Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Soleil
Lundi 15 février 1892
Page 1.
(Lire le texte d’origine sur Retronews.)
MAURICE ROLLINAT
Un oublié ? Non, un disparu, et qui revient sur l’eau. Ce n’est que justice, car c’est un artiste, mais il fut victime, il y a quelques années, d’une exagération de réclame. C’est tout ce qu’il peut y avoir de pire pour les artistes qui jusqu’alors dédaignés se trouvent, tout d’un coup, hissés sur le pavois. Ils ressentent là quelques jours de joie surhumaine, et puis, progressivement, la vie reprend son cours normal, chacun s’en va à ses affaires, et l’idole de la veille retombe dans l’indifférence d’où elle était trop bruyamment sortie. C’est ce qui est arrivé à Rollinat. Poète de cénacle, très apprécié et très digne de l’être, il fut tiré de l’obscurité, en un clin d’œil, grâce à un chroniqueur des plus écoutés, et ce fut un dommage pour lui.
Ce ne fut pas précisément le poète qui alors remporta les suffrages, mais bien plutôt le comédien. Non seulement Maurice Rollinat faisait de beaux vers, mais il les mettait en musique, et les chantait lui-même, sans voix, mais avec une mimique et des jeux de physionomie qui ne manquaient pas d’originalité. Cela commençait d’une façon assez banale. Une fois debout et prêt à dire, il faisait tourner son binocle, au bout de l’index, et quand, d’un geste brusque, il renvoyait en arrière son épaisse chevelure noire, ça voulait dire qu’il était temps de faire silence, et que l’artiste était prêt. Que de gens ont ainsi pesé sur la misanthropie de Rollinat, que j’imagine factice, car l’auteur des Névroses avait commencé, dans le quartier, par réciter des poésies d’une gaieté folle.
Je crois que Maurice Rollinat est de la race de ceux qui savent se faire une nature. Le cénacle, pour lui, contribua à cette transformation. Pendant quelques semaines, quelques mois peut-être, il fut en possession de Paris, et je crois bien que tous ceux qui alors le recherchèrent et l’encensèrent, ne comprenaient pas grand’chose à sa poésie des choses, à son grand art de peintre, à sa divination pour ainsi dire, de la nature inanimée, et dont il traduisait, avec une harmonie pénétrante, l’action indéniable sur les organisations tendres et nerveuses. Le cabotin primait le poète et, pour son malheur, Rollinat eut son heure de cabotinage. Faut-il lui en faire un crime ? Assurément non. Qui donc, parmi les artistes, a jamais reculé devant les applaudissements immédiats ?
Il n’y eut point de réaction ; mais l’oubli arriva, ou plutôt le délaissement. Paris eut, comme toujours, besoin d’une autre idole, et Rollinat rentra, fatalement, dans le bataillon des obscurs. C’était justice, je me hâte de le dire. Ces succès-là, il faut, quand on a quelque bon sens, les laisser aux Paulus et autres grimaciers qui savent débiter tant de fadaises. Mais, quand on est producteur de marchandise poétique faite pour les connaisseurs et les délicats, l’exhibition est inopportune et quelquefois dangereuse. Je veux dire que chacun doit se tenir à sa place, et qu’un poète n’est pas fait pour les planches, à moins qu’il ne se trouve en présence de ses pairs.
Rollinat, découragé, se retira, lorsque vinrent les heures d’abandon, dans la campagne du Berry où, en vrai poète qu’il était et qu’il est resté, il travailla, dans la solitude, en se rappelant, de temps en temps, au souvenir de ses amis, par quelques poésies remarquables, d’une harmonie toute particulière et plutôt faites pour être intimement savourées que publiquement entendues. Car le poète est, en quelque sorte, un confident intime de la nature, dont il chante supérieurement les intimités, les harmonies, les métamorphoses et même, dans les heures fréquentes de pessimisme, les horreurs fantastiques, et les mélancoliques aspects. C’est tout cela que des amis et des admirateurs sincères ont réveillé, hier soir, avec le concours d’excellents artistes qui, dans l’œuvre considérable et si personnelle de Maurice Rollinat, ont su choisir d’admirables pièces de vers et les faire applaudir à outrance.
Ce n’est pas une revanche, – le poète n’en avait pas besoin, puisque sa retraite était volontaire, – mais une réparation, sur la délicate initiative d’amis véritables, heureux de remettre en évidence, un nom autour duquel trop de bruit fut fait, et un homme qui resta, en quelque sorte, la victime d’un trop vif emballement. Dans nos jours rapides et névrosés, c’est à qui perdra la notion de la mesure. Tantôt on se jette sur le talent, comme sur une proie ; tantôt on le dédaigne, avec une persistance inouïe. Lequel vaut mieux ? Je l’ignore ; mais il me semble bien que je choisirais encore le dédain, parce que rien ne doit être pire au monde que le silence, presque immédiat, après des orgies de tapage intempestives. Pour Rollinat, ce fut, en quelque sorte, la sensation du vide, et n’y comprenant rien, il disparut. Ses amis nous le rendent, et un livre nouveau, composé dans la solitude champêtre, le rappellera demain à tous ceux qui aiment les vers des bons poètes et s’en pénètrent, comme d’une musique divine. Est-ce que cela n’est pas cent fois préférable à la grosse caisse et à cette réclame grossière qui, le plus souvent, rabaisse un artiste à la taille d’un pitre ? C’est, à mes yeux, l’enseignement qui ressort de cette généreuse réparation.
Jean de Nivelle.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Jean de Nivelle est un pseudonyme utilisé par Charles Canivet, né le 10 février 1839 à Valognes (Manche) et décédé le 29 novembre 1911 à Paris, journaliste, poète et romancier.
– 2 – La soirée à laquelle l’auteur fait allusion dans l’avant-dernier paragraphe est celle du 14 février 1892 au Théâtre d’Application. Un court compte rendu de cette soirée figure dans le même journal en page 3, rubrique « Petite Gazette des Théâtres » signée Pierre Thomy.
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