Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Réveil
Vendredi 3 août 1883
Page 1.
(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)
DANS LES BRANDES
M. Maurice Rollinat, le poète macabre et quelque peu mystificateur des Névroses, à qui Sarah Bernhardt et Albert Wolff avaient, l’an dernier, fabriqué une auréole boulevardière bientôt éteinte, publie un nouveau volume de vers intitulé : Dans les Brandes (1), avec ce sous-titre : poèmes et rondels, le tout agrémenté de cette invocation pacifique et attrape-bourgeois : « A la mémoire de George Sand, je dédie ces paysages du Berry. » On n’est pas plus champêtre.
(l) Charpentier, éditeur, 1 vol.
Nous voilà loin de la lugubre dédicace des Névroses : A Job, à la pourriture, au ver des tombeaux, en qui le poète – dans un accès de gaieté de croque-mort en temps d’épidémie, se complaisait à trouver une famille. Sauf dans quelques pièces où, comme un dîner mal cuit, l’horreur, ancien aliment du poète, vient le repaître, Satan, la morgue, le charnier, les sangsues femelles en bas à jour, et tout le bagage satanique et funéraire des Névroses a été laissé à la consigne en gare de Vierzon. Le poète retrouvera tous ses accessoires poétiques quand il sortira des brandes.
Il est, pour le moment, tout bucolique. Sa Muse n’est plus la Mort, mais la Petite Fadette. Il ne régale plus ses regards hallucinés de la chère pâture des noyés inclinés derrière le vitrage municipal, sur un lit de marbre qu’arrose le filet d’eau tombant des robinets de cuivre sale. Il est, pour un temps, tout aux peupliers et aux bœufs. Si le bruit d’une voiture arrive à son oreille, ce n’est plus le corbillard trimballant sa marchandise en décomposition, mais bien la carriole tressautant gaiement dans les ornières entre des buissons noirs et hauts que sa pensée évoque. La coudrette de la berrichonne lettrée que sa dédicace salue, et sous laquelle fillettes et garçons dansent au son de la musette, dansent au son du tambourin, remplace le fumier biblique et la chanson de la perdrix grise se substitue cet été-ci dans son œuvre au rondeau du guillotiné. Le poète ne chante plus cette belle fromagère « pleurant le roquefort bleu et le chester exsangue », (pourquoi exsangue ?) qui lui apparaissait, ensorcelante, dans « l’ignoble amas de caillés purulents », tandis que ses doigts découpaient « le marolle infect où, par endroits, la vermine a creusé des routes ». A peine se risque-t-il à nous conter que son désir « se jauge » aux charmes d’une porchère qui, les bras nus jusqu’à l’aisselle, va, vient, court et patauge, sous ses yeux allumés, à l’heure où il convient de donner à manger aux cochons. A présent, il invoque d’autres divinités. Sa Muse est pastorale, avec une pointe de sentimentalité bourgeoise. Il célèbre la modeste ouvrière qui va-t-à pied, et nous montre sa petite Adèle, se rendant en journée, à travers champs, le long des buissons qui renaissent, puis tirant son fil devant la croisée dont la vitre miroite au soleil d’avril. Elle rafistole ainsi, la mignonne journalière, vieux linges et vieux habits et fait courir avec grâce un œuf de bois peint dans une chaussette, et le poète, de plus en plus vertueux, de s’extasier sur ce raccommodage à domicile :
Elle sait couper un gilet
Dans une vieille redingote,
Et ravauder un mantelet ;
Elle sait couper un gilet.
Pour la boutonnière et l’ourlet,
Que de tailleurs elle dégote !
Elle sait couper un gilet
Dans une vieille redingote !
D’où provient cette métamorphose inattendue de l’artiste frénétique et sépulcral des Névroses en un émule de Charles Colmance et de Savinien Lapointe, poètes du peuple ?
Qui a conduit M. Rollinat, habitué à herboriser des fleurs du mal, à la confection de ces vertueux bouquets des champs ? Hier, il n’était point de poison assez subtil pour lut ; aujourd’hui, il cueille la mauve et la bourrache ? qui donc l’a mis ainsi à la tisanne ? D’où vient cette infidélité inattendue faite à la pauvre buveuse de Pernod, toujours enceinte, pour la petite couturière, virginale et polie, qui dit ses bonjours sans jamais oublier la bonne ? Le désir de surprendre son public sans doute et de montrer que, lui aussi, après avoir célébré la morgue, le ver de terre, serpent mal venu, l’enterré vif, la morte embaumée, Tropmann soliloquant et autres sujets de haut goût, il pouvait chanter Philis, les bergers et les bois.
Voilà donc M. Rollinat faisant son Racan. Ce changement de lyre lui réussira-t-il ?
L’opération est curieuse, mais le résultat est moins que douteux. On pouvait blâmer la tendance ultra-violente du poète des Névroses, on pouvait le critiquer de cette affectation souvent puérile et toujours répugnante, à ne peindre que l’horreur sous prétexte que son charme est le breuvage des forts, on pouvait s’indigner contre le gaspillage du rare talent montré par le poète des Frissons, des Plaintes, de la pièce dédiée à Chopin, et de quelques autres d’une belle venue et d’un vrai souffle, dans cette série fastidieuse de charognes, de corps en décomposition, de puanteurs cadavériques et de chairs putréfiées, qui sont le thème ordinaire de ses variations rhythmiques, mais on devait en toute sincérité reconnaître dans les Névroses une vitalité endiablée ; à défaut de personnalité, une virtuosité étonnante et par moments une profondeur sensationniste curieuse et excitante.
Les Névroses abondent, en effet, en vers étranges, traduisant les impressions fugitives qu’on éprouve dans le demi-sommeil, notant ces sons incohérents qui nous arrivent dans la torpeur de l’ivresse, formulant les inconsciences du délire et les extravagances de la passion. Il y a dans ce recueil curieux et trop uniforme pour être sincère quelques pièces véritablement belles et force vers isolés ou quatrains irréprochables.
Dans les brandes, au contraire, rien de tout cela ne se retrouve. Ni l’outrance macabre de certaines pages des Névroses, ni la délicatesse raffinée de certaines autres, ni des passages nous arrachant, malgré tout, ce cri d’étonnement qui est une des formes de l’admiration. Tout y est plat. La pensée s’y étale sans reliefs et le vers se déroule monotone. On voit bien que, cette fois, nous sommes dans le Berry.
M. Rollinat, en se faisant berrichon, a cherché la simplicité comme précédemment il avait cherché l’étrange, et comme c’est un outrancier et un brutaliste, comme son tempérament le porte aux excessifs, en détraqué et en désorbité qu’il est, le voilà qui tombe dans l’ultra-simple, dans le naïf extrême, dans le bébête et dans l’enfantin. La plupart de ses poèmes et rondels figureraient légitimement dans la série d’Henri Monnier : les Diseurs de rien. Il en est des autres qui sont presque gaga.
Que disent-ils en effet à l’âme, au cœur, au cerveau, des vers comme ceux-ci, pris au hasard entre vingt morceaux de la même insignifiance :
Jean fait la cour à Jeannette
Dans mon salon campagnard,
Aux sons de mon épinette.
Fou de sa mine finette
Et de son grand œil mignard,
Jean fait la cour à Jeannette
Dont la voix de serinette
Mêle un branle montagnard
Aux sons de mon épinette…
Cela continue sur ce ton pendant une page et demie encore ; à la fin, Jean se décide à effleurer la cornette de sa belle d’un baiser, tandis que la grande Annette, qui survient là fort à propos pour la rime, et dont il n’a pas été soufflé mot jusque-là, endort son petit moutard – aux sons de l’épinette, – ce qui est un nouveau système berrichon sans doute pour apaiser les enfants qui crient. Qu’on me ramène à Florian et au troupeau de Colette !
C’est, on le voit, d’une simplicité qui touche à la niaiserie. Le poète a voulu peindre un de ces « pendants » chers aux peintres pour salles à manger : Avant et après l’orage, l’Arabe sous la tente et au combat, le Départ et le Retour de l’Emigrant. Il accroche au même panneau : l’Amante Macabre et la Petite gardeuse d’oies. Vieux procédé qu’il faut laisser aux amateurs de lithographies.
M. Rollinat abuse dans ses Brandes de l’expédient commode, déjà bien fréquent dans les Névroses, de termes incompréhensibles ou détournés de leur sens par obéissance à la rime, qui, chez lui, commande trop visiblement. Mais ne chicanons point sur ces vétilles, et allons droit au fait : le défaut capital des Brandes, c’est qu’aucune saveur vraiment rustique ne s’en dégage ; c’est la campagne vue à travers un stéréoscope, à description convenue, l’extase prévue devant les peupliers qui frissonnent, et les bœufs qui bavent, le paysage fait de chic avec les épithètes attendues, souvent d’une banalité désespérante, ou d’une énigmatique recherche, par exemple : les saules « affreux », les vipères « hideuses », le « mystère délectable » d’une hutte où l’on va causer ; plus loin, c’est un bois qui a « la stupeur d’une fresque », ou un arbre qui fuit avec « stupeur » dans une « vespérale torpeur », etc., etc.
Dans les Névroses, on a justement reproché à M. Rollinat l’imitation exagérée de Baudelaire, ou plutôt le contre-sens avec lequel il matérialisait la pensée toujours spiritualiste de ce raffiné de sensations dont l’âme voguait sur des parfums, musique olfactive et silencieuse. Dans les Brandes on retrouvera une imitation très sensible de la Chanson des rois et des lois, sans la bonhomie sublime du maître aux champs.
Je signalerai en terminant, parmi les rares pièces intéressantes du volume, la première, Fuyons Paris, où il y a du souffle et de l’ampleur :
J’aime l’arbre et maudis les haches !
Et je ne veux mirer mes yeux
Que dans la prunelle des vaches,
Au fond des prés silencieux !…
… Aux champs, nous calmerons nos fièvres,
Et mes vers émus, que tu bois,
Jailliront à flots de mes lèvres,
Dans la pénombre des grands bois…
Les Cheveux contiennent aussi des strophes fort belles comme celle-ci qui est d’une couleur superbe et d’une saveur intense, malgré la cheville du second vers :
Et la nuit, s’endormant dans la tiédeur de l’air
Si calme, qu’il n’eût pas fait palpiter des toiles,
Ils recevaient ravis, du haut du grand ciel clair,
La bénédiction muette des étoiles.
Quelques pièces, très courtes, tellement courtes qu’elles paraissent comme inachevées, auraient tonifié ce volume anémique si le poète eût persisté, et les eût réellement poussées. Ce sont de petits tableautins campagnards où l’on retrouve comme un écho de Burns et d’Auguste de Châtillon. Je citerais entre autres : la Tricoteuse, le Grand Curé, sec et rustaud qui dit sa messe dès l’aurore pour s’en aller chasser plus tôt, le Facteur rural, et ce croquis des Conseillers municipaux digne du crayon gouailleur de Léonce Petit.
Les conseillers municipaux
Sont tous attablés à l’auberge.
Ils n’ont pas figure de cierge
Sous les grands bords de leurs chapeaux.
Elle a mis tous ses oripeaux,
La servante robuste et vierge :
Les conseillers municipaux
Sont tous attablés à l’auberge.
Léchant les plats, vidant les pots,
Chacun s’empiffre et se goberge :
Monsieur le maire les héberge !
Ils ont assez parlé d’impôts
Les conseillers municipaux.
C’est peu méchant, mais véridique de ton et largement brossé. Malheureusement ces coups de pinceau-là sont rares dans les Brandes, et, quand ils s’y trouvent, l’artiste, par incurie, négligence ou faiblesse, n’a pas achevé son tableau qui reste à l’état de pochade. C’est dommage. Là était la vie et la saveur rustique.
Ce second volume de M. Rollinat est donc de beaucoup inférieur au premier. L’auteur des Névroses, reconnaissant qu’il s’est fourvoyé à la campagne, ne s’attardera sans doute pas dans les brandes. Il doit déjà être écœuré du fumier des fermes, qui a un tout autre goût que celui des villes, celui qu’il aime et qu’il subodore avec délices. Citadin nerveux, impressionnable et pâlot, l’air solide des landes de Salogne est trop épais pour lui. Il y étoufferait. Il reviendra bientôt respirer l’atmosphère viciée des cafés littéraires et des loges de cabotines. Là est son milieu, là l’oxygène indispensable à son talent maladif. C’est une plante d’appartement. Le renfermé lui va et le moisi l’arrose.
De retour des mornes plaines de Vierzon, et rapidement désenberrichonné, il oubliera George Sand, cette Messaline qui avait trop lu Berquin, pour revenir à son Baudelaire de chenet ; et le long de la Seine, charrieuse de noyés, en apercevant le fronton administratif de sa Morgue aimée, il oubliera bien vite la Creuse bordée de buis et de noyers et le petit lac aux fleurs jaunes hanté par le martin-pêcheur. Et cela le sauvera. Telle cette dame, qui après avoir tenu longtemps un de ces établissements discrets qui embaument nos passages, retirée du commerce, dut, sur l’ordre des médecins, aller vivre à la campagne, dans la plaine de Bondy, proche le dépotoir, afin de ne point changer brusquement d’air. Revenez à Paris, poète des infections et des turbulences : l’air est trop pur dans les brandes, il vous empoisonnera, et vos vers s’abattraient bientôt, sans ailes et sans essor, comme ces mouches que vous peignîtes tombant autour des géromés coulant sur leurs clayons de paille.
E. Lepelletier.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Edmond Lepelletier (né le 26 juin 1846 à Paris, décédé le 22 juillet 1913 à Vittel, Vosges), est un avocat et un homme de lettres. Il sera de 1902 à 1906, député de la Seine (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb126205039). Il a été membre des Hydropathes et a participé dès le début aux séances du Chat Noir. Dans Le Réveil du 22 février 1883, page 1, il avait publié un article intitulé « Les Névroses » dans lequel il présentait Maurice Rollinat et son livre de manière ironique et négative.
– 2 – Il semble qu’Edmond Lepelletier n’ait pas eu connaissance de la première édition du livre parue en 1877, chez Sandoz et Fishbacher. Il parle d’ailleurs de « second volume ». Nous avions déjà fait ce constat lors de la lecture de l’article présentant Les Névroses cité ci-dessus.
– 3 – L’auteur écrit : « M. Maurice Rollinat, (…) à qui Sarah Bernhardt et Albert Wolff avaient, l’an dernier, fabriqué une auréole boulevardière ». En effet, Maurice Rollinat a été l’invité d’une soirée chez Sarah Bernhardt le 5 novembre 1882. Albert Wolff, qui était présent, a publié dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, un article sur Maurice Rollinat, sous le titre « Courrier de Paris ».
– 4 – Pourquoi Edmond Lepelletier parle-t-il de Vierzon ? Maurice Rollinat n’y a jamais habité. Il aurait mieux fait d’écrire « Châteauroux ».
– 5 – Dans le poème « La belle Fromagère » (Les Névroses, pages 72 à 75), celle-ci ne « pleur[e] » pas « le roquefort bleu et le chester exsangue », au contraire « elle respirait à son aise ».
– 6 – Les vers « Elle sait couper un gilet (…) Dans une vieille redingote ! » sont extraits du poème « La petite Couturière » (Dans les Brandes, pages 22 à 28).
– 7 – Charles Colmance (1805-1870) est un chansonnier parisien qui a montré le côté comique des mœurs des ouvriers. Savinien Lapointe (1812-1893) est un poète et un chansonnier, ses textes ont un caractère social et il peut être considéré comme un écrivain du peuple.
– 8 – Dans le texte, il est écrit : « Hier, il n’était point de poison assez subtil pour lut » ; nous pensons qu’il y a une erreur de typographie et qui faut lire à la fin « pour lui ». Tout comme dans la phrase suivante, où il faut lire « tisane » à la place de « tisanne ».
– 9 – En 1883, la marque d’absinthe la plus connue était Pernod, d’où l’expression « la pauvre buveuse de Pernod » pour évoquer le poème « La Buveuse d’absinthe » (Les Névroses, pages 270 à 272).
– 10 – « la petite couturière, virginale et polie » correspond au poème « La petite Couturière » (Dans les Brandes, pages 22 à 28), mais il n’est pas dit dans le poème qu’elle est vierge.
– 11 – Les vers « Jean fait la cour à Jeannette (…) Aux sons de mon épinette. » correspondent aux trois premières strophes du poème « Mon Épinette » (Dans les Brandes, pages 39 à 41).
– 12 – Dans l’œuvre de Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794), nous n’avons pas trouvé de « troupeau de Colette ». Par contre, il y a une fable de cet auteur intitulée « Le Troupeau de Colas » (page 75 de Fables de M. de Florian, Imprimerie de P. Didot l’aîné, Paris, 1792, 358 pages).
– 13 – Lorsque qu’Édmond Pelletier écrit « une imitation très sensible de la Chanson des rois et des lois, sans la bonhomie sublime du maître aux champs. », pense-t-il à Victor Hugo avec son livre Les Chansons des rues et des bois ? (il y a déjà eu dans ce texte des fautes de typographie).
– 14 – À la place des « landes de Salogne », il faut lire les « landes de Sologne ». Et nous retrouvons la même confusion qu’avec Vierzon, signalée plus haut. Maurice Rollinat n’est pas Solognot mais Berrichon !
– 15 – Quant à dire que Maurice Rollinat est un « Citadin nerveux » qui « reviendra bientôt respirer l’atmosphère viciée des cafés littéraires », l’auteur commet une erreur car c’est tout le contraire qui s’est produit. Il aurait mieux valu qu’il lise attentivement le poème « Fuyons Paris ». Mais il doit garder comme souvenirs les séances des Hydropathes et au Chat Noir, où il a connu Maurice Rollinat. Cette remarque vaut aussi pour toute la fin de l’article.
– 16 – À la place de « Baudelaire de chenet », il faut certainement lire « Baudelaire de chevet ».
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