Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Temps
Mardi 6 mars 1883
Page 3.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE
(…)
M. Maurice Rollinat a publié, il y a six ans, un premier volume de vers intitulé : Dans les Brandes, mélancolique comme les marais du Berry et maladif comme leur végétation. On y avait remarqué un sentiment sincère de la campagne – bien que déjà d’une expression un peu forcée – et une science remarquable de quelques-uns des vieux rythmes qui ont été remis en honneur en ce siècle-ci. M. Rollinat fait à ravir le rondel, ce petit poème illustré par Charles d’Orléans, que Littré confond avec le rondeau et que la nouvelle école distingue avec raison ; car, du moment que l’on possède deux formes différentes de poème et deux mots différents aussi pour les désigner, ce serait pousser trop loin la haine de la clarté que de s’obstiner à ne pas accorder à chacune une existence individuelle. Cette double veine se retrouve dans son nouveau volume. Les morceaux les mieux venus sont des paysages ou des scènes champêtres, et, comme exemple de ses rondels, je citerai ce petit tableau de fin d’automne : La mort des fougères :
L’âme des fougères s’envole :
Plus de lézards entre les buis !
Et sur l’étang froid comme un puits,
Plus de libellule frivole !
La feuille tourne et devient folle,
L’herbe songe aux bluets enfuis.
L’âme des fougères s’envole,
Plus de lézards entre les buis !
Les oiseaux perdent la parole.
Et par les jours et par les nuits,
Sur l’aile du vent plein d’ennuis,
Dans l’espace qui se désole
L’âme des fougères s’envole.
Je me hâte de dire que ce ton simple et juste est exceptionnel dans les Névroses. Il n’apparaît çà et là que comme un témoin de ce qu’aurait été l’originalité du poète si la passion du factice ne l’avait tuée. Mais vous pensez bien que ce ne serait pas la peine de s’appeler les Névroses si l’on devait rester sous l’angle du sens du commun. Cette nature déjà maladive de Dans les Brandes, M. Rollinat l’a soumise au régime de la serre, et ce qu’elle est devenue est un cauchemar assez bien conditionné. Qu’il soit satisfait ! On n’est pas plus bizarrement lugubre ou plus lugubrement bizarre. Les pourrissoirs antiques étaient des lieux de plaisance auprès du monde qu’il s’est arrangé.
D’abord, ce qui y domine, ce sont les marais hérissés de « végétaux convulsés » et les « horribles étangs » qui appellent à la rime les « reflets inquiétants ». Les arbres y ont l’aspect de fantômes ; les coquelicots y sont colorés « de la pourpre des assassinats » et l’honnête broderie de verdure sous laquelle courent les ruisseaux y devient :
La courbure agressive et l’échevèlement
Epouvantable de la ronce.
Naturellement, cet aimable paysage est à peu près exclusivement habité par des bêtes malfaisantes. Les aspics, vipères, couleuvres, serpents de toutes sortes,
Onduleux chapelets de vertèbres qui rampent,
y sont plus nombreux que dans le désert au temps où le Seigneur châtiait les Israélites, et les crapauds sont spécialement chargés de la musique. Par suite d’un accident que les journaux ont passé sous silence, tous les chats y sont enragés. Le poète s’y promène de préférence vers minuit, à l’heure où les chats-huants sanglotent au milieu des ruines, où les orfraies « clapotent dans un vol anxieux », quand les spectres chevauchent sur les rayons de la lune et quand la peur prend l’homme aux cheveux. Parfois il mène aussi sa muse en ville ; il la conduit alors à la Morgue et dans d’autres lieux où je m’abstiendrai de la suivre.
Sur un si noir théâtre, les personnages ne sauraient être bien réjouissants. Quelle charmante sarabande ! Les poitrinaires y donnent la main aux hypocondriaques, les « bourreaux monomanes » aux guillotinés, l’« amante macabre » à « mademoiselle Squelette », la céphalalgie au somnambulisme, les croque-morts aux cadavres, les gens « enterrés vifs » aux suicidés, la « buveuse d’absinthe » à la « morte embaumée »,
L’apothicaire avec une certaine gomme
Parvint à la pétrifier.
Assis à l’écart, Troppmann se livre à un long soliloque et un fou exprime ses rêves qui ressemblent passablement à ceux du poète lui-même :
Pour jardins, je voudrais deux ou trois cimetières.
Et d’horreurs en horreurs, de perversités en pourritures, on va ainsi jusqu’à ce que, impatienté d’une aussi sinistre obsession, on jette le livre.
Un vers souple et facile, mais où les chevilles qui bouchent les trous du premier jet restent trop visibles, des images neuves, des expressions bien frappées vous feront peut-être le reprendre et aller jusqu’au bout. Mais ce n’est pas impunément qu’on se contorsionne ainsi l’imagination ; les impropriétés de termes et les comparaisons hasardeuses fleurissent drues au souffle de ce carnaval. Sans s’en apercevoir M. Rollinat en arrive à parler comme les vaudevilles de Duvert et Lausanne et à dire sérieusement :
… L’été réchauffeur de déserts
Promène au fond des trous, sur l’onde et dans les airs,
Son invisible bassinoire.
Paraissant quinze jours après les contes de M. Villiers de l’Isle-Adam, les poésies de M. Maurice Rollinat éclairent d’un jour singulier l’état d’esprit d’une partie des hommes qui entrent aujourd’hui dans la seconde jeunesse. C’est pourquoi je m’y suis un peu longuement arrêté.
O ma pauvre et triste génération ! Non ! ce ne sont pas de faux blasés, comme on le leur reproche : leur mal est cent fois pire. Ce sont des cœurs noués ; n’ayant pas le sentiment en eux, ils en cherchent désespérément l’image et n’en trouvent que la caricature. En vain ils se frappent la poitrine, les sources sont aveuglées, et, inaptes an naturel, ils portent à l’affectation leurs talents oisifs. Le soleil est toujours le principe de la vie ; l’année a gardé ses quatre saisons ; les roses continuent à fleurir au printemps et les raisins à l’automne ; il y a toujours un âge où le sang bout et où les illusions grisent ; la patrie a reçu une blessure dont chacun de nous devrait souffrir jusqu’à ce qu’elle soit guérie ; une des plus grandes révolutions de l’histoire s’achève ; le monde se transforme sous nos yeux ; les spectacles propres à ébranler l’âme abondent ; il semble qu’il n’y a qu’à se tourner au vent pour respirer les émotions. Et que font-ils ? Ils sont là-bas dans leur serre atrophiante, bien calfeutrée d’indifférence, qui se battent les flancs pour s’intéresser à quelque chose et ne trouvent d’intérêt qu’à des rêveries de cabanon. Ah ! où est donc le jeune maître qui rompra le charme fatal de cette décadence, mettra en poudre d’un revers de main ce monde artificiel et ouvrira, pareille à la tranchée par où les eaux stagnantes et stériles reprennent leur cours et se remettent à vivre, une route nouvelle par laquelle les esprits qui ont besoin de recevoir l’impulsion de quelqu’un reviendront au grand air et à la santé !
(…)
PAUL BOURDE.
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