Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Phare de la Loire
Vendredi 28 mai 1886
Page 3.
(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)
BIBLIOGRAPHIE.
L’ABIME
Par Maurice Rollinat. – G. Charpentier, éditeur.
La peur de mourir est en moi,
Et jamais rien ne me délivre
De ce perpétuel effroi ;
Rien ! pas même l’horreur de vivre.
Ces vers que je prends, au hasard, dans le nouveau volume que vient de publier M. Rollinat, pourraient servir d’épigraphe au livre. Elle est là tout entière, l’âpre et sombre philosophie de ces pages, où le poète soufflète l’hypocrite humanité, arrache les bandages qui cachent ses plaies saignantes, sonde ses blessures purulentes, lave le fard épais qui dissimule ses grimaces, et, enlevant les nippes menteuses qui la couvrent, met au grand jour ses vices, ses bassesses, ses turpitudes et ses crimes. Et pendant que les sinistres ou grotesques pantins s’agitent dans la boue et le sang, la Mort – la maîtresse qui n’a jamais trahi, l’amie qui n’a jamais trompé – la Mort est là ; elle guette impassible et, sans colère, sans bruit, au moment voulu, fait signe qu’il faut baisser la toile et que la comédie est terminée.
Dès ses premiers débuts, M. Rollinat marqua sa place à part parmi les poètes contemporains. Les Brandes, avec leur saveur agreste, imprégnées de la buée légère qui s’élève, le soir, des marais et des plaines vertes ; les Névroses, avec leur impression maladive qui rend si bien l’état de notre société moderne, avec les visions fantomatiques de l’irréalité dans le réel, ont présenté le talent de l’auteur sous des aspects distincts. Cette fois le coup est plus fort. L’Abîme plane plus haut, plus haut encore et domine par la largeur de la pensée et la puissance de la conception. En écoutant ce cri de doute et de désespérance, je me suis souvenu de Pascal et de sa douloureuse philosophie ; la misère humaine est, toujours de mode.
M. Rollinat n’accorde pas son violon pour s’écouter chanter, pour faire pleurer les jeunes filles sensibles, pour imiter le couic-couic des oiseaux, ni pour lancer aux échos des rimes froides et vides qui jettent en pamoison certains cénacles de troubadours en disponibilité. Non, son archet vibre sur des cordes d’airain et son hymne altier et sombre prend aux entrailles tous ceux que la vie a meurtrie, tous ceux dont les illusions ont fait platement banqueroute, tous ceux dont les déceptions, les lâchetés, les bassesses, les douleurs de l’existence ont fêlé le cœur et vidé le crâne. Comme il a bien rendu nos indécisions et nos terreurs, le poète, qui, lui aussi, appartient à cette génération inquiète et douteuse dont la mort est peut-être l’unique croyance !
La pièce suivante – Les Projets – n’est-elle pas l’écho lointain de nos plus secrètes pensées ?
Qu’on soit instable ou sédentaire
On tisse des projets beaucoup ;
On les déchire, on les recoud,
C’est la manie héréditaire.
Mais la Dame au rire dentaire,
La Mort, arrive tout à coup,
Nous met un hoquet dans le cou
Et nous emporte dans la terre.
Quelques tic tac dans une artère,
Un peu d’os et de caoutchouc,
Un souffle bref qu’un rien dissout
Et que l’âge rend délétère,
Hélas ! voilà l’homme, et c’est tout :
Pauvre machine qui s’altère
Et s’en va du je ne sais où
Au je ne sais quand du mystère.
L’avenir dépend d’en dessous :
Le trépas a pour tributaire
Ce vague et vétilleux notaire
Qui rédige nos songes fous
Sans garantir son ministère.
C’est pourquoi, comme des hiboux
Muets et figés dans leurs trous
Au creux d’un humble monastère,
Tous mes projets devraient se taire
Et s’immobiliser en nous,
Au fond de l’âme solitaire !
Eh ! oui, à quoi bon ces luttes stériles, à quoi bon ces efforts surhumains, à quoi bon ces tentatives héroïques, à quoi bon ces contorsions épileptiques, à quoi bon ces ambitions vaines ? A quoi bon tout cela, puisque « la Dame au rire dentaire nous met un hoquet dans le cou, et nous emporte dans la terre ? »
L’Abîme a une portée autrement grande que les Blasphèmes de M. Richepin, sur lesquels on s’est, je crois, trop fortement et trop vivement emballé. La réaction se fait durement sentir contre ce livre extraordinairement normalien – sans en avoir l’air – et qui ressemble à un pied-de nez fait, par un gamin, dans le dos de son pion, lorsqu’il est certain de ne pas être vu. Sans crier si fort, sans ameuter les passants, sans frôler l’apoplexie, M. Rollinat arrive à un résultat autrement sérieux, autrement terrible : ses vers, je le répète, renferment la philosophie, l’essence même d’un siècle qui se meurt ; il est, pour ainsi dire, la résultante d’un courant moral dont il serait puéril de discuter l’importance et la gravité.
L’auteur des Névroses, qui est une des natures d’artistes les plus merveilleusement douées que je connaisse, est, dans son dernier volume, peut-être encore en progrès – comme forme – sur ses premières œuvres. Son vers est plus condensé, plus nerveux, plus ample ; les contours en sont ciselés avec plus de netteté et plus de richesse ; l’épithète, jetée avec moins de profusion, sonne plus clair à l’oreille, et cependant l’ensemble ne perd rien de son originalité, de sa fougue, de sa couleur, de sa personnalité si curieuse et si caractéristique.
Qu’on lise les Elégants, la Pensée, le Mauvais Conseilleur, les Causeurs, la Vision du Péché, la Haine, les Deux Solitaires, les Regards, le Spectre, l’Enigme, qu’on étudie ces pages qui entrent dans votre chair avec une acuité étrange, et l’on retrouvera, à côté du penseur, le rêveur dont la pupille semble dilatée par l’opium et qui dépeint, d’une si effroyable façon, les banalités de la vie réelle chavirant brusquement dans le fantastique et l’innommé.
Sur les prières de ses amis, sur les instances de son éditeur, M. Rollinat a quitté quelques semaines la campagne où il vit retiré depuis deux ans, pour publier l’Abîme. Le succès fait à cette œuvre aidera, je l’espère, à guérir ce cœur blessé, cette âme malade, cette nature délicate et loyale qui représente l’artiste dans ce qu’il a de plus désintéressé, de plus élevé, de plus pur, de plus grand. Elles deviennent rares ces figures là, à l’époque de marchandages et de trafics louches où nous vivons ; hâtons-nous de les saluer : peut-être n’en rencontrerons-nous plus de semblables demain.
SPIRIDION.
Remarque de Régis Crosnier : « Spiridion » est un pseudonyme utilisé par Frantz Jourdain (https://data.bnf.fr/fr/12751466/frantz_jourdain/).
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