Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Progrès libéral (Toulouse)
Mercredi 21 février 1883
Page 1.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
CORRESPONDANCES
LETTRE PARISIENNE
Paris, 19 février.
(…)
Voilà enfin paru le volume de Rollinat, les Névroses. Vous savez les singulières légendes qui ont couru sur le poète. On l’a représenté à plaisir comme nul, monomane, macabre dans ses vers, dans sa conversation, dans sa musique. L’épithète était attachée à son nom comme une tunique de Nessus, dirait M. Madier de Montjau. Continuellement halluciné, sans cesse hanté par d’infernales visions, ne pouvant s’aventurer dans les rues sans voir flamboyer devant lui les yeux fixes et rouges des démons lugubres ou facétieux, etc., voilà le Rollinat de convention qu’on a peint à satiété, et qui, un temps, fut de la si bonne « copie » dans les bureaux de rédaction. Pour un peu, on nous eût dit qu’il avait coutume de faire ce que fit, un soir, Alexandre Dumas père, au dire de la chronique, qui mangea avec délices une crème à la vanille dans une tête de mort !
Le véritable Rollinat est, croyez-le bien, tout autre ; sans doute, il a des allures un peu bizarres, une étrangeté pittoresque dans le discours, parfois de sombres accès de tristesse. Sans doute, il est obsédé par la pensée de la mort qui vient vite. Mais lui reprocher tout cela, serait lui reprocher d’être poète.
Maurice Rollinat est né à Châteauroux, en 1846 ; son père était avocat et fut député à la Constituante de 1848. Rollinat fit ses études à Châteauroux et passa ses examens sans éclat, mais sans encombre, plus heureux que Baudelaire qui faillit être refusé comme manifestement idiot. L’été venu, Rollinat demeurait deux bons mois de vacances chez son père. Celui-ci, excellent latiniste, se plaisait à le faire travailler, surtout entre les chemins creux et verdoyants. Souvent Maurice Rollinat emportait sous son bras un Virgile, et son père lui commentait l’églogue de Gallus , l’épisode d’Aristée, ou la prise de Troie, couché le long d’une meule de foin, près des champs de blés, ondulant à perte de vue sous la lumière, ou sur le bord paisible d’un ruisselet coupé de cascatelles, et fuyant entre les saulaies. Ce sont là des souvenirs charmants pour le poète d’aujourd’hui, qui est resté un grand admirateur de Virgile qu’il a lu comme il faut le lire, en face de la nature, et peut redire à son tour,
…… et me fecere poetam
Pierides ; sunt et mici carmina…
Venu à Paris, Rollinat passa sept ans dans un bureau de mairie ; après quoi il quitta « l’administration. » Depuis lors il vit à Paris ou à la campagne, travaillant à ses vers ou à sa musique, qui est en dehors de toutes les règles, mais d’un charme émouvant et captivant. Il loge ici dans un appartement modeste, de compagnie avec un chat qui a des prunelles suffisamment mystiques. A la première hirondelle, il fuit la capitale, et se retire dans quelque coin préféré du Berry ou de la Creuse, et là il suit des yeux, durant de longues heures, les insectes qui volètent sur les ajoncs en fleurs, les demoiselles qui scintillent sur l’eau transparente, les papillons, les abeilles, les fourmis traversant les chemins, etc. Il n’est pas rare de voir ce poète macabre s’en aller de bon matin, un pliant sous le bras, vers quelque rivière au dessus de laquelle flotte encore une brume vaporeuse qu’enlève par places un coup de brise, non pour y mettre à exécution de noirs projets de suicide, mais pour pêcher à la ligne. Il nous le dit lui-même, en des triolets.
Moi, je fume, observant
Le liège de ma ligne,
Qui bouge si souvent ;
Moi, je fume observant.
Cet amour de la nature, à laquelle est consacré tout un livre des Névroses, celui intitulé les Refuges, est un des traits qui distinguent le plus Rollinat de Baudelaire. Celui-ci, quand lui prenait la fantaisie, fantaisie de coloriste, de voir du vert sur de l’azur n’allait pas plus loin que les faubourgs. Dans ses Salons, jamais il ne décrit un paysage qu’en quelques mots, tandis que tous les critiques depuis Diderot ne manquent pas à refaire avec des mots de couleur et de valeur l’œuvre du peintre.
Baudelaire déclare quelque part que Millet est « trop rustique. » Voilà qui enlève la paille. Baudelaire, d’ailleurs, ne ressemble guère par la forme à Rollinat. Il a en lui quelque chose de hautain, de superbe, d’ironique dans son spleen. C’était un grand, dédaigneux. Mais il reste toujours maître de son ironie ; il cherche à loisir, il combine à plaisir les tours propres à en donner la meilleure impression plastique. C’est à lui qu’on pourrait décerner le titre de parfait magicien ès lettres françaises qu’il donne à Gautier en tête des Fleurs du Mal. Les parnassiens reconnurent pour un de leurs chefs Baudelaire qui est un impassible, et dont les vers polis et repolis ont si souvent
Le charme inattendu d’un bijou rose et noir.
Rollinat est, au contraire, avant tout, un « sensasionniste, » comme on dit dans notre vilain argot moderne, et les sensations qu’il éprouve réellement ou par imagination (ce qui est une façon de sentir aussi réelle que l’autre), il les rend, sans grand souci du choix des mots, ce qui est affaire de grammairien. D’où certaines défaillances de forme, certaines taches. Néanmoins les Névroses sont un livre remarquable, et qui nous repose un peu des Gerbes d’avril, des Rayons mourants et des Rêves brisés, dont nous accable la foule des rimeurs. C’est l’œuvre d’un artiste, sincère jusque dans ses écarts et ses excentricités, et vraiment original et puissant.
Marcel Fouquier.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Attention : il ne faut pas confondre Marcel Fouquier, journaliste et ami de Maurice Rollinat, avec Marcel Fouquier (1866-1961) fils d’Henry Fouquier.
– 2 – Marcel Fouquier avait fait le lundi 15 janvier 1883, une conférence consacrée à Maurice Rollinat, salle du boulevard des Capucines à Paris. On peut supposer que le texte de cet article reprend ses propos tenus le 15 janvier.
– 3 – L’expression « tunique de Nessus » renvoie à la mythologie grecque et à la mort d’Hercule ; elle est souvent employée dans le sens d’un cadeau empoisonné. Noël Madier de Montjau (1814-1892) a été député de la Drôme de 1874 à 1892. Marcel Fouquier fait vraisemblablement allusion aux débats à la Chambre des députés lors de la séance du 1er février 1883, lors « de la discussion du projet de loi et des propositions concernant la situation des membres des familles qui ont régné en France » ; M. Madier de Montjau, classé à gauche, après une intervention de M. de La Rochefoucauld, duc de Bisaccia, répond : « (…) Eh bien, messieurs, ce système, que vos pères ont fabriqué de toutes pièces et dont vous avez hérité, qui a été, je le répète, accrédité, imposé, maintenu pendant des siècles, qui a servi à vos pères de raison d’être et de cuirasse contre la raison, il ne faut pas que vous l’oubliiez et il ne faut pas que vous le répudiiez quand il devient pour vous une tunique de Nessus que vous voudriez bien arracher de vos flancs, alors qu’elle vous brûle. Ses conséquences vous gênent et vous irritent. (…) » (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6513235h/f3) Cette expression a été reprise dans plusieurs journaux de l’époque faisant le compte rendu des débats de cette assemblée.
– 4 – L’auteur écrit : « et se retire dans quelque coin préféré du Berry ou de la Creuse ». En février 1883, Maurice Rollinat n’était pas encore allé à Fresselines. Lorsqu’il partait à la campagne, c’était à Bel-Air, la maison appartenant à sa mère, située sur la commune de Ceaulmont. Si Maurice Rollinat parle de la Creuse, il pense à la rivière située tout près, dans laquelle il allait pêcher.
– 5 – Les vers « Moi, je fume, observant (…) observant. » sont extraits du poème « Les petits taureaux » (Dans les brandes, édition de 1877, page 53).
– 6 – Marcel Fouquier écrit : « Baudelaire déclare quelque part que Millet est "trop rustique." ». Charles Baudelaire, dans sa présentation du « Salon de 1859 » a consacré un paragraphe à Millet ; si la critique est négative vis-à-vis de la représentation des paysans, les mots « trop rustiques » ne sont pas utilisés (publié dans Curiosités esthétiques, Michel Lévy frères libraires-éditeurs, Paris, 1868, pages 327 et 328).
– 7 – « Le charme inattendu d’un bijou rose et noir. » est le quatrième vers du poème « Lola de Valence – Description pour le tableau d’Édouard Manet » (Les Fleurs du mal, édition de 1868, page 253).
|