat en signant ses vers prodigieux a dû bien rire dans sa barbe noire, à l’idée de mystifier et « d’épater le bourgeois. » C’est là jeu de prince ou de rapin en goguette. A la bonne heure ! M. Rollinat est un homme d’esprit qui se complaît à duper ses contemporains. Nous aimons mieux le croire. Ou M. Rollinat est un « fumiste » qui s’amuse aux dépens de son prochain, ou, s’il est sincère, c’est un prétentieux et un raté. Le dilemme est cruel mais absolu. Que M. Rollinat choisisse !
AD. BRISSON.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Cet article est signé Adolphe Brisson (né le 17 avril 1860 à Paris, et décédé le 28 août 1925 à Paris). C’est un journaliste, écrivain et critique. Avec son père Jules Brisson, il fonde Les Annales politiques et littéraires dont le premier numéro paraît le 1er juillet 1883 (il a alors vingt-trois ans) ; il y assure les rubriques « Causerie théâtrale » et « Livres et revues ».
À notre connaissance, ce texte est le premier article qu’Adolphe Brisson a écrit sur Maurice Rollinat.
– 2 – L’article d’Albert Wolff visé au premier paragraphe est paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris », suite à la soirée chez Sarah Bernhardt du 5 novembre 1882.
– 3 – Les vers « Le fantastique vous harponne (…) Est opprimé par une angoisse. » et « Un saisissement plein d’épingles / Vous prend les tempes et le dos » sont extraits du poème « Les Deux Solitaires » (L’Abîme, pages 21 et 24).
– 4 – Les vers « La Médisance est un moustique (…) De sa fantasque gymnastique. » correspondent à la première strophe du poème « La Médisance » (L’Abîme, page 47).
– 5 – Les vers « Alors, c’est elle qui nous crie (…) Dénonce notre fourberie : » correspondent à la troisième strophe du poème « Le Soupçon » (L’Abîme, page 50).
– 6 – Les vers « Le soupçon le plus châtié (…) De lueur droite et transversale ? » correspondent à la sixième et à la septième strophe du poème « Les Regards » (L’Abîme, pages 36 et 37).
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