Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Temps
Mardi 3 novembre 1903
Page 3.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
AU JOUR LE JOUR
Le suicide de Maurice Rollinat
(LETTRES INÉDITES)
Quelques chroniqueurs persistent à prendre, pour sujet de leurs récits, la fin de Rollinat, qu’ils tiennent absolument à nous montrer agonisant parmi des crises de démence. C’est fort pittoresque ; mais pareille cruauté dans l’erreur blesse les amis fidèles du poète, et nous devons, à la demande de quelques-uns, rapporter la vérité. Maurice Rollinat s’est suicidé. Nous avons dit déjà ce qu’il convenait, touchant la mort de sa compagne, qui, se croyant mordue par un chien enragé, tua de ses propres mains la malheureuse petite bête dans une minute d’affolement, et succomba peu après elle-même, tandis qu’à l’Institut Pasteur l’autopsie du corps de l’animal ne révélait aucune trace de poison.
Maurice Rollinat fut affecté cruellement par ce drame effroyable. Il souffrait depuis longtemps d’un mal profond qui le dévorait. Ses forces diminuaient rapidement. Sa compagne disparue, il eut des accès de désespoir, se désola sur sa déchéance physique, et les conseils affectueux des amis chez lesquels il avait trouvé asile, à Limoges, furent vains : il se frappa d’une balle de revolver qui traversa le menton, la bouche, brisa le palais et sortit au-dessus des narines. On le transporta discrètement à Ivry, où les soins les plus assidus lui furent prodigués. On le crut mieux. Lundi matin, le docteur Moreau de de Tours pénétra dans sa chambre :
– Eh bien ! vous voulez donc guérir ?
Il sourit ; les paupières lourdes, relevées doucement, découvrirent ses prunelles déjà noyées de brume ; il se dressa légèrement, et répondit :
– Oui, j’ai passé une bonne…
Il n’acheva pas. Sa tête fatiguée retomba ; il eut un petit sanglot d’enfant, et il mourut.
M. Armand Dayot, qui fut l’un de ses intimes, se rendait avant-hier chez Rodin, tant au nom de quelques amis qu’au sien propre. Et il demandait au grand sculpteur de bien vouloir exécuter un buste de Maurice Rollinat. Rodin refusa :
– Non, dit-il, car je ne pourrais représenter comme il convient ce rare artiste qui m’impressionna tant, sans l’avoir eu pour modèle, vivant, sous mes yeux. J’avais plusieurs fois insisté pour qu’il posât devant moi ; il se déroba toujours. Il est parti ; maintenant c’est trop tard !
» Mais cette semaine, tout agité par sa mort, j’ai commencé sans but et pour moi-même, un bas-relief que son talent prodigieux m’inspira. Voici l’esquisse… »
M. Dayot regarda l’œuvre de Rodin, encore imparfaite et cependant si puissante ; il regretta moins alors que Rollinat eût disparu sans avoir permis à l’artiste de fixer ses traits, puisque cette ébauche lui montrait que la troublante personnalité de l’ami mort serait traduite avec intensité dans ce marbre : le poète angoissé, étreint ses tempes à deux mains, et s’épouvante aux audaces de son rêve.
Les meilleurs camarades de Rollinat furent encore Gustave Geffroy, Eugène Carrière, Georges Coulon, Claude Monet, Charles Frémine, Maurice Hamel, Lucien Descaves, Octave Mirbeau, Rodin, Ernest Forichon, Maurice Mæterlinck, Octave Uzanne, Joseph Montet, Detroy, tous ses passionnés admirateurs. Par leurs soins ce monument s’édifiera sans doute, l’an prochain, sur la tombe creusée, hier, dans le cimetière de Châteauroux, et grâce à leur piété, Rollinat ne s’évanouira point ainsi que ce fantôme qu’il évoquait, « perdu dans le brouillard nocturne ».
Puis, quelques-uns de ses amis fidèles réaliseront peut-être un autre projet : ils réuniront en un volume les lettres que Rollinat écrivait de Fresselines, et qui sont en effet très belles. M. Armand Dayot en relisait tout à l’heure, avec émotion, devant moi, certaines qui sont d’un accent très personnel et d’une couleur intense. Rollinat laissait courir sa plume fiévreusement, et les mots tombaient pressés sur les feuillets bientôt garnis en long, en large, en travers, sans une rature. Quelle rare franchise d’expression et quelle pureté de verbe ! Mais comme le mal qui devait emporter le poète, son inquiétude de la mort, son effroi devant le mystère s’y trouvent traduits à chaque page !
M. Armand Dayot m’a permis de transcrire certains de ces billets. Celui-ci d’abord, où sa tristesse et sa lassitude sont plaintivement évoquées :
Je suis navré de la mort de votre pauvre petite fille : de tout mon cœur, je souffre avec et pour vous, mais je ne songe pas à vous consoler devant un événement si lamentable ; je ne puis que vous exhorter à cet humble courage qui est comme la patience indéfinie de la tristesse, et qui fait du chagrin la philosophie du regret.
Ah ! si je pouvais faire passer en vous un peu de ma résignation funèbre ! Elle perpétue mes souvenirs dont elle tranquillise l’évocation, et c’est grâce à elle que tous mes chers disparus m’accompagnent doucement comme des pensées familières.
Je suis profondément touché de votre excellente lettre et je vous en remercie bien affectueusement. Quand irai-je à Paris ? Je ne sais trop ; je suis ici selon mes goûts dans la solitude ! – Et puis, il me faut la vision du plein ciel, des arbres et de l’eau. Et de quelle rivière, de quels arbres : encavés ravineusement au fond d’un paysage de roches, si effacé, si mort, dans un murmure que je ne sais pas au juste s’il couvre le bruit du silence ou le silence du bruit. C’est là, dans ce site couleur de ruines, que je creuse et recreuse les sujets entamés qui braillent à ma poursuite. J’y fais des ruminants pèlerinages, des haltes obsédées, et je n’en sors guère, le plus tard possible, que pour rentrer dans mon gîte non moins mystérieusement.
Voilà mon existence, et ma santé, s’en trouve bien. D’ailleurs, je n’ai pas la préoccupation de la renommée : j’abandonne cette denrée vide, et je laisse brouter l’égoïsme de ma pensée dans le bon coin de la fantaisie. Je ne travaille que pour moi, plutôt par hygiène morale que par besoin d’esprit ; je ne songe donc pas, de longtemps encore, à aucune espèce de publication nouvelle, et je me contente de manuscrire consciencieusement, au jour le jour, sans nul souci de l’avenir.
Vous me dites que Vierge goûte mon art. Tant mieux ; j’en suis très honoré, car j’ai une sincère admiration pour ce grand aquafortiste qui compose du songe à la façon d’un visionnaire, et qui met dans chacune de ses œuvres ce surgissement blafard et brun de l’apparition fantastique…
Cette autre lettre, écrite un peu plus tard (novembre 1897) et que domine l’incessante obsession de son mal :
Mon cher vieux,
… Je ne vais pas trop mal, grâce à mon régime que je suis avec la plus stricte méticulosité. J’ai repris un peu mon travail que j’entremêle sans fatigue à mes pêches toujours pratiquées avec un nouveau plaisir et dont le charme constant interrompt la fréquente infructuosité.
En somme, tout compte fait de mes souffrances, épreuves, désillusions, j’ai encore du goût et de la curiosité à vivre au milieu des choses éternelles, apaisé par la solitude, distrait et consolé par la monotonie même de mon petit tran-tran et de mes occupations poético-piscatoresques.
Hélas ! pourquoi faut-il que tout d’un coup la mort d’un ami vienne attrister mon séjour et désoler mon souvenir ? Pauvre Béthune ! Lui, si affectueux, si délicat, si fidèle. Me voilà pour longtemps du noir dans la pensée. Je vais être assailli d’images funèbres, car je suis ainsi fait : mes évocations lugubres sont involontaires et je les vis comme des réalités. J’évite les vivants mais je ne peux esquiver les morts…
Plusieurs mois après, la haute conscience de Rollinat, sa probité littéraire, son dédain de la renommée y sont brièvement mais fermement marqués :
Mon cher vieux,
… Je suis bien heureux de ce que tu me dis de mon livre. Oui, c’est vrai ! J’ai travaillé de toutes mes forces de nerfs et de pensée ; je suis toujours allé jusqu’au fin bout de mes efforts. Pourtant, mon livre est bien glacialement accueilli et, sans doute, on n’en parlera pas. Tant pis ! Que m’importe, puisque je n’ai conçu, exprimé, que pour faire plaisir à mon âme, jamais pour la gloire et la renommée.
Enfin ce billet, qui ne porte que cette mention : 11 octobre, et traduit les terreurs de cet âpre poète, qui, dans la solitude de la Creuse, se penchait sans cesse sur l’épouvantable abîme :
Je travaille et retravaille, et toujours en vers, car à mon avis, c’est la seule langue que le cœur, l’esprit et les nerfs puissent parler à l’unisson, et sans laquelle on ne saurait exprimer la vision de ce qui est, ou plutôt l’apparence de ce qui n’est pas, puisque jusqu’à nous-mêmes, les indiscrets de la vie, tout n’est que fantôme sur la terre. Mon corps se repose, mais constamment mon cerveau rumine ; pas d’orgie de travail, cependant ; rien qu’un effort patient et soutenu par sa tranquillité. En un mot, la lente gestation du sujet choisi et la recherche à temps perdu du sujet qui échappe.
Avec un labeur pareil, moitié végétant, moitié raisonné, je vois de jour en jour se creuser davantage mon épouvantable Abîme humain ; je dis épouvantable, car, en vérité, parfois j’ai eu peur en osant telle pensée, telle image, tel mot qui me démasquaient trop à moi-même. N’importe, j’irai jusqu’au bout de cet aveu souterrain qui peut être celui de tout homme tentable, j’ai confessé mon propre venin et par l’induction de la si triste expérience j’ai raconté celui des autres.
Par ce temps d’Art Industriel et de manie romancière, on trouvait déjà les Névroses un livre trop sinistre et d’une trop gênante vérité : je n’ai donc aucune illusion à me faire sur le sort de mon œuvre actuelle, qui paraîtra, quand ? je l’ignore, étant donné que je corrige toujours, que je suis retardé par la critique de ma conscience, et qu’en somme préférant la qualité à la quantité, je ne vois rien qui me presse…
Toutes ces lettres – et deux ou trois amis encore en possèdent de bien curieuses – exposent sa souffrance de chaque minute. Il n’avait pas trouvé le repos à Fresselines ; il ne l’eût trouvé nulle part. Il avait rencontré là-bas un bon et brave curé, le compagnon qui venait volontiers s’asseoir à sa table et calmer son désespoir. Soudain, vers la fin du repas, il se dressait, pris de sa rage de sarcasme, et clamait des vers érotiques qui stupéfiaient les convives. La vieille servante s’enfuyait dans sa cuisine, craignant le diable. Le digne curé se signait et protestait doucement :
– Oh ! monsieur Maurice ! Monsieur Maurice…
Alors il redevenait soudain conscient :
– Pardon, murmurait-il, pardon !
Et il se précipitait sur son piano, la chevelure secouée, les yeux dolents tournés vers le ciel, les doigts nerveux tremblant sur les touches, gémissant un chant d’église de sa voix lamentable qui vous prenait aux entraille : Parce Domine. Le curé de Fresselines pleurait. Il pleurera longtemps encore.
RAOUL AUBRY.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Raoul Aubry est un pseudonyme utilisé par Félix Lenclud, journaliste et critique théâtral, né le 6 juillet 1872 à Mirande (Gers) et décédé le 27 février 1915 à Paris (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb10840795t). Sous la signature « F. Raoul-Aubry », il avait publié dans Les Annales politiques et littéraires n° 822 du 26 mars 1899, page 200, un article intitulé « Indiscrétions Littéraires » dans lequel il annonçait la parution du livre de Maurice Rollinat Paysages et Paysans et parlait de la manière dont le poète interprétait ses vers.
– 2 – La compagne de Maurice Rollinat (Cécile Pouettre) n’a pas tué « de ses propres mains la malheureuse petite bête dans une minute d’affolement ». Cécile Pouettre n’est pas morte de la rage. Les analyses faites à l’Institut Pasteur ont montré que le petit chien Thopsey qui l’avait mordue, n’était pas « enragé ». Entrée le 23 août 1903 dans une maison de santé située au 130, rue de la Glacière à Paris, elle décède le 24 août 1903 (voir Émile Vinchon, La vie de Maurice Rollinat, 1939, page 283). Les causes du décès ne sont pas connues mais sont certainement liées au fait qu’elle prenait de la morphine pour ses douleurs. Il est exact que Maurice Rollinat a été très affecté par ce décès.
– 3 – Maurice Rollinat s’est bien tiré une balle de révolver, mais cet acte n’est pas la cause de son décès. Le Docteur Dheur, médecin-adjoint de la maison de santé d’Ivry où Maurice Rollinat est décédé le 26 octobre 1903, a rompu le secret médical, certainement pour couper court à tous les faux bruits qui couraient, dans l’article « La mort de Rollinat » paru dans Le Matin : derniers télégrammes de la nuit du 3 novembre 1903, page 2, où on peut lire : « Il est exact que Rollinat se tira une balle dans la tête. Ce fut quelque temps avant d’entrer ici. Profondément affecté par une attaque d’entérite, il voulait se détruire. Mais le projectile, de six millimètres seulement, ressortit par une des fosses nasales, après avoir traversé la voûte palatine. Il en résulta une hémorragie peu grave. Lorsque Rollinat entra chez nous, la blessure était complètement cicatrisée. Il est aussi inexact de dire que Rollinat est mort dans un accès de folie que de prétendre qu’il a succombé aux suites de sa tentative de suicide. En réalité, Rollinat n’a jamais été privé d’aucune de ses facultés mentales. Il est mort d’un marasme physiologique contre lequel aucuns soins ne pouvaient prévaloir. »
– 4 – Lorsqu’Auguste Rodin dit « Mais cette semaine, tout agité par sa mort, j’ai commencé sans but et pour moi-même, un bas-relief que son talent prodigieux m’inspira. Voici l’esquisse… », il montre vraisemblablement à Armand Dayot le plâtre intitulé « Dernière vision » également connu sous les titres « Étoile du matin » ou « Avant le naufrage ». Celui-ci date de 1902 ; sa description figure dans la base Joconde. La conception de cette œuvre est donc bien antérieure au décès de Maurice Rollinat, même si Auguste Rodin a voulu faire croire qu’il venait de la créer. La phrase « le poète angoissé, étreint ses tempes à deux mains, et s’épouvante aux audaces de son rêve », va être le point de départ de beaucoup d’interprétations et de descriptions du bas-relief, mais portant souvent sur le thème « le poète et sa muse ».
– 5 – Lorsque Maurice Rollinat écrit « Vous me dites que Vierge goûte mon art. », fait-il allusion à Daniel Vierge (1851 - 1904), surtout connu comme dessinateur et illustrateur ?
– 6 – À la place de « mon petit tran-tran », il faut bien évidemment lire « mon petit train-train » (cette lettre a été publiée en intégralité dans Fin d’Œuvre, pages 305 à 307, datée du 9 novembre 1897).
– 7 – Maurice Rollinat utilise l’adjectif « piscatoresque » vraisemblablement dérivé du nom latin « piscator » qui se traduit par « pêcheur ».
– 8 – Gaston Béthune est décédé le 26 octobre 1897.
– 9 – « Cette autre lettre, écrite un peu plus tard (novembre 1897) » a été publiée en intégralité dans Fin d’Œuvre, pages 305 à 307, datée du 9 novembre 1897.
– 10 – La lettre de Maurice Rollinat à Armand Dayot commençant par « Mon cher vieux, (…) jamais pour la gloire et la renommée. » a été écrite le 25 avril 1899 à Paris (une copie manuscrite est détenue à la médiathèque Équinoxe (Châteauroux - Indre), dossier « Maurice Rollinat – Correspondance II »).
– 11 – Raoul Aubry écrit : « Enfin ce billet, qui ne porte que cette mention : 11 octobre, (…) ». Cette lettre a été publiée intégralement dans Fin d’Œuvre, pages 252 à 254, avec la date « Jeudi 11 décembre », ce qui correspond à l’année 1884.
– 12 – Cet article a été reproduit à l’identique dans le Journal de Charleroi (Belgique) du 4 novembre 1903, page 1. De larges extraits ont été publiés dans Gil Blas du 3 novembre 1903, page 3, rubrique « Chez les autres ». Plusieurs journaux en France et en Belgique, ont repris le début du texte avec comme titre « Le suicide de Maurice Rollinat ».
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