Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Soir

Dimanche 17 mars 1901

Pages 1 et 2.

(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)

 

 

(page 1)

 

DEUX REVENANTS

YVETTE GUILBERT MAURICE ROLLINAT

 

Celle-là ramenant celui-ci, pour la joie d’un public d’élite, à la Bodinière, avec conférences d’Arsène Alexandre.

Deux revenants, le mot ne choquera pas la grande artiste, l’admirable poète. Une maladie, ou quelque éloignement à la campagne, c’est disparaître, c’est mourir un peu pour Paris, gouffre d’oubli où s’abiment en un jour les renommés de vingt ans.

Pour Rollinat, après les glorieuses soirées des Névroses, où Albert Wollf et Sarah Bernhardt répandaient dans la foule le nom du poète-musicien seulement connu des petits cénacles, soudain, il déserta le triomphe, pour gagner sa solitude de Fresselines, vivre avec sa rivière, son curé joyeux et ses bons chiens. C’est à peine si, depuis vingt ans, l’on a signalé les nouveaux livres dont s’est enrichie son œuvre. L’Abîme, La Nature, les Apparitions, Paysages et Paysans. Il ne faut pas se laisser oublier, lui dit-on. Il parait que des ouvrages comme ceux-ci ne suffisent pas à rafraîchir la mémoire de tant d’admirateurs du beau, dont foisonne Paris. Si Rollinat avait voulu chanter dans quelque caboulot artistique, il eut acquis des fortunes. Encore, les salons se le seraient disputé. Mais cc n’était qu’un fier poète, et toutes les « perruches pavoisées » du snobisme qui auraient fêté Rollinat à leur piano ne songent pas à couper ses volumes. Comme on approuve sa Réponse du Sage – si sage et si saine – si loin de la manière macabre des Névroses :

Un jour qu’avec sollicitude
Des habitants d’une cité
L’avaient longuement exhorté
A sortir de sa solitude :

Qu’irais-je donc faire à la ville ?
Dit le songeur au teint vermeil,
Regardant mourir le soleil,
D’un air onctueux et tranquille.

Vos noirs fourmillements humains
Courant d’incertains lendemains ?
J’aime mieux ces nuages roses.

Et je finirai dans ce coin
Mon court passage de témoin
Devant l’éternité des choses.

Rollinat a raison. Et puis Paris n’a peut-être pas tort, non plus. On a tant dit et répété que les vers de Rollinat n’allaient pas sans sa musique, et que vers et musique n’allaient pas sans Rollinat ! Tous ceux qui l’entendirent témoignent bien dans le même sens, que c’était là quelque chose d’unique – depuis George Sand, jusqu’à Barbey d’Aurevilly et Edmond de Goncourt.

Pourtant, le Rollinat que connut Goncourt était déjà « le songeur au teint vermeil », non plus celui des Névroses, brave et tourmenté : « Il a une figure toute jeune, toute rose, toute poupine, et le macabre de ses traits a disparu.il parle avec une espèce d’enthousiasme lyrique, de ses chasses, de ses pêches ; des pêches au chevaine, où, l’hiver, il casse la glace, enfin de cette vie active et en plein air qui a remplacé la vie factice, artificielle, enfermée, et sans sommeil de sa jeunesse ; vie, il n’en doute pas qui l’aurait tué. Maintenant, il ne sait plus travailler à une table. Il lui faut les chemins sauvages, sur les bords de la grande et de la petite Creuse, où il parle tout haut ses vers, où comme disent les paysans, il plaide ».

Et voici son portrait de quelques années auparavant : « Des cheveux annelés, un peu à la façon des cheveux-serpents d’une tête de Gorgone, l’œil à l’enchâssement mystérieusement profond, des yeux ombreux d’une sybille dans une peinture de Michel Ange, une beauté de lignes grecques dans un visage à la chair nerveuse, tourmentée, comme mâchonnée, et, sous cette chair une cervelle qu’on sent hantée par des pensées biscornues. perverses, macabres, ingénues, enfin, un mélange de paysan, de comédien, d’enfant ; c’est l’homme : un être compliqué, mais d’où se dégage incontestablement un charme. Quand ce ne serait que celui de cette musique littéraire de son invention ».

Dans ses Propos d’un entrepreneur de démolitions, Léon Bloy a donné un article profond sur Maurice Rollinat ; nous ne pouvons retenir, dans la brièveté d’une chronique, que quelques fragments, les moins importants ; par exemple, le souvenir d’une séance des Hydropathes : « Rollinat se mit au piano et chanta près d’une heure. Il chanta des vers de Baudelaire et quelques-uns de ses propres vers. Dès les premiers mots, je vis une chose que je ne me crevais pas destiné à jamais voir. Une foule, à la lettre, ne respirant plus, comme si les doigts de ce très savant magicien mis en contact avec les touches, faisaient couler sur nous tous qu’étions là, un fluide extatique et stupéfiant. Pour moi, je ne conçus pas que la première impression de cette musique et de cette poésie puisse jamais s’effacer de l’âme, tant elle est inattendue, violente et profonde. J’étais assis solitairement dans un coin de cette salle devenue soudainement le palais sonore du vertige, haletant, épouvanté, brisé. La musique infiniment étrange, tour à tour suave et séduisante, s’enroulait à la plus cruelle et à la plus navrée des poésies dans une étreinte et dans un enveloppement si serrés et si forts ; elles adhéraient et se collaient l’une à l’autre si tenacement, si inflexiblement, dans le centre d’un tourbillon si surhumain de clameurs, de sanglots et de prières, qu’on pouvait croire vraiment qu’à force d’intensité et à force d’art, une nouvelle espèce d’art androgyne et miraculeux, à la fois terrestre (page 2) et angélique, venait enfin combler l’implacable abîme de deux milliards de cœurs humains qui sépar la réalité du rêve… Cette musique, plus terrible peut-être, dans ses suavités que dans ses violences, cette voix de poète si navrée d’angoisse et si crucifiée – semblable à la Tristesse et à la Peur qu’une effroyable tendresse aurait amoureusement enlacées – ondulaient et serpentaient si formidablement autour de ce tas de cœurs modernes jetés par la fantaisie dans ce sous-sol banal, que l’applaudissement lui-même – cette détente nerveuse de la brute humaine ravie – ne se produisait pas immédiatement. Les nerfs enroulés autour de l’âme par cette mélodie tortionnaire, comme les entrailles du martyr de Rubens autour de son cabestan, ne se déroulaient qu’avec lenteur sur les visages blêmes et stupéfaits… Comme je le disais tout-à-l’heure, il a osé faire ce rêve de réunir – par l’infini dans la profondeur et l’intensité, en un seul art d’une espèce inconnue, deux arts aussi nettement distincts et d’y surajouter une interprétation assez puissante pour les souder et les cadenasser ensemble dans l’unité absolue de l’expression tragique. Et ces trois choses sont pour lui comme les trois rayons tordus de la foudre du vieux Pindare pour le sourcilleux Jupiter… Or, voilà précisément l’inconvénient à peu près sans remède de ce superbe effort. Rollinat ne trouve pas d’interprétateurs. Soit indocilité d’esprit, soit impuissance d’âme, personne, jusqu’à présent, n’a pu surmonter l’inexprimable difficulté de cette musique inouïe, fantastique, extra-terrestre, qui corporise le rêve et la peur à force de les exaspérer. Tout au plus arrive-t-on à dire ses vers en imitant, comme on peut, son étonnante manière. Mais qui pourra les dire comme lui avec cette voix stridente et gastralgique, ces voilements d’agonie, ces envols soudains, ces rentrées d’irrévélable angoisse et ces gestes trucidant d’homme éventré qui retient ses entrailles avant de baver son dernier soupir. Très vraisemblablement, Rollinat est condamné à demeurer pour longtemps, pour toujours peut-être, son propre virtuose. C’est sa gloire et c’est son deuil, ce qu’il y a de plus grand en lui aura le sort mélancolique de cette combinaison de mystère et de folie rêveuse qui fut l’âme chantante de Paganini, tradition bizarre et poétique qui va s’effaçant dans les hautaines et sombres encoignures de l’histoire ! »

Yvette Guilbert a-t-elle été l’interprète rêvée de cette poésie et de cette musique ? Depuis longtemps, elle cherche du nouveau, et voudrait échapper au genre qu’elle a créé, qui l’a faite célèbre, et hors de quoi les directeurs de café-concert ne voient pas de talent, c’est-à-dire de maximum. Elle a songé au théâtre, et elle est bien capable d’y réussir, tout comme Granier. Pourquoi pas ? La dernière fois que je l’entendis, c’est, il y a trois ans, à Londres. Elle disait en comédienne des chansons de Béranger. Elle jouait très dramatiquement une scène d’ivresse et de meurtre, la Soularde, je crois. Elle semblait en forte santé, heureuse, avec son mari. Avant le concert, j’avais eu le plaisir de dîner avec eux au Cecil. Et, depuis, l’artiste a traversé des mois abominables, où ses amis ne voyaient pas son nom dans un journal sans terreur. C’était des bulletins de médecins, après des années de réclames dont chacune disait un succès, une création, un engagement considérable. Aujourd’hui, Yvette recommence de chanter. C’est d’un bon présage, qu’après tant d’inepties qu’elle a fait vivre de son talent si personnel, elle veuille essayer de populariser un grand poète, qui s’est volontairement retiré de la gloire, où il entrait, il y a vingt ans. Ce n’est pas la première fois qu’Yvette Guilbert s’est essayée dans le Rollinat. Je retrouve encore dans Goncourt ce passage : « Aujourd’hui, Jean Lorrain m’a invité à dîner chez lui, et il m’a servi comme curiosité : Yvette Guilbert. Non, elle n’est pas belle. Une figure plate, un nez qui n’a rien de grec, des yeux à l’éclair sauve, des sourcils à la remontée un peu satanique, un enroulement autour de la tête de cheveux potassés, un buste aux seins attachés très bas – voilà la femme… (Yvette n’a pas de chance dans ses portraits écrits ou destinés… Toulouse-Lautrec en a fait une horreur dans une plaquette, sur le café-concert, de Gustave Geffroy). Maintenant chez cette femme, c’est, dans une animation enfiévrée du corps, une vivacité de parole tout à fait amusante. Ce qu’il y a d’original dans sa verve blagueuse, c’est que sa blague moderne est émaillée d’épithètes de poètes symboliques et décadents, d’expressions archaïques de vieux verbes comme « déambuler » remis en vigueur : un méli-mélo, un pot pourri de parisianismes de l’heure présente, et de l’antique langue facétieuse de Panurge. Et comme je la complimente de la façon intelligente dont elle a dit les vers de Rollinat, elle me dit le peu de succès qu’ils ont eu, et que, justement, dans cette soirée où elle les disait on lui a crié pendant sa déclamation : « Et la messe ! »

Ce qui n’empêche pas la tenace artiste de recommencer sa tentative.

Evidemment, elle doit avoir à lutter contre la manie de spécialisation du public. Les électeurs des Névroses, séduits par le poète des squelettes, de l’épouvante et de la mort, n’ont pas voulu connaître le grand poète de nature simple et sain qu’est Rollinat, par ailleurs. Les spectateurs qui, des années, ont applaudi une Yvette anguleuse et rosse, hésiteront à sa nouvelle manière, Qu’est-ce que ça peut bien lui faire ? Qu’elle lise tant de hautains poèmes de son nouvel auteur ; et elle se consolera de ne plus mettre « des scies » à la mode. Rollinat lui est un exempte, dans sa petite maison des champs. Elle, elle a l’hôtel maintenant. Alors ! elle a assez donné à la bêtise contemporaine. Qu’elle cherche donc parmi les poètes.

D’ailleurs, à quoi bon chercher. Elle a trouvé, avec Rollinat, pour quelque temps.

Jean Ajalbert.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – L’auteur parle des « glorieuses soirées des Névroses, où Albert Wollf et Sarah Bernhardt répandaient… » En réalité, il n’y a eu qu’une seule soirée chez Sarah Bernhardt le dimanche 5 novembre 1882, et qu’un seul article d’Albert Wolff (avec un seul « l » et deux « f ») dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris ».

– 2 – À la place de « Réponse du Sage », il faut lire « Réponse d’un sage » (Paysages et Paysans, pages 3 à 5). En illustration, figurent les premiere, deuxième, huitième et neuvième strophes.

– 3 – La citation « Il a une figure toute jeune, (…), il plaide. » est extraite du Journal des Goncourt à la date du 10 octobre 1889 (page 93 du Journal des Goncourt – Mémoires de la vie littéraire, Tome huitième 1889-1891, Bibliothèque-Charpentier, G. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs, Paris, 1895, 301 pages).

– 4 – La citation « Des cheveux annelés, (…) de son invention. » est extraite du Journal des Goncourt à la date du 18 mars 1886 (page 112 du Journal des Goncourt – Mémoires de la vie littéraire, Tome septième 1885-1888, Bibliothèque-Charpentier, G. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs, Paris, 1894, 337 pages).

– 5 – Léon Bloy écrit : « les entrailles du martyr de Rubens autour de son cabestan ». Est-ce qu’il s’agit d’un tableau de Rubens ? Dans les tableaux de Rubens représentant un martyr, nous avons trouvé « Le martyre de saint André » (Hospital de San Andrés de los Flamencos à Madrid), « Le martyre de sainte Catherine » (Palais des Beaux-Arts de Lille), « Le martyre de saint Georges » (Musée des Beaux-Arts de Bordeaux.), « Le martyre de saint Liévin » (Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique), « Le martyre de sainte Ursule » (Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique), et « Le martyre de sainte Lucie » (Musée des Beaux-Arts de Quimper), mais nous n’avons pas vu d’entrailles ni de cabestan. Par contre, saint Érasme est mort sous la torture avec ses intestins enroulés autour d’un cabestan. Cette scène est représentée en particulier dans un tableau de Nicolas Poussin conservé à la Pinacothèque du Vatican.

– 6 – La citation de Léon Bloy « Rollinat se mit au piano et chanta près d’une heure. (…) dans les hautaines et sombres encoignures de l’histoire ! » est composée de plusieurs extraits du livre Propos d’un entrepreneur de démolitions (Tresse éditeur, Paris, 1884, XII + 294 pages), entre les pages 257 à 266.

– 7 – À la place de « dans ses portraits écrits ou destinés », il faut certainement lire « dans ses portraits écrits ou dessinés ».

– 8 – Les citations « Aujourd’hui, Jean Lorrain m’a invité (…) voilà la femme… » puis « Maintenant chez cette femme, (…) "Et la messe !" » sont extraites du Journal des Goncourt à la date du 28 juin 1893 (page 138 du Journal des Goncourt – Mémoires de la vie littéraire, Tome neuvième 1892-1895, Bibliothèque-Charpentier, G. Charpentier et E. Fasquelle, éditeurs, Paris, 1896, 428 pages).