Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Zig-Zag
N° 20 du Dimanche 6 mai 1883
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N° 21 du Dimanche 13 mai 1883
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(N° 20 du Dimanche 6 mai 1883, page 1)
ESSAIS DE CRITIQUE LITTÉRAIRE
DU RÉALISME EN POÉSIE. – M. MAURICE ROLLINAT. – LES NÉVROSES
Il y a longtemps que le réalisme s’est emparé du roman. Des esprits délicats, des critiques autorisés ont protesté avec éloquence ; mais il faut laisser faire le temps ; c’est le grand maître dans ces sortes d’éclipses littéraires.
Quant à la poésie, elle semble avoir jusqu’ici résisté à l’envahissement ; non pas que quelques versificateurs habiles dans l’art d’accoupler deux rimes, n’aient maintes fois cherché le succès au moyen d’œuvres plus ou moins malsaines. Mais le bon goût du public a bien vite fait justice du tapage qui s’est produit autour de quelques noms, et l’apaisement n’a pas tardé à provoquer l’oubli.
Et puis, il faut le reconnaître, s’il n’y a pas eu d’école, de cénacle, c’est que le chef a fait défaut. – Dans le roman, il y a un maître et des disciples : il y a tout un code rédigé par un écrivain de talent qui, depuis quinze ans, a fait trop de bruit. Je veux parler de M. Emile Zola. – En poésie, nous n’en sommes, grâce à Dieu, pas encore là. – Cela tient sans doute à ce que le vers ne s’adressant en général qu’à un groupe relativement restreint de lecteurs, la révolution était plus difficile. – Le roman, au contraire, va droit à la foule qu’il est toujours plus facile de séduire.
Un véritable poète, M. Baudelaire, était peut-être l’homme le mieux doué qu’il fût pour créer une école ; et cependant il a échoué. – Il semble que cet écrivain, qui joignait à un talent incontesté une somme de travail et d’efforts considérable, n’a quitté la bonne route que par vanité. Il ne s’est pas senti assez fort pour réussir à la suite des maîtres de la grande école romantique, et il a cru gagner la gloire en se jetant systématiquement dans un genre où il a forcé ses facultés. Il n’est pas entré dans la lutte avec l’ardeur que donne la foi en soi-même, et il a été « faux » parce qu’il n’a pas été suffisamment pénétré de ce qu’il a écrit. – Oui, les Fleurs du mal sont, comme l’a dit le poète lui-même, des fleurs « maladives » ! Mais ce qui les a fait naître, ce n’est pas, comme avec Lamartine, Hugo, Musset, la poésie lyrique, l’imagination aux grandes ailes, l’étude sincère du cœur de l’homme, le sentiment moral et l’amour passionné de la nature ; c’est la vie brutale, c’est la « sensation » au lieu de la pensée.
L’auteur s’est séparé violemment de ces grands noms. Il ne leur a emprunté que le côté plastique de leur art : la forme ; dans ses mains, l’instrument s’est transformé, le style s’est matérialisé pour ainsi dire, et si le vers est souvent bien frappé et la rime toujours riche, par contre, le sujet est toujours étrange, bizarre, l’expression toujours outrée ; les métaphores les plus cherchées, les plus singulières, les plus incohérentes, s’entassent les unes sur les autres ; les antithèses les plus disparates, les plus affectées viennent s’accoupler, et il faut au lecteur des efforts infinis pour suivre l’auteur et deviner sa véritable pensée.
Sous le prétexte d’être original, l’écrivain se montre presque toujours trivial et vulgaire, sinon constamment dans la forme, du moins toujours dans le fond. – C’est en vain que la moitié du volume porte le titre de : Spleen et idéal. – La poésie, la véritable poésie, manque, et ce n’est en définitive qu’une grossière hérésie dont s’est rendu coupable un véritable artiste.
M. Richepin « un jeune » a écrit « la Chanson des Gueux. » – C’est une œuvre dont le succès sera plus durable, parce que, à côté de la trivialité du langage et de la composition, à côté de la bassesse de certaines pièces, il y a une étude vraiment originale et une poésie réelle. – M. Richepin est sincère ; le cœur vibre chez le poète, et si l’on peut regretter qu’il ait employé le meilleur de ses forces dans une composition indigne de lui, on ne peut s’empêcher de rendre justice à des qualités maîtresses : l’émotion vraie et le sentiment de la nature.
Indépendamment de ces deux noms et de quelques autres qui ont attiré également l’attention du public lettré, il serait facile de citer nombre d’écrivains plus ou moins jeunes, plus ou moins atteints d’un petit grain de folie, qui se croient obligés de nous initier à toutes les erreurs de leur cerveau déréglé. Ils appartiennent à ce que j’appellerais la coterie néo-romantique. Ils semblent croire qu’il suffit d’être « tourmentés » comme ils le sont, et de couler dans la forme du vers les cris et les sanglots de leur « delirium tremens » pour nous faire prendre le change et nous contraindre à leur décerner le nom de poète. Le gros bon sens du public ne s’y trompe pas.
Un écrivain, qui semble se rattacher à cette école néo-romantique, vient de se révéler, c’est M. Maurice Rollinat. – Il y a longtemps que le volume des « Névroses » était attendu. Les journaux parisiens en avaient déjà parlé longuement à l’avance ; et, d’ailleurs, ce nom de Rollinat, si connu de ceux qui lisent et admirent G. Sand, était bien fait pour piquer la curiosité.
L’ouvrage a eu un grand succès de librairie. – Des vers se vendre couramment ; des vers, arrachés par le lecteur autant et plus qu’un roman de Xavier de Montépin ! c’est chose rare aujourd’hui. – C’est, en effet, une œuvre à lire.
Le volume est divisé en cinq parties : Les Ames, les Luxures, les Refuges, les Spectres, les Ténèbres. Le poète a eu tort de suivre les traditions chères à ces rimeurs dont j’ai parlé tout à l’heure, à ces écrivains aux allures excentriques, aux phrases alambiquées et bizarres, qui ne veulent être ni simples ni naturels. – Et cependant, on devine en le lisant, un vrai poète, un artiste qui a un sentiment très-vif de la nature. – Que de jolis tableaux, que de fines esquisses dans les Refuges ! Mais comme les meilleures pièces sont gâtées par un parti pris évident d’être étrange, d’être neuf ! que de fausses couleurs, quel de tons criards dans les paysages les mieux peints, les plus pittoresques ! – L’émotion se fait à peine sentir, et cependant elle existe, profonde et souvent vraie ; l’écrivain s’arrête toujours au moment où il sent sourdre en lui une pensée simple et naïve venant du cœur ; il faut que l’homme soit absent, il faut qu’il fasse place à un mannequin, à un croquemitaine armé de grands mots vides et gonflé d’idées creuses ! – C’est ainsi que le veut la jeune école, et M. Rollinat n’est pas assez sûr, assez maître de lui-même, pour savoir résister aux traditions. – Que de jolis choses, que de bons vers dans « la Nuit tombante » « le Petit Lièvre » « le Rossignol » « la Ballade des Lézards » « la Ballade de la Reine des Fourmis et du Roi des Cigales » et dans tant d’autres morceaux que je pourrais citer encore !
Mais il n’y a presque pas une de ces pièces qui ne soit défigurée comme à plaisir par une idée fixe : celle de sacrifier la grâce, la naïveté, le naturel, le sentiment le plus vrai à je ne sais quels moyens littéraires, empruntés à Edgard Poë ou à Charles Baudelaire.
(La fin à dimanche)
Un Rhétoricien masqué.
(N° 21 du Dimanche 13 mai 1883, page 2)
ESSAIS DE CRITIQUE LITTÉRAIRE
DU RÉALISME EN POÉSIE. – M. MAURICE ROLLINAT. – LES NÉVROSES
Suite et fin.
– Et que dire de ce réalisme inqualifiable que l’auteur a jeté à pleines mains, et comme de gaîté de cœur, dans « la Belle Fromagère » « la Vache au Taureau », etc. ? – Certes, si tout le livre était écrit sur ce ton, on le fermerait bien vite pour ne plus le rouvrir.
Les meilleurs vers du poète se trouvent peut-être dans les « Spectres » et dans les « Ténèbres ». Mais là aussi se rencontrent les plus mauvais. L’auteur s’est torturé l’esprit, ce semble, pour inventer les sujets les plus baroques, et il les donne en pâture au lecteur avide d’émotions saugrenues. C’est de la fantaisie noire et lugubre ; les mots les plus disparates, les plus barbares, les plus « convulsifs », se heurtent et s’entremêlent pour frapper l’imagination et les « nerfs » du lecteur ; et puis, quel abus du néologisme ! On dirait que la jeune école se fait un malin plaisir de forger et de forger sans cesse des mots nouveaux, comme si la langue française depuis trois siècles, avec Pascal, Voltaire et Hugo, n’est pas devenue la plus belle que l’on puisse parler !
« L’enterré vif » ! quel joli thème de poésie, et comme il est traité en termes galants ! Le soi-disant mort est étendu dans son cercueil, et le poète de dire :
Et les porteurs narquois, sous la nue en fournaise,
Calcinant les toits et le sol,
Marmotteront : « Tu vas fermenter à ton aise
Et charogner dans ton phénol. »
Et quel rondeau que celui du « Guillotiné » !
Flac ! Le rasoir au dos de plomb
Vient de crouler comme une masse !
Il est tombé net et d’aplomb :
La tête sautille et grimace,
Et le corps git tout de son long.
Sur le signe d’un Monsieur blond,
Le décapité qu’on ramasse
Est coffré, chargé : c’est pas long !
Flac !
Le char va comme l’aquilon,
Et, dans un coin où l’eau s’amasse
Et que visite la limace,
Un trou jaune, argileux, oblong,
Reçoit la boite à violon.
Flac !
Je ne veux pas multiplier les citations. Mais cependant je ne puis m’empêcher de reproduire les quatre vers suivants, qui peignent le jeune auteur mieux que je n’aurais pu le faire :
Je suis tout à la pluie ! A son charme assassin,
Les vers, dans mon cerveau, ruissellent comme une
onde ;
Car pour moi, le sondeur du triste et du malsain,
C’est de la poésie atroce qui m’inonde !
Dans un article publié, il y a plus d’un an, M. Barbey d’Aurevilly avait fait pressentir le nouveau poète.
Avant de faire imprimer son livre, c’est M. Barbey d’Aurevilly qui nous l’apprend, M. Rollinat « un jeune homme de gracile élégance, de pâleur plus distinguée que sépulcrale, aux traits fins, beaux et purs » avait obtenu le plus vif succès à Paris en débitant lui-même ses vers. « Il est musicien comme il est poète, dit M. Barbey d’Aurevilly, et ce n’est pas tout ; il est acteur comme il est musicien. Il joue ses vers ; il les dit et il les articule aussi bien qu’il les chante. »
L’auteur d’Une Vieille maîtresse n’hésite pas à le proclamer supérieur à Baudelaire et à Poë « par la sincérité et la profondeur de son diabolisme. » – Ni Baudelaire ni Poë n’ont eu au même degré dans leurs pensées, c’est encore M. Barbey d’Aurevilly qui parle, « l’accent trembleur du visionnaire qu’a toujours dans les siennes Rollinat, ce hanté de tout et cet épouvanté de tout, devant les visions immatérielles et intangibles qu’il met derrière toutes les choses da la vie ! »
M. Barbey d’Aurevilly, tout en reconnaissant que la poésie de nos jours est gâtée dans sa source, a une explication charmante, et naïve à l’aide de laquelle il essaie de relever et de rehausser le débutant. – Il semble gémir de ce que tout, en ce moment du XIXe siècle, « est plongé dans un matérialisme qu’on ne sait plus, pour peu qu’on respecte sa langue, comment nommer. » Mais il se hâte d’ajouter que les Poë, les Baudelaire, les Rollinat ont « l’horreur instinctive de cette fange dont ils veulent dégager leurs pieds divins. » – « C’est alors, dit-il, qu’ils se rejettent aux nervosités de la nature humaine, car les nerfs sont plus spirituels que la chair. » Il faut les absoudre, « parce qu’ils sont moins des matérialistes que des nerveux, et que leur poésie remonte par les nerfs – ces subtils fils conducteurs – vers la spiritualité céleste. »
J’avoue ne rien comprendre, je m’empresse de le confesser, à ce galimatias puéril, et je pense que c’est mal défendre ces trois poètes que de chercher pour eux les circonstances atténuantes dans je ne sais quelle maladie morale ou physique qu’on veut bien décorer d’un mot nouveau : « la nervosité ». Quand des hommes sont atteints de la sorte, je ne puis m’empêcher de les plaindre bien sincèrement, mais je me demande toujours si leur cas ne relève pas plutôt de la pathologie que de la critique littéraire.
Et puis, qu’il me soit permis de placer ici une dernière réflexion, que je soumets humblement à la sagacité de mes lecteurs, si j’en ai. J’ignore si Paris a le don de troubler les cerveaux poétiques déjà mal équilibrés. Mais ce que je sais, c’est que maints et maints provinciaux, obscurs comme moi, ont conservé un culte sincère pour les nobles et belles choses, pour les saines traditions et pour le respect de la langue. Ce que je sais, c’est qu’ils relisent sans cesse Montaigne, Régnier, Pascal, Corneille, Racine, Lafontaine, Molière, Bossuet, Fénelon et Voltaire, et qu’ils savent aussi admirer, comme ils le méritent, les Chénier, les Hugo, les Lamartine, les de Vigny, les Théophile Gautier, les de Laprade, les Sully-Prudhomme, parce que ces grands écrivains, tout en se révélant comme des novateurs hardis, des révolutionnaires en littérature, ont toujours montré l’homme tel qu’il est, sans chercher jamais à le rabaisser, et qu’ils ont constamment puisé leurs inspirations aux sources les plus pures.
Le plus osé de tous, le plus indépendant, celui qui laissera le plus grand nom parmi les poètes de ce siècle, Victor Hugo, a dit : « Une limite infranchissable sépare le réalité selon l’art de la réalité selon la nature (l). » Voilà la pensée profonde et vrai que n’a pas craint de proclamer un poète illustre, qui a jeté à bas cependant toutes les théories, toutes les contraintes poétiques et tous les systèmes littéraires.
Un Rhétoricien masqué.
(1) Préface de Cromwell.
Remarque de Régis Crosnier : L’auteur écrit : « Dans un article publié, il y a plus d’un an, M. Barbey d’Aurevilly avait fait pressentir le nouveau poète. » Il s’agit de l’article « Rollinat – Un poète à l’horizon ! » paru dans le n° 17 de Lyon-Revue de novembre 1881 (pages 629 à 635), puis dans Le Constitutionnel du 2 juin 1882, page 3, et dans Le Parnasse du 15 juin 1882, pages 4 à 6.
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