Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Livre - Revue du monde littéraire
N° 78 du 10 juin 1886
Pages 292 et 293 (douzième et treizième du numéro).
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
POÉSIES
L’Abîme. Poésies, par MAURICE ROLLINAT.
Un vol. in-18. Charpentier. - Prix 3 fr. 5o.
On se souvient du grand succès qui accueillit les Névroses, le second volume poétique de Maurice Rollinat, il y a bientôt trois ans. A ce moment, Rollinat fut un des lions du jour ; on parlait du poète non moins que du musicien et du superbe diseur, car entendre Rollinat soliloquer ses vers est assurément une joie non pareille ; l’homme s’identifie à l’œuvre, la fait valoir, l’exalte par sa parole vibrante, passionnée et tragique, par son geste large, saccadé, soulignant les moindres effets, par sa physionomie énergique, extraordinairement mobile et d’une beauté dramatique incomparable. Il apporte tant de fougue et de lyrisme dans son jeu et sa diction que, pour qui l’a entendu et admiré, il semblera toujours que derrière le volume imprimé, il manque l’homme pour l’interpréter encore et toujours ; ainsi devait-il en être pour ceux qui applaudirent à Chopin exécutant Chopin. Il reste une telle vision que la version écrite apparait froide, l’artiste n’est plus là pour l’orchestrer de son essence divine et pour ajouter au talent cette double croche de l’individualité agissante.
Depuis trois ans Rollinat s’était recueilli ; il avait fui les salons parisiens, où la curiosité frivole et dissolvante ne lui laissait point de répit ; et il vivait aux champs, s’écoutant lui-même, notant tous les bruissements de sa pensée et les zigzags fantastiques de ses aspirations. Il nous revient de cet exil du sage avec un maître volume plus profond que les Névroses, plus mûr, plus humain, qu’il intitule l’Abîme.
C’est une œuvre de philosophe qui scrute l’hypocrisie, l’intérêt, l’égoïsme, le soupçon, la haine, le pardon, la colère, l’orgueil et l’ennui, et qui argumente sur l’ingratitude, le mépris, le néant, le doute et l’heure incertaine avec l’âpreté d’un mâle poète du XVIe siècle.
Ce livre de penseur hanté par l’inquiétude et miné par le problème de la vie aura-t-il le succès de son précurseur, nous ne le pensons pas ; le lecteur n’aime point qu’on lui crie : Arrête-toi, passant, et regarde où tu vas ? - Il aime qu’on lui masque par les fleurs et les gentillesses la fosse vers laquelle il s’achemine, et le poète Rollinat voit le trou béant qui engloutit tour à tour les générations, le tombeau est toujours présent à l’horizon de sa pensée et il ne saurait voir un arbre sans dire comme tel pessimiste de notre connaissance : « Voilà un cercueil qui pousse. » Il aura pour lui cependant tous les dilettantes de l’idée et de la forme, et tous les trappistes dont l’âme attend la délivrance charnelle. Nous citerons un des beaux sonnets de l’Abîme, intitulé l’Empoisonneur.
L’homme est le timoré de sa vicissitude,
Creuseur méticuleux de ses mauvais effrois,
Il s’invente un calvaire, il se forge des croix
Et reste prisonnier de son inquiétude.
C’est pourquoi sa détresse emplit la solitude :
Il opprime l’espace avec son propre poids,
Et dans l’immensité, comme dans de la poix,
Traîne son infini dont il a l’habitude.
Contagieux d’ennui, de fiel et de poison,
Il insuffle son âme au ciel, à l’horizon,
Qui deviennent un cadre où vit sa ressemblance,
Et, retrouvé partout, son fantôme qu’il fuit,
Contaminant le jour et dépravant la nuit,
Fait frissonner le calme et grincer le silence.
Il faut craindre que, sur un livre aussi noblement sincère que l’Abîme de Rollinat, le public qui veut s’aveugler ne jette un pont d’indifférence. Le temps est aux scandales et les beaux ouvrages poétiques s’évanouissent dans l’atmosphère des coups de pistolet et des grossiers boniments ; il est du devoir de la critique de protester quand même. C’est pourquoi, dans la mesure de nos forces, nous tenons à signaler ici, moins longuement, hélas ! que nous le voudrions, un remarquable volume, lentement élaboré par un artiste convaincu qui restera comme l’un des poètes les plus originaux et les plus étrangement doués de cette fin de siècle.
O. U.
Remarque de Régis Crosnier : « O. U. » sont les initiales d’Octave Uzanne, rédacteur en chef de cette revue.
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