Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Siècle
27 octobre 1903
Page 1.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
AU JOUR LE JOUR
Maurice Rollinat
Alors qu’il paraissait aller mieux et qu’on reprenait espoir dans son entourage, le poète Maurice Rollinat s’est éteint, hier matin, dans la maison de santé du docteur Moreau de Tours, à Ivry, où il avait été conduit dans les circonstances que l’on sait.
Ce fut une mort très douce. Au matin, en s’éveillant, Rollinat se tourna vers l’infirmière et lui dit, avec une joie sereine : « Quelle bonne nuit je viens de passer !… Je ne me suis jamais senti aussi bien… »
L’infirmière s’approcha. Elle allait prendre la température du malade, quand elle le vit pâlir… Ce fut tout : sans souffrance, sans effort, dans ce calme profond, Rollinat venait de mourir.
La mise en bière aura lieu ce matin, à neuf heures, à Ivry, et le corps du poète sera transporté directement à Châteauroux où auront lieu les obsèques.
La mère de Maurice Rollinat, qui est âgée aujourd’hui de quatre-vingt-deux ans, habite là, et son père, représentant du peuple en 1848, y est enterré. Son cousin, M. Saint-Paul Bridoux, propriétaire à Argentan, est arrivé cette nuit à Paris et accompagnera à Châteauroux le corps du poète regretté dont M. Gustave Kahn va ici retracer l’œuvre admirable :
La mort tragique de Maurice Rollinat, prend plus d’horreur encore si l’on pense à la nuance spéciale du talent de ce poète. Très richement doué, intelligent de toutes les suggestions de la musique, ouvert à l’art plastique, frémissant aux beautés de la nature, à la largeur de ses brandes natales, comme au frisselis de sa Creuse et à l’arpège du vent dans les branches, amoureux subtil de toute cette vie latente et sonore doucement du paysage, Rollinat se plaisait surtout dans l’évocation de la chimère et de la plus terrible.
Comme Maeterlinck, avant lui déjà, d’une autre façon que lui, il s’essayait à traduire le terrible et la fantomatique de la vie de tous les jours. Ce poète voulait analyser le silence et comme dit Arthur Rimbaud, noter des vertiges. Il eut la hantise de hantises. Il écoutait dans le vent qui souffle dans la campagne et gémit aux fentes des portes des maisons esseulées, passer des respirations étranges et rauques. Il rêvait d’inconnus glissant sans bruit dans des lumières pâles, de son seuil à sa table, venant lui toucher le bras, et lui dire : Je suis la Démence ou je suis la Mort, ou comme ce sinistre interlocuteur d’un de ces dialogues poétiques : « Prenez garde, car vous avez la maladie dont je suis mort ». L’hallucination voulue, artistiquement voulue et obtenue hantait ses poèmes. Rollinat voulu voir macabre et réussissait à se formuler d’étranges et saisissantes visions. Jeune, il subit l’emprise ardente de ces deux beaux génies visionnaires et sombres, Edgar Poe et Baudelaire. Sa terreur dérive de leur terreur. Il y joignit la transe profonde de Pascal, lorsqu’il écrivit l’Abîme, et chercha dans sa pensée philosophique, les mêmes mondes d’horreur qu’auparavant dans sa vision de la nature et des hommes.
Ses titres de volumes disent cet effort éperdu et troublant, à exprimer l’inexprimable, à donner un corps aux songes blafards, à sillonner les nuits opaques de torches vacillantes. C’est après les Brandes, les Névroses, après les Névroses, l’Abîme puis les Apparitions.
Ses deux autres volumes Nature et Paysages et paysans sont comme des intermèdes entre ceux où il versifie la peur de l’au-delà, le souffle froid de l’absolu, l’horreur du néant, et les incohérences du cauchemar. Encore bien souvent entre ses pages de nature jaillissent d’étranges figures de braconniers louches, de laveuses fantastiques, ou celle du grand meneur de loups, qui siffle dans la nuit verte, un troupeau docile de fauves fatidiques.
Pour parfaire l’intensité de son rendu du monde des fantômes, le passé ne lui suffisait pas. Il s’était frayé un chemin à travers la musique pour mieux arriver à rendre ces décors intenses et sulfureux que son humeur découpait dans la nature. Sans avoir étudié grammaticalement la musique, il s’était créé une expression musicale qui lui permettait de nimber d’une jolie tonalité de rêve quelques unes de ses plus touchantes poésies, comme ce rondel du pauvre mort qui s’en va dans le brouillard avec sa limousine en planches. Il notait aussi quelques poèmes de ses maîtres les plus aimés, et la Mort des amants ou la Cousine « Vous êtes un beau ciel d’automne clair de rose, » il les revêtit de musique, avec autant de joie, que ses inspirations propres. Sa Chanson de la perdrix grise, fut parmi les œuvres dont il fut à la fois le musicien et le poète, une des plus connues, une des plus fameuses même.
Car l’œuvre de Rollinat fut célèbre. Il était encore jeune ; il vivait à Paris ; je le revois strict, aimable, ardent, élégant avec ses amis Charles Frémine, Georges Lorin, Charles Cros, Emile Goudeau, Alphonse Allais, Jules Jouy (qui, lui aussi, fut touché jeune encore du mal terrible). Il disait ses vers très bien, il chantait sa musique avec un incomparable don d’extériorisation de tout ce macabre ou de ce naturisme frais dont il la voulait imprégnée. Sarah Bernhardt qui avait souvent entendu l’éloge de Rollinat dans les propos de son dévoué Georges Lorin, avait voulu entendre le poète et le chanteur de l’Epouvante. C’était le moment où la tragédienne vivait auprès d’un cercueil toujours ouvert. Elle admira l’art de Rollinat et imposa son admiration à Albert Wolff dont un article exubérant, dans le Figaro, lança Rollinat et fit vendre à quelques milliers les exemplaires de ses poèmes, les Névroses.
On a déjà dit et on ne peut trop redire la façon dont Rollinat accueillit ce succès énorme, prestigieux, égal à celui de la Chanson des Gueux, égal à celui des Trophées. Il continua tranquillement sa vie, il travailla sans plus se hâter vers la gloire ; il ne fit pas un pas vers le grand public. Au contraire, il parut sentir que l’engouement de Wolff et du public faisait fête à ce qu’il y avait de plus extérieur en lui, son talent de diseur, et peut-être à ce qu’il y avait de moins solide dans ses qualités, à certains paroxysmes faciles. Il se retira de Paris et s’en alla travailler. Isolé dans un superbe pays, près de cette Creuse de Crozans et de Frisselines que des peintres, toujours plus nombreux, ont, après lui, découvert, il entassait silencieusement les nombreux poèmes de ses livres.
Et c’était toujours, mais expurgé des exagérations qui avaient fait la célébrité de son Troppmann, de sa Morte embaumée, de ce poème où il représentait un chat hydrophobe déchirant près de l’amant anéanti et immobilisé de terreur, la poitrine de sa maîtresse, c’était plus large et d’un accent plus fondamental, le chant de la même angoisse qui résonnait mystérieux et sourd parmi ses strophes. On lui adressa quelques critiques, dont certaines sont parfois fondées. On eût désiré de lui, tout en se rendant compte de la difficulté de faire plus flexible, dans la gamme difficile où il se plaisait, une forme un peu plus nuancée. On eut pu souhaiter un peu plus de variété dans le modèle de ses poèmes. Il était très artiste et a fait heureusement siens quelques-uns de nos plus beaux rythmes, particulièrement ce rythme haletant et obsesseur dont il revêtit quelques-uns de ses sujets préférés : la Peur, les Frissons. S’il n’était point un artiste absolument complet (et peut-il y en avoir) c’était un très noble poète et qui aima l’originalité jusqu’à en mourir.
Car ce n’est point impunément que le poète se fixe dans ces terroirs angoissants, sur le confin du rêve, sur la limite de l’infini, où Rollinat se transporta délibérément. Ces chuchotants crépuscules où il écouta l’ombre de ses musiques, où il épia le reflet livide de son inspiration ont leurs dangers et leurs embûches. Il se travailla trop pour être non seulement un poète, mais un visionnaire, mais un voyant. Il y ébranla ses nerfs, et la secousse terrible qu’il reçut, ce deuil cruel, cette catastrophe barbare qui vint abattre auprès de lui sa compagne trouvèrent un homme dont les nerfs étaient trop tendus pour les supporter sans plier. Il meurt jeune, il meurt misérablement comme avant lui ses maîtres aimés, Edgar Poe, Charles Baudelaire, Frédéric Chopin.
Gustave Kahn.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Le cousin de Maurice Rollinat, M. Saint-Paul Bridoux [Saint-Pol Bridoux], n’est pas « propriétaire à Argentan », il habite rue des Notaires à Châteauroux.
– 2 – Gustave Kahn écrit : « Sarah Bernhardt qui avait souvent entendu l’éloge de Rollinat dans les propos de son dévoué Georges Lorin ». S’il est évident que Georges Lorin était un grand ami de Maurice Rollinat, il n’est pas sûr que ce soit lui qui soit à l’origine de l’invitation de Maurice Rollinat à la soirée du 5 novembre 1882 chez Sarah Bernhardt. Georges Lorin se qualifiait lui-même d’ « exagéreur » (voir Henriette Willette, Georges Lorin et Rollinat – Conversations avec Lorin, éditions Sansot, Paris, 1928, 126 pages, page 57). Il est donc difficile de déterminer le rôle exact qu’il a pu jouer. Coquelin cadet et Georges Buet, qui tous deux connaissaient bien la célèbre actrice, ont été des acteurs majeurs dans cette invitation. Mais quid du rôle de Georges Lorin, si ce n’est à travers ses propres affirmations ?
– 3 – Maurice Rollinat ne s’est pas retiré à « Frisselines », mais à Fresselines dans la Creuse.
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