Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

Le Mot d’ordre

Lundi 6 août 1877

Page 3.

(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)

 

LES LIVRES

C’est toujours avec défiance que nous ouvrons les volumes de vers signés de noms inconnus, car toujours nous nous attendons à une déception, et, il faut bien le dire, nous ne nous trompons que trop rarement.

Sommes-nous trop exigeant ? Peut-être. Les grands poëtes français, dont le plus puissant, le colosse, est toujours debout, ont dû nous rendre difficile. Pourtant, ce que nous pensons, nous l’entendons dire de tous côtés. Des critiques plus autorisés que nous, estiment, qu’à part une ou deux personnalités – qui ne font d’ailleurs encore que promettre – la jeune école n’a produit jusqu’ici que des versificateurs de talent, rompus à la difficile gymnastique du rhythme et de la rime, mais pas un seul poète.

A défaut d’inspiration, ces jeunes gens, qui affectent pour le public un dédain dont celui-ci leur a, il est vrai, donné l’exemple, se livrent à ce qu’ils appellent des tours de force, tours que nous n’apprécions peut-être pas à leur valeur, n’étant pas connaisseur en exercices de cirque.

Nous en avons vu qui faisaient des sonnets reflexes ; il paraît que c’est très difficile, presque aussi difficile que le grand écart. En revanche, c’est beaucoup moins drôle.

Qu’on nous passe l’expression chère aux amateurs de carambolage, ces prétendus poëtes font leurs vers « par la difficulté. »

Des poitrinaires, des « douteurs », des désespérée, nous ne parlons pas ; cette engeance a été exécutée de la bonne façon, et il n’y a pas à y revenir.

Mais ce n’est pas pour nous livrer à des considérations sur la décadence de la poésie que nous avons pris la plume ; nous venons de terminer la lecture d’un volume de M. Maurice Rollinat, Dans les Brandes (chez Sandoz et Fischbacher), et si quelque chose devait nous faire espérer la guérison de l’anémique poésie de notre temps, ce seraient assurément les vers de M. Rollinat.

M. Maurice Rollinat, filleul de l’immortelle George Sand, a véritablement, comme son illustre marraine, un profond sentiment de la nature, qu’il a étudiée dans cet agreste Berry, dont les coteaux couverts de brandes, ont été si admirablement chantés déjà.

Les poèmes qui composent le volume forment une suite de paysages pleins de couleurs et de vie, dans lesquels on entend tous les bruits de la campagne berrichonne. Voici le bruissement du feuillage, le crépitement des insectes dans les genêts, le mugissement des grands bœufs, les aboiements coupés du chien courant, le caquetage ou le chant des bergères. Puis des silhouettes dessinées de main de maître : la vache qui rumine accroupie dans les herbes, le facteur rural, ce moderne Juif-errant qui « abat kilomètres et lieues, » portant pêle-mêle dans sa gibecière bonnes et mauvaises nouvelles ; le curé chasseur :

Le grand curé sec et rustaud
Qui, pour s’en aller chasser tôt,
A dit sa messe dès l’aurore.

Enfin, le garde-champêtre, homme sévère, terreur des délinquants, qui, plus d’une fois, dans les grands blés, a pris in flagrante delicto des maraudeurs d’amour.

Nous en avons dit assez pour donner une idée du livre ; c’est de la poésie saine et franche, sans « difficultés, » et nous ne confondons pas M. Maurice Rollinat avec les trop habiles versificateurs dont nous avons parlé plus haut.

ROBERT CHARLIE.

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – « Robert Charlie » est un pseudonyme utilisé par Jean Oscar Labourasse, né le 27 mars 1849 à Vouthon-Haut dans la Meuse et décédé le 9 février 1909 à Paris, 8e arrondissement. En 1877, il travaillait comme journaliste pour plusieurs journaux républicains dont Le Mot d’Ordre

– 2 – À la suite de la publication de Dans les Brandes, Raoul Lafagette a écrit un assez long projet d’article que Maurice Rollinat a proposé à plusieurs journaux, et dans sa lettre à Raoul Lafagette, datée du 26 juillet 1877 (collection particulière), Maurice Rollinat informe son ami que « Duportal a promis de faire tout son possible pour l’insertion prochaine de votre article. » Il s’agit vraisemblablement d’Armand Duportal (journaliste et homme politique, né le 17 février 1814 à Toulouse et décédé dans cette même ville le 1er février 1887) qui, en 1877, était rédacteur en chef des journaux Le Réveil et Le Mot d’ordre, mais aussi député de la deuxième circonscription de Toulouse.

Armand Duportal a-t-il donné ce projet d’article à Robert Charlie qui s’en serait inspiré pour écrire son propre article ? Plusieurs similitudes pourraient nous amener à le penser. Tout d’abord les deux textes commencent par des généralités sur la poésie et les poètes. Là, tous les deux parlent de Victor Hugo : « Les grands poëtes français, dont le plus puissant, le colosse, est toujours debout, ont dû nous rendre difficile. » (Robert Charlie) et « L’immortel doyen des penseurs actuels, le glorieux génie de la France, Victor Hugo, impose aux plus désabusés le respect de son inépuisable sublimité ! » (Raoul Lafagette). Puis tous les deux évoquent les jeunes poètes et leurs qualités. Ensuite, la présentation du livre commence pour les deux auteurs par une évocation de la nature : « Les poèmes qui composent le volume forment une suite de paysages pleins de couleurs et de vie, dans lesquels on entend tous les bruits de la campagne berrichonne. » (Robert Charlie) et « Le titre Dans les Brandes, nous avertit que nous entrons en pleine nature, et dans une nature un peu inculte, triste et fantastique. » (Raoul Lafagette). Le plus troublant est l’utilisation de l’expression « ce moderne Juif-errant » pour parler du facteur ; nous ne l’avons retrouvée nulle part ailleurs dans les articles de présentation de Dans les Brandes, sauf dans le texte de Raoul Lafagette qui écrit « comme un Aasverhus des ténèbres » (il a certainement voulu dire « Ahasvérus », c’est-à-dire « le Juif errant »). Quant à la conclusion de l’article de Robert Charlie : « c’est de la poésie saine et franche, sans "difficultés" », elle est proche de l’expression de Raoul Lafagette : « M. Rollinat reste lui, c’est-à-dire un poëte d’instinct et de sensuelle spontanéité. » Mais si Robert Charlie s’est inspiré du texte de Raoul Lafagette, il a écrit un article original, toutes les citations sont différentes ce qui montre qu’il a lu et apprécié le livre de Maurice Rollinat.