Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Phare de la Loire
Dimanche 25 février 1883
Pages 1 et 2.
(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)
(page 1)
PARTIE LITTÉRAIRE
DU PHARE DE LA LOIRE DU 25 FÉVRIER
LE MOUVEMENT PARISIEN
LXVII
Une nouvelle académie. – Comédiens et poètes. – Cythère, par M. Martel. – La Confession, par Galipaux. – Les Névroses, par Rollinat. – Comment j’entends la poésie. – Comment la définissait George Sand. – Le premier amour. – L’Hôtel Drouot, par Paul Eudel. – Jules Vallès, Jules Verne et Clémenceau au lycée de Nantes. – Deux strophes de M. Émile Michelet.
Le salon de M. Paul Eudel n’est pas, à proprement parler, un salon, – c’est bien plutôt une académie de libres et joyeux esprits, ouverte à toutes les branches de l’art, et – ce qui ne gâte rien – sur une salle à manger ! Et je vous réponds qu’on mange très bien chez Eudel ! L’aimable amphitryon étant un collectionneur fort érudit, ainsi qu’en témoigne une fois de plus son second volume sur l’Hôtel Drouot et la curiosité en 1882 (1), la salle à manger, comme tout l’appartement d’ailleurs, est rempli de bibelots, d’objets d’art de toutes sortes ; et vous comprenez que, lorsqu’on a mangé et bu dans du dix-huitième siècle, on a plus envie de rire que de pleurer – en passant au salon.
(1) Un vol. in-18, chez Charpentier.
L’autre soir, nous étions une douzaine à table, qui, bien qu’appartenant tous au régiment d’Apollon, n’avions ni les mêmes goûts, ni le même instrument, ni la même profession ; il y avait là des comédiens, des vaudevillistes, des poètes, des journalistes, je ne sais plus qui encore : – Martel, de la Comédie-Française et Galipaux, du Palais-Royal ; Armand Silvestre et Duru, Rollinat et Lorain – Arcades gambo ! – Paul Lheureux et Nogent, de l’Opinion, Evariste Mangin, Spiridion et votre serviteur, tous les deux représentant le Phare de la Loire.
Une vraie macédoine, comme vous voyez ! Ce soir-là, on
était entre hommes, ce qui veut dire qu’on ne s’est pas gêné. Rollinat
nous a dit une chose très raide et très belle à la fois, la Vache au
taureau, qui fait partie de ses Névroses, et que je mets au-dessus
de tout, dans son œuvre ; et Galipaux, plus en verve que jamais, nous a
littéralement épanoui la rate avec ses monologues fous.
(…)
Après le classique, le naturaliste, l’hydropathie et le macabre. Saluez Rollinat ! un vrai poète, vous disais-je à la fin de mon dernier feuilleton ; je ne me dédis pas, mais je m’explique. Tout n’est pas à admirer, certes, dans les Névroses, et j’en suis presque à regretter que le volume ait paru, tant il a modifié ma première impression. Alfred de Vigny raconte quelque part que le poète n’est jamais plus heureux que dans la minute où il compose. J’ajouterai qu’il perd toujours à être publié. La lettre n’aura jamais le charme inexprimable de l’inédit, car avec elle c’est la critique qui commence, c’est-à-dire la discussion, la contestation, la dispute. Rollinat qui était un inconnu naguère, s’est réveillé un matin quasi célèbre, grâce au patronage de Sarah Bernhardt et à une chronique de Albert Wolf. En principe je me méfie de la célébrité qui sent la réclame, et j’attends l’œuvre pour juger l’homme. Les Névroses sont venues et je me suis demandé très sincèrement si c’était une mystification, car à part cinq ou six belles pièces de vers que Rollinat avait déclamées devant moi avec un art incontestable, je n’ai rien trouvé dans le volume qui m’ait véritablement empoigné ; en revanche la plupart des morceaux m’ont profondément écœuré. Maintenant je fais la part des choses. Nous n’avons pas Rollinat et moi la même esthétique. Ainsi, il adore Baudelaire, et je suis tout près de penser avec M. Edmond Scherer que Baudelaire « n’a ni talent, ni esprit » ; – il goûte fort Tristan Corbière – et j’avoue, à ma honte, que je ne le connais pas ; – il ne croit pas à Lamartine, et moi je le porte aux nues, à Victor Hugo, et dans ses plus belles pages c’est de lui qu’il procède ; – il trouve que tout est vrai dans l’art, et je suis tenté devant son œuvre de m’écrier qu’elle sonne faux ; – il est attiré par l’étrange, les fantômes, la pourriture de la tombe, et tout cela m’inspire une parfaite horreur. Nous n’avons donc point la même façon de comprendre l’art ; et aurions-nous la même esthétique que je ne lui pardonnerais jamais d’avoir pondu des vers comme ceux-ci.
L’Espérance est un merle blanc
Dont nous sommes la triste haie.
La haie du merle ou de l’Espérance ?
…… Et son œuvre est un parc sensitif où la rose
Fait avec l’asphodèle un ténébreux hymen.
Mineur amer, piochant la houille des idées,
Il est le grand charmeur des âmes corrodées
Par le chancre du spleen, du doute et du remord.
Il s’agit de Balzac.
Viande, sourcils, cheveux, ma bière et mon linceul,
La tombe a tout mangé : sa besogne est finie.
_____
Voix de surnaturelle amante ventriloque !
_____
Aussitôt que le ciel se voile
Et que le soir – brun tisserand,
Se met à machiner sa toile
Dans le mystère qui reprend,
Je soumets l’homme à mon caprice,
Et, reine de l’ubiquité,
Je le convulse et le hérisse
Par mon invisibilité. (???)
C’est la Peur qui parle.
Et dans tout le volume il y a une vraie débauche d’adjectifs, de mots creux qui se piquent d’être profonds, et de grands vers qui ne disent rien. Je passe par-dessus les « fin fond, les corrodé, les macchabées, les pourritures » qui reviennent à tout moment et répandent sur l’œuvre en général une odeur de cadavre qui donne la nausée.
Par exemple où Rollinat me paraît supérieur, c’est dans le rondeau et la ballade – dans le roseau surtout ; il y en a quelques-uns dans les Névroses qui sont de petits bijoux. Ecoutez celui-ci :
LES YEUX BLEUS
Tes yeux bleus comme deux bluets
Me suivaient dans l’herbe fanée
Et près du lac aux joncs fluets
Où la brise désordonnée
Venait danser des menuets.
Chère ange, tu diminuais
Les ombres de ma destinée,
Lorsque vers moi tu remuais
Tes yeux bleus.
(page 2)
Mes spleens, tu les atténuais,
Et ma vie était moins damnée
A cette époque fortunée
Où dans l’âme, à frissons muets,
Tendrement tu m’insinuais
Tes yeux bleus.
Et cet autre :
LA CORNEMUSE
Sa cornemuse dans les bois
Geignait comme le vent qui brame :
Et jamais le cerf aux abois,
Jamais le saule ni la rame
N’ont pleuré comme cette voix.
Ces sons de flûte et de hautbois
Semblaient râlés par une femme.
Oh ! près du carrefour des croix,
Sa cornemuse !
Il est mort. Mais, sous les cieux froids,
Aussitôt que la nuit se trame,
Toujours, tout au fond de mon âme,
Là, dans le coin des vieux effrois,
J’entends gémir comme autrefois
Sa cornemuse !
Combien je préfère chez Rollinat la note mélancolique à la note funèbre ! elle est trop rare dans son volume. Car la poésie, voyez-vous, la vraie, la grande, est faite de tristesse, et comme l’a dit Alfred de Musset :
Les chants désespérés sont les chants les plus beaux
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
C’est pour cela que je mets Lamartine au premier rang des poètes.
La poésie est si triste de son essence, que moi qui vous
parle, en dépit du certain fonds de gaîté qu’on veut bien me reconnaître,
je me sens envahi par une mélancolie inexprimable dès que j’appelle la muse.
Ainsi, tout récemment dans un salon, on blaguait vertement devant moi ce qu’on
est convenu de nommer le premier amour. La maîtresse de la maison fait passer
un album avec prière d’y écrire son sentiment ; presque tous les vers
étaient folâtres, les miens manquèrent absolument de gaîté. Jugez-en :
(…)
Pour en revenir à Rollinat, je ne saurais mieux faire que de mettre sous ses yeux – pour le détourner du mauvais chemin où il me parait s’être fourvoyé, derrière les hydropathes et les hirsutes – la jolie page sur la poésie que je viens de lire dans la préface d’Armand Silvestre à l’Hôtel Drouot d’Eudel. C’est George Sand qui l’a écrite : « Le vers, dit-elle, est une musique qui nous élève dans une sphère supérieure, et dans cette sphère là, les idées et les sentiments se sentent délivrés du contrôle de la froide raison et des entraves de la vraisemblance. C’est un monde entre ciel et terre où l’on dit précisément ce qui ne peut pas se dire en prose. Un tel privilège est dû à la beauté d’une forme qui n’est pas accessible au vulgaire, ou du moins à l’état de vulgarité douce qui est le fonds des trois quarts de la vie pratique. »
Or je trouve trop de prose dans la poésie de Rollinat, et c’est ce qui me la gâte. Elle n’en a pas moins de la saveur et du charme, et il serait injuste de nier de sérieuses qualités au poète qui a signé la Vache au taureau, l’Arc-en-ciel, les Frissons, et le Soliloque de Troppmann.
*
* *
(…)
LÉON SÉCHÉ.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Lorsque l’auteur du texte écrit « Rollinat et Lorain », il s’agit vraisemblablement de « Rollinat et Georges Lorin ».
– 2 – Les deux vers « L’Espérance (…) triste haie. » sont extraits de « L’Espérance » (page 41), les cinq vers « Et son œuvre (…) du remord. » de « Balzac » (page 57), les deux vers « Viande, sourcils, (…) sa besogne est finie. » de « Le mauvais Sort » (page 115), le vers « Voix de surnaturelle amante ventriloque ! » de « La Voix » (page 29), et les huit vers « Aussitôt que le ciel (…) mon invisibilité. » de « La Peur » (page 249),
– 3 – Les deux verts d’Alfred de Musset sont extraits du poème « La Nuit de Mai ». La formulation exacte est :
« Les plus désespérés sont les chants les plus
beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs
sanglots. »
(page 352 de Poésies complètes d’Alfred de Musset, Charpentier libraire-éditeur, Paris, 1840, 436 pages).
– 4 – Le paragraphe de George Sand « Le vers (…) vie pratique. » est extrait de la préface (page II) écrite par George Sand pour le livre d’Armand Silvestre, Rimes neuves et vieilles (E. Dentu libraire-éditeur, Paris, 1866, VI+199 pages).
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