Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Réveil
Jeudi 7 décembre 1882
Page 1.
(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)
Chez Krysinska
A mon tour !
Moi aussi je tiens à faire mon article sur Maurice Rollinat ; d’autant plus que j’aime ce grand artiste.
Cela dit ; je vais pouvoir le débiner à mon aise ; c’est ainsi qu’on entend la confraternité généralement.
Allons-y gaiement si c’est possible !
Il y a bien douze ans que je n’avais revu le poète Rollinat ; nous étions alors collègues au bureau des décès ; lui opérait rue de Grenelle-Saint-Germain, (mairie du septième arrondissement), sous les yeux d’Andrieu, l’ex membre de la commune, aujourd’hui consul à Jersey (ce dont je le félicite) ; moi au sixième arrondissement, place Saint-Sulpice. Nous n’étions pas des employés modèles, assurément. Déjà à cette époque Rollinat était poète, il apparaissait donc dans les petites réunions où l’on glapit des sonnets et des petits poèmes entre bocks ; déjà il avait une forte réputation de délicat et d’excentrique et nous aimions l’entendre ; cela nous faisait oublier la sottise de la vie monotone et nous applaudissions, poètes et prosateurs employés.
J’ai donc retrouvé mon Rollinat ; où cela ? Pas chez Sarah Bernhardt, je suis certainement trop mufle (pour parler la langue moderne) pour pénétrer dans ces cénacles de réclames chauffées à blanc, je l’ai retrouvé tout simplement chez une excellente dame polonaise qui a nom Krysinska et qui collabore en français au Chat noir de l’ami Salis et du confrère Goudeau.
Très pittoresque l’intérieur de Madame Krysinska :
Une boite à bonbons avec des fenêtres-tabatières masquées par des rideaux de tapisserie épaisse ; dans un coin sous une poutre en diagonale un bon piano sonore. Au mur des esquisses cocasses savamment colorées et une petite étagère garnie de quelques livres : Baudelaire, Musset, Hugo, Edgar Poe, Dickens, Leconte de Lisle, Banville, Mendès sont là côte à côte, les volumes sont déchirés, maculés ; on voit que ceux qui les ont maniés les ont appris par cœur.
Chez Madame Krysinska, on fume, on boit du thé, du cognac, des bocks, on est reçu avec la simplicité de la bohème bien entendue et on ne dit pas beaucoup de bêtises. On rencontre des poètes, suivis de jeunes gens bien élevés, un peu prétentieux peut-être, mais qui ont fort envie de comprendre l’art et les artistes.
Chez Madame Krysinska, j’ai donc entendu Rollinat toute une soirée ; il a, pour moi et quelques amis sincères et fort simples, écrasé le piano à coups de poing dignes de Litolff et de Listz ; il a chanté à tue-tête comme un bûcheron dans les branches ; il a récité des fragments de son prochain livre, les Névroses, et comme tous les auditeurs, je me suis laissé empoigner et dominer ; dans l’étourdissement de l’audition charmeuse, il ne m’a pas été possible de formuler une critique – il m’a fallu attendre pour juger. Ils en sont tous là, mes confrères, qui ont glorifié Rollinat.
Lorsque j’ai vu entrer Rollinat il m’a fait l’effet d’un de ces hercules de place publique qui cachent sous leur pardessus leur maillot collant, puis se déshabillent, étalent un tapis et se mettent à faire des poids.
Tout à coup cette tête chevelue, m’a paru superbe ; l’œil vif et à la fois mélancolique, le nez ironique agrémenté de deux rides indiquant la souffrance, la bouche fine, les joues creuses, tout cela constituait un morceau de sculpture mâle et solide. Sous la carapace brutale de ce Berrichon, on sent une nature délicate et nerveuse.
Seulement, ô désenchantement ! Rollinat prise ! Il a bien raison si cela lui fait plaisir ; il pourrait même chiquer, cela n’enlèverait rien à son talent.
Ce soir là, pendant quelques heures, il ne s’est pas livré tout entier ; on était pressé les uns contre les autres et quelques importuns raccolés dans les brasseries s’étaient glissés chez madame Krysinska ; mais quand on se trouva vraiment en petit comité, Rollinat nous dit sans réserve toutes ses symphonies, tous ses poëmes ; il nous communiqua toutes ses sensations chanta Baudelaire avec fanatisme et nous fit tressaillir avec sa musique folle, dédaigneuse de tous les principes harmoniques des fugues et des contrepoints d’école.
J’ai gardé de cette soirée étrange le plus vigoureux souvenir et je remercie Rollinat.
Aujourd’hui le voilà célèbre ; il a sauté par-dessus la barrière du quartier latin, loin des Hydropathes, des Hirsutes et des petites assemblées. Tant mieux ! Je lui souhaite une plus grande renommée encore, mais il faut qu’il se méfie !
Les trompettes qui le précèdent dans cette marche triomphale à travers la société parisienne sont tellement sonores quelles peuvent écarter la foule.
Quand les Névroses vont paraître, on doit craindre que la critique ne soit plus sévère qu’il ne convient. Il y a des esprits méchants, – des poètes surtout – qui ne manqueront pas de prétendre que Rollinat est un simple caudataire du Baudelaire outré et mystificateur ; j’entends déjà ce petit murmure dans la coulisse des cafés littéraires.
Et ce sera injuste, car je sais que dans le livre des Névroses, il y a du Rollinat pur, du Rollinat personnel et sincère avant tout.
Parbleu ! j’en ai connu aussi des hommes célèbres, qui, comme Rollinat avaient été tout d’abord des héros de cénacles et qui, par leurs excentricités de bohème appelaient l’attention des amateurs de belle langue et de bonne poésie romantique, parmi eux il faut citer Catulle Mendès et A. Villiers de l’Isle Adam, ce barde dernier des preux qui, lui aussi, écrit dans un style inimitable et excessif.
Je les ai connus, ( – qu’ils me pardonne cette indiscrétion anecdotique !) Je les ai connus à une époque où l’on était gai et bizarre à la fois.
Passage Dauphine, il y eut une académie installée dans un hôtel meublé où nous nous réunissions souvent pour admirer et écouter Catulle Mendès. – Nous sortions du collège alors. – L’auteur des Mères ennemies fumait négligemment des brûle-gueule, il était vêtu de rouge, s’accroupissait à l’orientale et jonglait avec des balles d’or, tandis que Villiers de l’Isle Adam l’auteur d’Isis plaquait des accords bruyants sur un piano et exécutait de mémoire tout Wagner.
Quand ils songent à cette époque déjà lointaine, Mendès et Villiers doivent bien rire.
Aujourd’hui, Catulle Mendès qui est un de ces derniers poètes si rares, entortillés dans la houppelande de la gentdelettrerie, dont Banville est le chef, Catulle Mendès, arrive à la gloire pratique tout comme Sardou, tout comme Dumas fils, et ce n’est pas sans peine ; il lui a fallu faire du métier pénible : critique d’art, journalisme, politique même, jusqu’à des articles d’économie sociale ; il a noirci le papier à copie avec la ténacité et la patience d’un Claretie, tout cela pour arriver enfin à faire recette avec un drame possible ; tandis que le compère Villiers de l’Isle-Adam, qui n’a pas eu l’énergie de laisser la gloire du cénacle au vestiaire, continue à écrire et à réciter des œuvres merveilleuses d’ingéniosité, d’art et de poésie, mais qui étouffent dans l’atmosphère des Nouvelle Athènes, des cafés de Madrid, des Rat mort, des Chat noir, et des ateliers de peintures.
Je livre ces deux exemples à Rollinat ; il a la chance d’avoir à son service une réclame plus retentissante que n’en ont jamais eu les deux poètes dont je rappelle ici le passé ; à notre époque pratique et plate, il n’est plus possible d’être un simple barde, il faut savoir, eut on du génie comme Beaudelaire, jouer de l’accordéon ou de la clarinette pour le public.
Triste ! mais vrai, n’est-ce pas ?
Francis Enne.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Francis Enne est né le 21 septembre 1844 à Nesle, Somme, et décédé le 22 mai 1891 à Alger. C’est un journaliste et un écrivain. Maurice Rollinat lui dédicacera le poème « Le Mot de l’Énigme », page 273, lorsque son livre Les Névroses paraîtra.
– 2 – Francis Enne écrit : « Il y a bien douze ans que je n’avais revu le poète Rollinat ». Comme l’article date de 1882, cela voudrait dire qu’il l’a connu en 1870. Or, à cette date, Maurice Rollinat était à Châteauroux et il n’a commencé à travailler à la mairie du septième arrondissement qu’en septembre 1872. Ce qui fait dix ans maximum.
– 3 – À la place de « eut on du génie comme Beaudelaire », il faut bien évidemment lire « eût-on du génie comme Baudelaire ».
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