Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Voltaire
Samedi 25 novembre 1882
Page 1.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
ROLLINAT
Tel est le nom du poète que la chronique littéraire du jour entend mettre en pleine lumière, il le mérite. Le Voltaire y veut donner la main, c’est son devoir et je suis heureux d’avoir vous parler ici de mon ami Rollinat, poète de l’avenir.
Il y a longtemps déjà que vous autres, qui sommes jeunes encore, nous connaissions Rollinat : il y a longtemps qu’il avait conquis sa célébrité parmi nous. Déjà, en mars dernier, mon collaborateur Gustave Vautrey avait, ici-même, dans une chronique sur les jeunes, écrit ceci :
Rollinat, le poète macabre, qui nous fait assister aux visions de Troppmann ou nous dit les impressions de la cuvette d’une mondaine ou encore nous joue sa musique si étrange, derrière laquelle on perçoit un certain au-delà, qui donne le frisson. Quand une fois on a entendu Rollinat, on ne l’oublie plus. Il a la voix et le geste de ses vers, ce qui est fort rare. Le public le jugera, quand auront paru ses Névroses, qui seront comme les fleurs du nouveau mal.
Ce n’est donc pas une découverte qu’on a faite, c’est une constatation ; ceci seulement a pu nous étonner, c’est qu’elle fût si tardive.
La faute en est peut-être à Rollinat lui-même ; il s’est peu produit ; pour le seul volume qu’il ait publié : Dans les brandes, il a manqué d’audace, ne livrant au public que les plus doux de ses vers, les plus timides, devrais-je dire, et ne conservant que pour un petit cercle de camarades les poèmes où se révélaient toutes les originalités hardies, toutes les forces vives de son tempérament. Le volume a passé inaperçu, et la critique n’a pas trouvé le poète dans les humbles créations de sa jeunesse.
Et pendant que les brandes s’écoulaient silencieusement sans laisser de traces, l’auteur nous lisait des vers puissants, terribles, qui nous donnaient des frissons et des cauchemars ; dois-je le dire ? c’était peut-être plus encore le ton, la physionomie, le geste du lecteur, qui nous prenaient aux entrailles que l’œuvre elle-même.
Pour qui connaît M. Rollinat, cela s’explique, il n’est point d’artiste à Paris qui puisse en jeter comme lui l’impression dans l’âme des auditeurs.
M. Rollinat est un terrifié ; ce n’est point qu’il ait peur réellement : je crois qu’il braverait facilement un grand danger ; mais il est terrifié par les chimères qui le hantent : il se forge des terreurs incompréhensibles pour nous, des moindres incidents de la vie ; une lueur blanche au fond d’un bois prend à ses yeux des proportions énormes et devient un fantôme qui lui fait perler la sueur au front.
C’est là une question de tempérament, de nervosité, et le titre de son prochain livre : Les Névroses, est bien le seul qui convienne à l’auteur et à l’œuvre. Il semble que Rollinat soit le produit d’une époque ou, – mon ami Hepp vous le répète chaque jour, – le nervosisme est roi : à l’imitation de son maître Baudelaire, qui fit les Fleurs du mal, on devrait intituler : Fleur de nerfs un article sur le poète que le Voltaire fait mieux connaître aujourd’hui à ses lecteurs.
Donc, il est avant tout acteur, – je ne dis pas comédien, – non par art ou par étude, mais par tempérament, et l’impression qu’il produit sur vous est si forte que lorsqu’il contracte ses traits, assombrit ses yeux, et crie d’une voix gutturale : « J’ai peur », vous pâlissez et vous avez peur avec lui.
Est-ce à dire que son œuvre ne soit pas belle et puissante ? Point : le vers de Rollinat est martelé de main de maître, et son harmonie sauvage donne bien cette impression d’horreur qui caractérise le poète.
Nos lecteurs en jugeront d’ailleurs par la pièce que nous publions plus bas.
Maurice Rollinat est né à Châteauroux, fils d’un ancien représentant du peuple en 1848 ; il a été élevé sur les genoux de Mme Sand qui corrigea ses premiers essais poétiques. Un peu avant la guerre, il vint chercher fortune à Paris et, entraîné par son caractère, il fut d’abord employé aux décès, dans une mairie ; peu après il sollicitait le poste de secrétaire de la Morgue, et ne l’obtenait point, mais entrait dans une administration des pompes funèbres.
Je me souviens de lui à cette époque ; sa tête disparaissait entre un chapeau gibus de laine noire qui lui donnait un faux air d’agent de police et le col d’un immense mac-ferlane blanchi par l’usure ; une longue pipe « terriblement en deuil », comme il disait, émergeait seule : nous allions chez lui alors, rue Saint-Jacques ; on s’asseyait par terre, faute de sièges ; il y avait là Richepin, Bouchor, Goudeau, Ponchon, Harry Alis, G. Lorin, Ch. Cros et quelques autres, – puis, plus tard, Guy de Maupassant et Champsaur, parfois notre pauvre ami Gill, – on disait des vers, toute la nuit, en buvant de l’eau, de l’eau pure ; les autres consommations étaient trop chères !
Depuis il a beaucoup travaillé : « les Névroses » vont bientôt nous être données par l’éditeur Charpentier ; vous y trouverez entre autres poèmes, le Soliloque de Tropmann, la Légende du Guillotiné, l’Amante Macabre, Mlle Squelette ; je vous recommande de ne les lire point le soir en vous couchant si vous voulez dormir tranquilles.
Rollinat est musicien aussi ; il met en musique ses vers ; il a mis en musique certaines pièces de Baudelaire ; ses compositions sont nerveuses comme lui et frappées au même cachet original d’horreur.
Je veux, avant de terminer, être agréable à ce poète, mon ami, et dire que le bruit qui se fait depuis peu autour de son nom l’embarrasse déjà ; il sait qu’à ses côtés sont d’autres poètes d’égal talent, à qui il ne manque, pour éveiller l’attention, que le coup d’aile d’une grande artiste ; il se plaint qu’on n’ait parlé que de lui et qu’on ait oublié Emile Goudeau, qui, en créant les hydropathes, lui a permis de se faire connaître à nous ; Emile Goudeau, qui est peut-être l’écrivain le plus original du moment, et F. Crésy, et d’Haraucourt, Gustave Vautrez, et bien d’autres qui donnent leurs œuvres à de petits journaux inconnus et qu’un hasard heureux n’est point venu tirer de l’ombre.
Au fond, je crois, personnellement, que le talent finit toujours par percer à la lumière du soleil des lettres, et que le bonheur qui est arrivé à Rollinat viendra bercer, à leur tour, d’un destin favorable, ses émules et ses amis.
Guillaume Livet.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – L’extrait de Guillaume Vautrey cité en début de ce texte provient de l’article « Ces poètes ! » paru dans Le Voltaire du 29 mars 1882, pages 1 et 2.
– 2 – L’auteur indique : « Nos lecteurs en jugeront d’ailleurs par la pièce que nous publions plus bas. » Il s’agit du poème « Le Corbeau d’après Edgar Poe » qui n’est pas à proprement parlé un texte de Maurice Rollinat, mais une traduction.
– 3 – Guillaume Livet écrit : « il a été élevé sur les genoux de Mme Sand qui corrigea ses premiers essais poétiques ». S’il est exact que son père était un grand ami de George Sand et que Maurice Rollinat l’a rencontrée étant jeune, l’expression « élevé sur les genoux » est abusive. Quand à la correction des premiers essais poétiques, George Sand lui a simplement donné des conseils.
– 4 – Maurice Rollinat s’est installé à Paris en juin 1871, c’est-à-dire juste après la guerre (et non avant).
– 5 – L’auteur écrit : « entraîné par son caractère, il fut d’abord employé aux décès, dans une mairie ; peu après il sollicitait le poste de secrétaire de la Morgue, et ne l’obtenait point, mais entrait dans une administration des pompes funèbres. » En réalité, Maurice Rollinat chercha dès son arrivée à Paris, à trouver une place à l’Hôtel de Ville de Paris avec l’aide de George Sand mais ce ne fut pas possible tout de suite. En 1871, il fut quelque temps employé de bureau de la compagnie du P.L.M., rue Rambuteau (voir Régis Miannay, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, page 78, note 36). Ce n’est que début mai 1872 qu’il entre à l’Hôtel de Ville de Paris comme auxiliaire, au Bureau provisoire de liquidation des indemnités de guerre (id., page 70). Il passe à la mi-mai le concours de commis auquel il est reçu. Il est nommé le 15 septembre 1872, à la mairie du septième arrondissement, au service de l’état-civil. Il y restera jusqu’en 1877. (Voir également la chronologie de sa recherche d’emploi à travers sa correspondance, publiée par Régis Crosnier dans le Bulletin de la Société « Les Amis de Maurice Rollinat », n° 52 – Année 2013, pages 140 à 142.)
– 6 – Guillaume Livet écrit : « Je me souviens de lui à cette époque ; (…) nous allions chez lui alors, rue Saint-Jacques ». Maurice Rollinat n’a habité rue Saint-Jacques qu’à partir de 1875. Il faut donc distinguer la période de recherche d’emploi en 1872 et celle des réunions que l’on peut situer entre 1875 et 1877. Quant aux noms cités, est-ce que Maurice Rollinat a reçu tous ces gens-là à son domicile ? personnellement, j’ai des doutes sur Guy de Maupassant et Félicien Champsaur.
– 7 – L’auteur indique dans l’avant-dernier paragraphe, que d’autres poètes mériteraient d’être mis en valeur, comme Émile Goudeau. Guillaume Livet consacrera à celui-ci un article dans Le Voltaire du 3 décembre 1882, pages 1 et 2.
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