Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Lemouzi : organe mensuel de l’École limousine félibréenne
N° 45, avril 1899
Pages 41 à 48.
(Voir le texte d’origine sur Gallica)
(page 41)
ROLLINAT EN LIMOUSIN
Portrait de Maurice ROLLINAT
UN DIMANCHE A FRESSELINES
Il y a quelques mois, Paris était plein du nom de Maurice Rollinat. On se souvient de la soirée retentissante de l’Athénée, où les œuvres du poète-musicien firent tous les frais. Aux vacances dernières je rêvais, affalé sur les coussins d’un wagon, en traçant le Limousin. Il y avait à côté un fragment d’un vieux numéro du Temps où, machinalement, je lus ceci, qui me parut être du Sarcey de derrière les fagots :
« Vous savez tous quel poète et quel artiste est
Rollinat.
» Il a eu à Paris son heure de célébrité : on se l’arrachait
dans les salons pour lui entendre dire et chanter ses poèmes, d’un macabre
plein de frissons ou d’une merveilleuse suavité.
» Il disparut en plein succès.
» Il disparut volontairement. Il était l’homme de la nature et du
rêve. Il prit en pitié et en dégoût ces admirations frelatées du beau
monde. Il s’enfuit dans un joli coin de la Creuse, et là il vécut,
jardinant, pêchant, lisant, et, de temps à autre, comme notre vieux Régnier,
prenant les vers à la pipée ».
Rollinat, parbleu oui ! il était là, à deux pas, à Fresselines, nom plein de fraîcheur et de pureté comme l’air des montagnes de la Creuse. Une visite à Rollinat, rien de plus facile en cours de route, à travers le Limousin. Le train vous laisse à Saint-Sulpice-les-Feuilles ; on prend aux bagages un cheval d’acier et en trois coups de pédale on est à Fresselines.
C’était le matin ; dans un repli de montagne, le soleil jouait avec la buée laissée par la nuit enfuie. Une ombre, à la fois rose et violette, s’épaissait par plaques dans les angles rentrants de la vallée et les chaumes du village se dégageaient en lumineuse saillie.
Une bonne femme était là sur la route :
– M. Rollinat, s’il vous plaît ?
– Le Monsieur qui fait des livres, c’est là-bas,dit-elle, en tendant le bras vers une petite maison de paysan, à flanc de coteau, habillée de rosiers grimpants, de treilles, entourée d’un potager.
– Il doit être à la pêche, ajouta-t-elle, mais il ne va pas tarder à rentrer, car le premier coup de la grand’messe va sonner.
Le premier coup de la grand’messe ! oh joie, c’était dimanche : ne dit-on pas à Paris que Rollinat tient l’orgue à Fresselines. Vous entendez bien que cet orgue est un humble harmonium ; mais quel piquant spectacle de voir le poète-musicien des Névroses accompagner pieusement un Credo de village !
Rollinat est le Cincinnatus de la musique…
Le dernier coup de la messe sonna. La petite église était pleine de paysans en habits de bure et de femmes coiffées de bonnets blancs quand Maurice Rollinat parut sous le porche. Il se signa d’un geste ample, donna l’eau bénite à son voisin et s’avança, très différent de tout ce qui l’entourait, son feutre large à la main, le buste pris dans un veston à la Maupassant. Il découvrait une tête énergique, au teint encore pâli mais déjà hâlé, l’œil brillant sous les sourcils, la moustache courte et rude, les cheveux relevés par devant pour retomber en boucles par derrière.
Le voilà à l’harmonium ; les chants commencent ; il les accompagne et les dirige. Le poète, dominant cette maîtrise rudimentaire, reste recueilli, visiblement pénétré de foi, comme bercé par ces voix rustiques qui sont douces à cet échappé de la fournaise parisienne. Son air grave et reposé donne à songer.
L’office s’achevait quand le poète sortit ; je le rejoignis sur la petite place où les villageois s’attardaient ; la présentation fut bientôt faite. Il m’entraîna chez lui.
– Voyez, ne suis-je pas bien ici ? et il me montra un rez-de-chaussée de quatre pièces, cuisine, salle à manger, chambre à coucher, chambre d’ami : – à votre disposition ! reprit-il, on ne peut me faire un plus grand plaisir que d’accepter mon hospitalité. Mes amis de Paris ne vous l’ont-ils pas dit ? Quelle chance quand ils viennent me relancer à Fresselines ! Je n’en sors guère, Dieu merci…
– Ils laissent au moins d’heureuses traces de leurs visites, répliquai-je, en admirant toute une collection d’objets d’art, de toiles, de dessins dus à des camarades.
(page 42)
– Une partie, m’expliqua-t-il, sont des souvenirs du temps où je comptais parmi les plus illustres hydropathes de la bande, au temps où je fréquentais les Claude Monet, Cezanne, Pissaro… De l’asphalte à la taverne naquirent, vous le savez, mes Névroses, ces fleurs de mes fièvres, cette plainte d’exalté, le soir, après des journées de gratte-papier employées à la mairie de mon arrondissement. J’en ai eu vite assez de cette vie là, malgré mes succès, et me voilà tout entier aux apaisantes solitudes.
Les objets d’art parisien se mêlaient curieusement à de vieux meubles et à des ustensiles achetés dans le pays.
– Je ne suis pas le premier à découvrir Fresselines, continuait-il. Des amis m’avaient précédé sur les bords touffus et pittoresques de la Petite-Creuse. Vous verrez s’il en vaut la peine. Les artistes avaient accouru : à cette heure, je crois, Alluaud se plonge encore dans sa peinture, non loin d’ici, à Crozant. Il y a là des ruines étranges. Mais du château abattu à ma chaumière, aux alentours, dans le canton, plane encore l’ombre de George Sand. La bonne dame de Nohant a poussé jusque là ses excursions campagnardes. Moi-même, en passant par Paris, je viens du Berry, ma province natale qui est toute voisine.
Et pendant ces explications, mon hôte s’intriguait de me faire déjeuner. Je fus tout étonné que lui, d’allure si simple, se mît à confectionner, avec toutes sortes de raffinements, un régal de gourmets. Les pieds sur de grands landiers, entouré de plusieurs chats et chiens, ses inséparables, tisonnant le feu, il surveillait sa cuisine avec amour : c’est, paraît-il, sa coquetterie de faire savourer des mets succulents à ses invités. Au dessert, sa verve s’alluma : une fusée de loquacité, partant comme mousse de champagne, avec une gaieté folle un peu intarissable et un comique irrésistible.
Je l’attirai sur le terrain de la poésie, pour solliciter de lui quelques vers.
– Puisque vous en voulez, tenez, dit-il, je vais vous en écrire. Je n’ai pas l’habitude de me fixer à une table de travail. C’est assez d’être obligé de s’y accouder pour coucher sur le papier l’œuvre que je geste dehors. Rien ne me vaut la vie en plein air : quel martyre quand je dois me renfermer pour passer les mauvaises journées ou les soirées !
Et il m’eût vite tracé quelques lignes…..
– Ça se chante ? fis-je.
– Comment donc ! Et il se mit à un piano qu’il me découvrit. D’une belle voix, mâle et bien timbrée, il déroula une mélodie très simple, très pure, mais d’un caractère très accentué. Ce n’était pas du « déjà entendu », oh non ! Il me rappela, un peu adoucies, les sauvages inspirations dont il a, avec des airs, doublé ses pièces, tragiques ou mélancoliques, produits naturels du cours de ses idées tristes.
J’étais sous cette impression lorsque entrèrent trois indigènes de l’endroit.
– Monsieur Rollinat, je voudrais de vous un petit service, rien qu’un conseil, insinua le premier d’entr’eux.
– A votre gré, mon brave, lui dit aimablement le poète. Vous allez toujours accepter quelque chose.
Je sus, par la suite, qu’il s’agissait d’affaires de famille dont on le faisait arbitre. Il était coutumier du fait, sans parler des nombreuses charités qu’il sait discrètement répandre. Le second visiteur, d’aspect plus bourgeois, un conseiller municipal, venait le prier de présider la distribution des prix à l’école communale des filles : les corps constitués sont fiers de le compter dans la commune. Le troisième, enfin, voulait qu’il assistât à une noce. Il ne sait guère se dérober à ces fêtes villageoises où on ne l’oublie jamais. Jugez donc de l’enchantement de ces paysans, qui restent bouches bées quand, à leurs prières, il chante de ses vers aux banquets ! Ainsi s’explique la franche popularité et l’estime dont il jouit.
– Si nous allions faire un tour de pêche, me dit-il, que je vous fasse au moins goûter tous les plaisirs de Fresselines.
Et nous suivîmes les sous-bois qui longent la Petite Creuse, si propices aux rêveries du poète. Pendant qu’il jetait son fil de crin à l’eau, je songeais combien de ce paisible pêcheur l’âme d’artiste s’identifiait avec son agreste milieu ; combien il s’était imprégné dans ses beaux livres, la Nature et les Brandes, de ce charmant coin de la Marche limousine.
Rollinat fit bientôt une ample levée de poissons. Et ce fut avec une enfantine joie qu’il me montra, dans son panier, cette capture.
Et rejetant à la rivière le menu fretin, vivant encore, – tout de même, ajouta-t-il avec une sensiblerie bien féminine, ça me peine de faire souffrir une bête quelle qu’elle soit, utile ou nuisible. Le rouge me monte au visage, à l’idée que je tue. Cet être ne s’est pas fait tout seul, et nous ignorons sa destinée.
Le soir à notre rentrée, grisé par le grand air, l’air pur et balsamique tamisé par les brandes, je m’étais renversé sur une chaise en bascule, somnolent, une cigarette aux lèvres, j’avais encore, l’oreille me chantant, les vers que mon hôte avait fait vibrer dans l’après-midi avec un art aussi original que sincère.
Rien n’est plus curieux de considérer chez cet ex-hydrophate, nerveux à l’excès, qui ne peut tenir en place de son siège au piano, cet ex-parisien volontairement enlimousiné, passer des soirées entières à enfiler des hameçons et des heures à chercher une note, un mot… la note expressive, le mot juste !
Montal.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – La soirée à l’Athénée-Comique citée au premier paragraphe, a eu lieu le mardi 28 juin 1898. Organisée par MM. Joseph Montet et Armand Dayot, elle était consacrée aux œuvres de Maurice Rollinat, avec une conférence de M. Maurice Lefèvre, et donnée au profit de M. Théophile Leczinski.
– 2 – Le texte de Francisque Sarcey cité au début de l’article est extrait de la « Chronique théâtrale » parue dans Le Temps du 27 juin 1898, page 2.
– 3 – Le livre de Maurice Rollinat, Dans les Brandes, n’a pas été inspiré par son séjour à Fresselines, puisque la première version a été publiée en 1877 ; c’est plutôt la campagne autour de Bel-Air, commune de Ceaulmont dans l’Indre, qui y est décrite.
– 4 – Montal (1837 – 1903) est un pseudonyme utilisé par un acteur (cf. http://data.bnf.fr/14653046/montal/). Georges D’Heylli dans son Dictionnaire des pseudonymes (Dentu et Cie éditeurs, Paris, 1887, 561 pages) indique page 298 : « Montal : Acteur des théâtres de drame, né Boulairon ». Il a joué notamment dans Le prêtre, drame en cinq actes de Charles Buet, créé au Théâtre de la Porte Saint-Martin le 28 mai 1881 (source BNF).
– 5 – Ce texte a été publié par Louis Bachelier dans le Bulletin de la Société "Les Amis de Maurice Rollinat", n° 15 de décembre 1976, pages 16 à 19, avec la remarque suivante à propos de la phrase « Le train vous laisse à Saint-Sulpice-les-Feuilles » : « Il s’agit de Saint-Sébastien (Creuse), Gare du P.-O., et non de Saint-Sulpice-les-Feuilles, chef lieu de canton de la Haute-Vienne (Note de L. Bachelier). ».
La Poésie de la campagne Limousine
ET
M. MAURICE ROLLINAT
« Mélancolique et cher pays »
(La Promenade champêtre).
On va prendre le train à la gare d’Orléans, la nuit venue. Au fond du fiacre d’allure incertaine (page 43) qui vous cahote par les rues emplies de lumières et de rumeurs, on n’a déjà plus qu’un regard distrait pour toutes ces choses familières qui semblaient, hier encore, indispensables pour l’intérêt et l’agrément de la vie. Et pourtant c’est un moment particulièrement cher à tout cœur parisien : c’est l’heure où chaque soir, au lieu de l’apaisement, une fièvre s’empare de la grande ville et fait palpiter la foule inquiète et pittoresque qui, sous les éclairages violents, s’empresse et se heurte vers ses plaisirs, pervers ou raffinés… Mais on est las : décidément il est temps d’aller se reposer et se refaire l’esprit autant que le corps ; et voici qu’à aucun moment on n’a senti aussi clairement comme toute cette vie est artificielle, maladive, exaspérée, comme ce peuple tout entier est en proie à d’étranges et profondes névroses….
Un peu songeur, on se blottit dans son coin pour y dormir ; bercé par le roulement du train, on se réveille à peine de temps à autre, arrêté dans quelque gare bruyante où les feux multicolores clignotent dans la nuit ; et l’on traverse ainsi, sans les voir, de beaux pays fertiles et monotones. Puis à aube, un peu transi, on se secoue ; on rappelle ses idées ; on essuie la buée épaisse sur la glace des portières ; on regarde… et tout à coup on sent je ne sais quoi au cœur en se voyant ainsi brusquement transporté si loin des boulevards encombrés et bruyants, si loin des hautes maisons grises bariolées enseignes, et des cafés, et des magasins, et des squares avec leurs statues, si loin de toutes ces choses qui ne sont que l’homme ou l’œuvre de l’homme – tout au milieu de la Nature.
Et l’on regarde, avidement. D’épais brouillards noient encore toutes choses dans leurs brumes blanchâtres ; mais les premiers rayons du jour les percent et les chassent devant eux : ils flottent lourdement, se tassent au fond des vallons, au coin des bois, puis se dissipent peu à peu, en accrochant à tous les brins d’herbes et de buissons mille gouttelettes où scintille l’arc-en-ciel. On se sent très haut : l’air est froid, les crêtes des montagnes toutes voisines ; et la locomotive emplit de son halètement tout le paysage, tandis que la vapeur alourdie glisse au ras du sol en traînes floconneuses, semblables aux longs voiles de divinités légendaires fuyant leurs asiles profanés.
A mesure que le jour arrive, c’est un enchantement : devant nous se déroulent, sans cesse renouvelés dans leur uniformité d’impression, des tableaux d’une beauté simple, pénétrante et mélancolique, sans rien d’inattendu, de sublime, ni d’écrasant. C’est le pré, ou plutôt le pacage, en pente douce, enclos dans sa bordure touffue de noisetiers, à demi-inculte, embroussaillé de genêts et de bruyères, avec un ruisselet rapide dont on devine sous les touffes d’aulnes la course en cascatelles et la claire chanson ; le champ de blé noir, avec ses grappes de fleurettes blanches, dans un « cadre chagrin » de bois et de ronces ; la châtaigneraie aux troncs chenus qui garde, sous son feuillage fort aux teintes chaudes, le tapis de ses automnes ; la mare « inquiétante », endormie au fond d’une clairière ; les flancs en rocaille du ravin ; et les bois de hêtres ou de chênes, hauts, largement espacés, entre lesquels l’œil évoque le galop des vieilles chasses seigneuriales foulant les feuilles sèches et les mousses dorées ; la lande « hérissée de végétaux étranges convulsés sous le fouet invisible des vents ». Au bout d’un champ, une chaumine au toit bas, rouillé de mousse, et le fumier de la cour, et le char grossier appuyé sur son timon. Puis, tout d’un coup, sur le plateau, la bruyère : des bruyères grises, des bruyères violettes, des bruyères roses, parsemées d’ajoncs dorés, immenses, silencieuses, à perte de vue, avec çà et là une mince ligne de bouleaux blancs, épandant leurs rameaux frêles, courbés sous l’effort perpétuel du vent, et qui font penser à une fuite de nymphes échevelées poursuivies par les aquilons…
Est-ce l’air vif du matin ? Est-ce l’émotion du retour au pays natal ? On sent dans les yeux comme une larme mal contenue. Quel est donc ce pays ? Ouvrez la carte de France, il est au centre, un peu à gauche, comme le cœur. C’est la Marche et le Haut-Limousin : et tous ces paysages, tant aimés par ceux qui y sont nés ou qui y vécurent, voulez-vous les voir chantés, en vers pleins d’art et d’émotion, par un sincère et savant poète, qui en a profondément senti et admirablement rendu le pittoresque si voisin de nous, et la pénétrante mélancolie ? Prenez dans votre valise le beau volume de M. Maurice Rollinat : Dans les Brandes (I).
(I) Paris, Charpentier. Voyez également La Nature et Les Névroses.
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M. Maurice Rollinat semble avoir refait dans sa forme sentimentale, tout au long de sa vie, ce voyage que nous venons d’esquisser. Car les névroses de la vie moderne, nul ne peut prétendre les avoir mieux connues et en avoir souffert plus que lui, qui leur doit une grande part de son inspiration si personnelle. Mais il a éprouvé le besoin de s’y soustraire, et il est revenu en amant inquiet mais fervent vers la Nature, et dans la Nature vers ces paysages familiers à son enfance, chers à son imagination de poète et où d’avance il savait qu’il trouverait un cadre en harmonie avec ses pensées, et la profonde sympathie des choses, nécessaire à son âme tourmentée.
Et nul mieux que lui n’était préparé à les aimer et à les comprendre ; il avait été à bonne école pour cela auprès de sa marraine, la « bonne dame de Nohant », George Sand. L’auteur de la Mare au Diable pouvait lui apprendre qu’il y a dans la Nature d’autres spectacles dignes d’attention que les montagnes ou les océans, et que la véritable poésie se renconte ailleurs encore que dans le golfe de Naples ou sur les bords du Mississipi, partout où s’obstinent à la poursuivre les touristes romantiques de l’agence Cook. Car tout est beau et poétique dans la Nature, quand elle reste à peu près livrée (page 44) à elle-même. Et c’est le cas dans toute cette région, qui s’étend des Causses du Lot aux traînes du Berry : là, il semble que l’homme, au lieu de l’asservir, se soit contenté de l’utiliser pour ses modestes besoins ; et elle en a gardé je ne sais quelle grâce particulière, un aspect à la fois pittoresque et humain qui est d’un grand charme et d’une poésie pénétrante. Comme elle n’a rien de sauvage ni d’exagéré, comme tout y est abordable, le bord mystérieux des vallons et la crête des coteaux où frissonne une aigrette de bouleaux solitaires, comme les rivières y sont étroites et limpides, elle reste maternelle à l’homme qu’elle n’écrase pas, comme ailleurs, de sa majesté, de sa puissance ou de sa sévérité. Cependant elle n’a rien d’amollissant : ce sol est pauvre et maigre ; ces vents sont froids, et même quand l’hiver n’est pas rigoureux, les plus hautes tiges de bruyère dorment sous la neige… ce n’est pas l’âpreté de la Bretagne, mais c’est moins encore la facile mollesse de la Provence.
Et c’est pourquoi ces paysages sont fraternels à tous ceux dont l’imagination et le cœur cherchent autour d’eux la sympathie muette et profonde des choses ; leurs teintes, grises et douces comme celles des tapisseries anciennes, la ligne onduleuse et changeante de leurs horizons, les ombres silencieuses et calmes des vieux bois, la pauvreté même du sol, s’harmonisent admirablement avec l’état d’une âme moderne, inquiète, tourmentée, mélancolique, d’une mélancolie toutefois moins ambitieuse et moins philosophique que celle de Châteaubriand ou de Lamartine : car notre âme, plus compliquée que la leur, est plus mobile, moins susceptible de se résumer en impressions uniformes et durables. Et justement ces paysages, qui n’ont point le caractère net et défini des grands horizons classiques, s’accommodent à l’impression et ne l’imposent pas. Il n’en est pas de plus nuancés, de plus changeants dans leur variété intime, de plus aptes à encadrer toutes les émotions, à réfléchir toutes les impressions, à les préciser, à les expliquer. Ils passent, comme nous, de la paix souriante et heureuse à la mélancolie pénétrante avec le nuage qui voile les rayons du soleil, avec le chuchotement du vent dans les feuilles, avec le silence qui se fait les soirs. La lande est déserte et triste : mais voici sur l’arête d’une colline la merveilleuse silhouette du laboureur et de son attelage qui se découpe sur l’horizon ; voici la métairie où les poules caquettent et picorent sur le fumier ensoleillé, et tout au fond de la ravine le tic-tac alerte du moulin… et l’on est envahi par la joie de sentir la vie, la vie dans sa plénitude saine et fortifiante. Nulle part il n’y a, dans l’éternel et grave labeur de l’homme sur la terre sereine, impassible, et pourtant maternelle, plus de poésie simple et primitive, plus de beauté profonde que là, les soirs, quand rentrent les chars et les troupeaux, quand le soleil couchant traîne et replie sur les bruyères violettes la pourpre et l’or de son manteau.
Voilà ce que M. Maurice Rollinat, disciple à la fois de George Sand et de Baudelaire, Parisien moderne, subtil et névrosé, rustique ingénu et bon, souple et savant poète des Névroses et de la Nature, pouvait sentir et pouvait traduire.
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Je ne veux pas vous détailler ses deux livres : La Nature et Dans les Brandes. La place me manquerait. Aussi bien on vous en donne ici même des extraits qui vous suggéreront certainement le désir de les lire en entier. Peregimentur igitur vobiscum rusticenturque ! Qu’ils vous accompagnent partout dans votre séjour sur votre terre Limousine : et tout ce que vous aurez sous les yeux en sera le vivant commentaire et la perpétuelle illustration. Voulez-vous des paysages admirablement saisis, non-seulement dans leur aspect pittoresque, mais encore dans cette poésie particulière que nous venons de dire ? Relisez le Pacage, la Mare aux grenouilles, le Ciel, le Petit paysage, Lune d’orage, etc., etc. ; vous aurez toute la gamme de ces impressions inquiétantes, étranges, maladives, que vous avez parfois éprouvées, soit par ces clairs de lune « blêmes et vaporeux » qui donnent à tout des apparences fantastiques et font ressembler les bouleaux argentés à
« Des femmes en pleurs,
Qui courbent au vent des douleurs
Leur front mystique » ;
soit, par les soirs sinistres, dans le pacage affreux qui se tord, « tatoué de marais, hérissé de viornes », dans son cadre désolé ; soit quand le vent plus furieux
« Fait sentir plus spectralement
Le livide assombrissement
Du paysage ».
Mais ce sont là les nuits fantastiques et les jours d’orage. Bien qu’ils attirent plus particulièrement l’âme troublée du poète, croyez qu’il a su comprendre le charme des spectacles plus simples et plus calmes. Par une belle et douce journée, descendez avec lui, vers les champs, la grande route qui traverse le village ; il vous apprendra à voir près de la maisonnette aux volets verts,
« Les petits carrés de légumes
Bordés de lavande et de buis
Et les pigeons lustrant leurs plumes
Sur la margelle des vieux puits ».
Vous vous amuserez avec lui du lézard,
« Qui promène au soleil, sur le sable,
Sa peau verte aux reflets d’argent » ;
des grenouilles endormies près de la mare, dont
« La respiration a des lenteurs si douces
Qu’à peine on voit bouger leur petit goitre blanc »
et qui clignotent leurs petites paupières
« Dans un nimbe endormeur et bleu de moucherons ».
Vous traverserez la cour de ferme où « gambadent les jeunes veaux » ; vous sympathiserez avec les bœufs qui vous regardent passer
« En léchant leur mufle qui fume » ;
avec le baudet « plein de nonchaloir », et la bonne (page 45) chèvre limousine « à l’œil humain » ; avec le dindon, « doux pèlerin, béat comme un rentier», et le petit cochon, « au joli groin rose ». Vous saisirez au passage l’allure furtive des renardeaux suivant leur mère, le regard luisant des grands loups maigres et bruns ; vous suivrez le vol inconstant des demoiselles, ou le lent voyage de l’écrevisse, « noire comme la peau d’un nègre », qui tourne autour de son maigre petit rocher ; vous écouterez la chanson du grillon et de la perdrix grise, la moquerie du merle polisson qui raille le pivert à la voix aigre, et le coucou qui pleure dans les grands bois tristes ; la pie, le rat, le serpent même vous intéresseront : mieux encore, vous vous arrêterez à contempler sans haine et sans dégoût, croyez-en le poète, le crapaud qui se traîne
« Horrible et doux sur le fumier ».
Et qui donc trouverait à redire à ce réalisme sans parti pris, fait uniquement d’observation sincère et d’affection intelligente pour toutes ces choses et tous ces êtres avec qui nous vivons trop souvent sans les voir et sans les comprendre ? Il me semble que notre La Fontaine, qui s’y connaissait, serait le premier à applaudir.
Et le tableau est complet : car M. Rollinat voit non seulement les choses et les bêtes, mais encore les gens, et il les peint avec le même succès. Ce sont d’abord (à tout seigneur tout honneur), les conseillers municipaux attablés, le dimanche soir, après une chaude séance, dans le cabaret, où M. le Maire les héberge :
« Chacun s’empiffre et se goberge…
Ils n’ont pas figure de cierge
Sous les grands bords de leurs chapeaux ».
C’est le grand curé, sec et rustaud, qui dit sa messe dès l’aurore pour aller chasser ; c’est la servante, qui dort au coin du feu, oubliant son fuseau,
« Un pied sur le barreau
D’une chaise en bois blanc dont la paille se crève » ;
et la gentille couturière de village, « aux doigts vifs comme des oiseaux », qui en arrivant dit timidement ses bonjours
« Sans jamais oublier la bonne ».
Le poète a bavardé, – flirté (?) peut-être, – sur la lande avec les bergères à la forte chevelure rousse, aux pieds nus, aux regards tremblants, qui tricotent paresseusement en gardant leurs boucs « barbus comme des moines », ou leurs moutons mélancoliques,
« Emblèmes des douceurs mystiques
Et des saintes humilités ».
Il a rencontré dans la traverse le facteur rural, qui « abat kilomètre et lieue » de son pas ragaillardi par le verre que lui a offert le richard du hameau ; le grand Pierre qui rêve à Mathurine « en se balançant, déhanché, sur son bourriquet », et les deux petits frères qui reviennent à la nuit tombante de l’école, rapportant dans leur sac, avec les livres écornés, du tabac ou de la chandelle, et tirant peureusement « leur pied qui se colle ».
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* *
Il faudrait tout citer, car il a noté avec un égal bonheur le pittoresque et la poésie des moindres choses. Et c’est ainsi qu’il a écrit la véritable épopée des Brandes. Oh ! une épopée toute simple et sans prétention, comme les choses qu’elle chante : car ce poète à l’imagination si nette, à la sensibilité si vive, est aussi un judicieux et subtil artiste qui possède à fond la science délicate et charmeuse du rythme, « le métier », si vous voulez, et qui sait merveilleusement moduler le vers et la strophe suivant les plus fines nuances de l’image et du sentiment. Lisez Le Vent, La Journée d’une Cigale, Le Remords, La Nuit Fantastique, etc. Toute une série de ses tableautins est en délicieux rondeaux, forme admirablement propre à faire ressortir et à reprendre sous ses différentes apparences le trait simple qui caractérise presque toujours les êtres humbles et de nature peu complexe. Ajoutez que M. Rollinat est un excellent musicien, ce qui ne nuit pas toujours à un poète de talent ; et les mélodies qu’il a parfois adaptées à ses vers, en rendent l’effet plus saisissant encore et le sentiment plus pénétrant.
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* *
Je voudrais vous avoir suggéré l’envie de lire Dans les Brandes et La Nature. D’abord pour l’œuvre elle-même, qui en vaut bien la peine. Il se peut que parfois l’inspiration de ce poète à l’âme maladive et névrosée, comme il l’avoue lui-même, vous déroute un peu. Mais quelles que soient vos opinions littéraires, vous ne pourrez pas méconnaître des qualités essentielles qui vous arrêteront à chaque pas et vous tiendront sous le charme.
Et lisez-le aussi pour notre Limousin, qu’il vous apprendra à aimer davantage encore, ou qu’il rappellera à votre cœur si par hasard les accidents de la vie vous l’ont fait un peu oublier. Voici venir l’été qui refleurira les bruyères et teintera de pourpre le feuillage sévère de nos grands bois. Revenez-y : cette terre est fidèle. Ni la vapeur, ni l’électricité n’en troublent encore l’austère et mélancolique beauté. Il y a, toujours, bien des cantons où si l’on entend parfois dans la campagne un roulement lointain et rapide, ce n’est que le galop des vents sur les forêts. Retournez-y : pour oublier à la fois et pour vous souvenir. Cette terre est maternelle : le hameau de chaume est toujours là, à l’orée du bois, en haut des prés où vous dégringoliez si vite, tout enfant, vers la rivière où glissent les truites : et vous retrouverez encore devant sa porte, au coucher du soleil, à peine un peu ridée sous sa coiffe paysanne, ses beaux yeux doux toujours jeunes et toujours clairs, bonne maman nourrice, pour vous embrasser, comme jadis, et vous chanter, comme jadis, les vieilles chansons qui vous ont bercé…..
Fernand Borie.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Le livre de Maurice Rollinat, Dans les Brandes, n’a pas été inspiré par les paysages de la Marche et du Haut-Limousin, mais par ceux du Bas-Berry, puisque la première version du livre a été publiée en 1877 ; donc avant l’arrivée du poète à Fresselines en 1883.
– 2 – Les paysages de la Marche et du Haut-Limousin ne sont pas des paysages familiers de l’enfance de Maurice Rollinat, puisqu’il a grandi à Châteauroux et que pendant les vacances, il allait avec ses parents dans la maison de campagne de Bel-Air située sur la commune de Ceaulmont (Indre).
– 3 – George Sand n’est pas la marraine de Maurice Rollinat au sens religieux du terme, c’est sa tante Emma Didion. George Sand peut être considérée comme sa marraine littéraire.
– 4 – En ce qui concerne l’auteur de l’article, nous n’avons pas trouvé beaucoup d’informations, sauf dans le numéro de Limouzi de mars 1903, où il est indiqué dans une rubrique nécrologique, que M. Fernand Borie, collaborateur de la revue, à Tulle, a perdu son père inspecteur primaire en retraite.
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L’ŒUVRE DE ROLLINAT
Maurice Rollinat est un poète qui voit, entend, scrute sans cesse le mystère de l’espace et des formes. Toutes pour lui sont parentes, car il retrouve dans la destinée des choses toute la destinée humaine : de là le ton de grandeur tragique qu’atteint parfois sa poésie.
Dans son tête-à-tête assidu avec le mystère, toujours insondable, il a contracté une maladie : la Peur. C’était logique. Il est devenu le poète intensif de la Peur. Aussi, sait-il communiquer à qui le lit le petit frisson mortel, à la façon d’Edgard Poë.
Mais le Rollinat que nous préférons est assurément le poète de la nature limousine. Il se révèle là tout à fait :
« …. l’être écouteur
Que la nature a pris pour interlocuteur… ».
Ses petits poèmes descriptifs sont merveilleux par l’exactitude de la vision, le précis de la notation, le « trouvé » de l’expression. Cela fleure bon l’idylle, cela est d’un voluptueux amant de la nature… Je ne sais pourquoi, cela me fait songer au beau rosier qui escalade la maison du poète, à Fresselines.
Louis Sauty.
Remarque de Régis Crosnier : Qui est M. Louis Sauty ? Dans le numéro n° 55 de mars 1900 de Lemouzi, il est indiqué dans les nouveaux sociétaires : « SAUTY(Louis), publiciste, rédacteur au Journal des Débats, à Paris. »
ROLLINAT MUSICIEN
Comme Berlioz et Wagner, comme M. Vincent d’Indy et M. Gustave Charpentier, Maurice Rollinat est un poète doublé d’un musicien. En cela, il ne fait que suivre et continuer la tradition des trouvères et des troubadours du moyen-âge qui composaient la musique de leurs poésies. L’époque à laquelle ces derniers appartenaient considérait le chant comme le prolongement de la parole et ne pouvait pas admettre que la poésie fût inséparable de la musique.
Les airs que Maurice Rollinat adapte à ses vers se présentent à nous sous l’aspect d’un dessin mélancolique, simple et pur, mais d’une farouche énergie et d’une troublante mélancolie. Ecrites généralement dans le mode mineur, ses mélodies rappellent certaines compositions de Schumann tout en portant l’empreinte d’un caractère très personnel et d’une originalité puissante. Parfois sa muse se fait légère et accorte, son inspiration s’élève au ton majeur et se festonne en motifs pleins de grâce.
L’art musical de Rollinat est avant tout un art d’expression ; il ne sacrifie pas au goût du jour, à la mode, et sort des sentiers battus. Et cependant le poète n’est pas un musicien dans le sens professionnel et technique du mot. Il sent la musique plutôt qu’il ne la sait. Cet instinct est celui d’un grand artiste et nous savons plus d’un fort en thème qui sacrifieraient volontiers leur science à la facilité, à la robustesse et à l’expression de l’inspiration d’un Rollinat. L’auteur des Névroses a ainsi victorieusement démontré que la musique, art d’extérieur et d’impression, ne saurait être l’apanage exclusif d’un monde de professionnels ou de faux savants.
Comme Pierre Dupont, Maurice Rollinat ne se plie pas à la technique musicale. Il ne sait pas noter ses airs. Ce soin incombe à un sien ami plus versé dans les règles de la dictée musicale que lui. Mais la phrase mélodique une fois née dans son esprit prend forme, se développe et se précise d’une manière ferme et définitive lorsque Rollinat la fait fixer sur la portée par son obligeant et modeste collaborateur.
Des Névroses et de Dans les Brandes, Maurice Rollinat a tiré quelques vingtaines de pièces sur lesquelles il a fait de la musique : Les Corbeaux, aux âpres contours ; l’Aboiement des Chiens dans la Nuit, de si frissonnante allure ; le Convoi funèbre, d’une émotion si pénétrante ; le Champ de Colza, d’une tonalité fraîche et pleine de charme ; les Babillardes, d’un tour spirituel et malicieux ; les Pêchers Roses, petit ballet, aux grâces dix-huitième siècle, qui nous fait songer aux pastels de Lancret et aux trumeaux de Boucher, etc., etc.
Rollinat s’est aussi fait le complice de Pierre Dupont et de Beaudelaire, en revêtant d’un vêtement musical certaines de leurs poésies : du premier, Le Bûcheron ; du second, Madrigal triste, Tristesse de la Lune, la Mort des Amants, l’Invitation au Voyage, Recueillement, etc., et toutes ces mélodies ne font que confirmer cette opinion que si l’ermite de Fresselines est un grand poète, il est aussi un grand musicien, c’est-à-dire un noble, fidèle et sincère servant de l’Art.
Frédéric Glane.
Remarque de Régis Crosnier : L’auteur de ce texte, Frédéric Glane, a écrit dans Lemouzi de nombreux articles sur la musique, les musiciens et les chansons dans le Limousin, il est qualifié de collaborateur de la revue. Dans Le Limousin, pays et identité publié sous la direction de Jean Tricard, Philippe Grandcoing et Robert Chanaud (Presses universitaires de Limoges, 2006, 577 pages), il est indiqué page 257 : « Johannès Plantadis… sous le pseudonyme de Frédéric Glane ». Sur le site Internet de la BNF, la fiche de Johannès Plantadis (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb126320477) précise : « Naissance : 1864-01-12 à Tulle. Mort : 1922-02-23 à Paris », il est qualifié de : « Historien, Ethnologue, Journaliste, Majoral du Félibrige ». En affichant les notices, on constate qu’il est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages sur le Limousin, la Corrèze et Tulle.
N. D. L. R. – Cette série d’articles sur M. Maurice Rollinat était terminée, lorsque nous avons appris l’apparition d’une nouvelle œuvre du poète : Paysages et Paysans (Charpentier-Fasquelle, éditeur), où l’auteur retrace, avec son talent si personnel, une foule de tableaux et de scènes d’un réalisme puissant, où il interprète les sensations, les joies et les brutalités des gens de la campagne, à la fois simples et complexes. C’est une belle œuvre d’art à ajouter à tant d’autres.
POÉSIES
Suivent quatre poèmes de Maurice Rollinat :
I
LA CHÈVRE
(page 47)
II
LES CHATAIGNES
III
A TRAVERS CHAMPS
(page 48)
IV
LE PETIT PAYSAGE
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