Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche
Samedi 26 octobre 1889
Pages 2 et 3.
(Voir le texte d’origine sur Gallica)
(page 2)
DIX ANS APRÈS
« Ce siècle a encore vingt ans avant de faire place à un autre. C’est entre 1779 et 1800 qu’a grandi Napoléon. Lorsque Hugo, le plus tard possible, sera couché dans la tombe, quel est celui qui apparaîtra ? Les vieux s’en vont, et, chaque jour presque, une fosse s’entr’ouvre, où les jeunes étendent un homme qui fut leur maître, artiste, écrivain, politicien, orateur. N’est-ce pas l’heure de regarder ceux qui grandissent ? »
Telles sont les lignes qui terminaient une étude sur le quartier Latin, et que je publiai, il y a dix ans déjà, hélas ! (Figaro, 8 octobre 1879). Eheu, fugaces, Postume, labuntur anni. Et cette esquisse littéraire finissait ainsi : «Avant dix ans même, il sera curieux de noter ceux qui, de cette ombre, auront émergé, se seront placés dans la notoriété publique, et, peut-être, auront des lueurs de gloire. » L’heure est venue, l’heure qui, alors, apparaissait très lointaine ; et il a paru curieux au rédacteur en chef de ce journal de faire passer une revue, après ces dix ans de bataille.
Il y a des morts, des disparus de toute sorte, dans la province, dans la tombe (Charles Cros et Fernand Icres) ou dans la folie (Gill, Vast et Sapeck). Les autres, ce sont Paul Bourget, Rollinat, Georges Lorin, Charles Lomon, Goudeau, Moynet, Jules Jouy, Charles Leroy, Vast et Ricouard, Emile Cohl, le caricaturiste ; Georges Laguerre, Pichon, Mermeix, Fragerolle, Georges Berry, Taboureux, Luigi Loir, Charles Frémine, Le Bargy, Paul Mounet, Galipaux, Grenet-Dancourt, Louis de Gramont, Eugène Le Mouel, Jean Floux, Alphonse Allais, Rodenbach, Harry Alis, Massiac, Paul Vivien, Deschaumes. Voilà les noms cités dans cet article d’alors ; aujourd’hui, comme on voit, un certain nombre sont des noms de victorieux.
Il y a dix ans, au quartier Latin, de jeunes plumes s’aiguisaient, des presses étaient en mouvement, des journalistes et des poètes s’essayaient dans leurs journaux éphémères. Ils se réunissaient, le soir, dans leur club – le club des Hydropathes – pour dire des vers, entendre des musiques. Si, à présent, on avait encore, sur la rive gauche, des réunions de ce genre, elles arracheraient, de-ci, de-là, aux fascinations des serveuses de brasserie un grand nombre de jeunes gens qui, égarés par l’orgie facile, traînent dans le sillage de ces jupes banales les souvenirs du toit natal et la confuse poésie de leur cœur. – De la morale. Serait-ce l’âge, les trente ans qui viennent de sonner ?
Le quartier Latin ?
D’aucuns assurent qu’il n’existe plus. Les étudiants de 1830 et de 1848 faisaient des barricades. La plupart de ceux de maintenant font des femmes. Dans les dernières agitations politiques qui signalèrent la fin de l’Empire, les casse-têtes corses rencontrèrent par aventure, sur les boulevards, quelques individus qui se disaient étudiants, mais ne purent jamais le prouver. – Le chardonneret de Rose Pompon tourne au serin, et les tramways qui sillonnent incessamment les boulevards Michel et Germain passent, au son des trompes triomphantes, sur les tronçons mutilés de ce qu’on appela le quartier Latin. – Voilà ce que d’aucuns assurent ; ce sont les louangeurs du temps passé. Mais le Quartier existe toujours ; et la jeunesse y est aussi ardente qu’elle pût être jamais.
Il y a des jeunes, aujourd’hui, comme nous étions il y a dix ans. Ils fourmillent. Troupe frémissante, ils décrivent autour des bureaux de journaux ou de revues, autour des théâtres, des cercles concentriques ; tous, un manuscrit au poing, enflammés de leur œuvre future, n’ayant peut-être jusqu’ici que de la confiance et de l’audace, mais décidés à les pousser jusqu’au talent ou au génie.
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Un soir d’hiver, j’étais dans l’atelier de Gill, rue d’Enfer (Denfert, nouvelle orthographe). La neige tombait au dehors, et le poêle était rouge. Gill, inquiet, pris de mélancolie à voir les flocons tourbillonnant dans le crépuscule, se mit à parler sur la vieillesse, la mort, le néant. Il comparait la vie à une montagne. Lorsqu’on commence la route, on ne voit pas de l’autre côté, on est heureux. On a vingt ans. Les chemins sont bordés d’aubépines et d’églantiers.
Ah ! qu’il était, mon chat botté,
Luisant d’amour et de gaité,
Quand, chat d’audace,
Avec ses airs exorbitants,
Il précédait mes beaux vingt ans,
En criant Place !
« Lorsqu’on arrive à la cime de la montagne, vers la quarantième année, disait Gill, rêveur, comme s’adressant à lui seul, on voit la descente rapide, et au bout… » Au bout, ce fut pour lui une cellule d’aliéné, puis un trou dans le cimetière de Charenton, où il repose. – Pauvre Gill ! ce fut un mélange de timidité et de vanité puérile, d’orgueil d’autant plus affirmé qu’à la fin il appréhendait le ratage de sa vie. « – Est-ce que tu as des frères ? » lui demandait une de ses amies. – Oui, mais ils sont en marbre. Je te les présenterai au Louvre. » Des phrases, alors amusantes, deviennent lamentables et caractéristiques quand celui qui les prononçait sérieusement est devenu fou. – Ne songeons qu’aux charges du grand caricaturiste et à quelques poésies de lui, d’un sentiment intense et pénétrant.
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Gill était une célébrité de ce club des Hydropathes, aujourd’hui oublié sans doute. Les Hydropathes disparus, vinrent les Hirsutes. Les Hirsutes, c’étaient des jeunes gens qui avaient des cheveux, tellement de cheveux qu’ils pouvaient les vendre – nettoyés – aux coiffeurs comme cheveux pour dames. Hydropathes ou Hirsutes, la nichée s’est envolée de tous côtés. Les étudiants en droit sont devenus avocats, magistrats, notaires, députés, les carabins sont devenus médecins on ne sait où. C’est la foule. Quant aux bohèmes de vocation, traversant la Seine, ils campèrent une année à Montmartre, dans le pittoresque et extraordinaire cabaret : le Chat Noir. Salis, un des plus merveilleux bonimenteurs du siècle, criait à la porte :
– Entrez, entrez, mesdames et messieurs ! La séance va commencer ! Mais que les bourgeois, les épiciers, les parpaillots se gardent bien de franchir cette porte, s’ils ne veulent pas mourir de male mort !
Goudeau, qui fut le leader des Hydropathes, celui des Hirsutes, puis le hâbleur de Montmartre, au début de cette auberge – d’où, comme des passereaux point effarouchés, s’envolent toujours sur Paris des vers et des airs modernes, – Goudeau clamait :
Hautainement et pleins d’ivresse, nous tiendrons
Nos verres trente fois plus vastes que des urnes,
Et, malgré les Satans et les dieux taciturnes,
Invinciblement nous boirons.
Poète de la saine race gauloise, il a pour ancêtres littéraires François Villon et Mathurin Régnier, dans les poèmes que ses camarades applaudissaient, au temps de leur première jeunesse. Assez récemment, il a publié un livre de souvenirs, Dix ans de bohème. Et il est toujours l’auteur de sa fameuse poésie : la Revanche des bêtes et des fleurs. – Lorin, qui publia autrefois un joli livre de fantaisies, Paris Rose, s’enferme et s’isole sans doute en son rêve de pige-lune. M. Charles Lomon, après avoir fait jouer, avec du retentissement coquelinesque, un drame en vers, Jean Dacier, à la Comédie-Française, puis un autre drame en vers, moins heureux, à l’Odéon, n’a plus rien produit ; il s’est marié, et c’est tout. M. Maurice Rollinat, réfugié à la campagne, dans la Creuse, parachève, dans le recueillement et la solitude, un pendant – on peut l’espérer sûrement d’un art pittoresque – à son recueil les Névroses, qui eut un si rapide succès, à la suite d’une célèbre chronique de Wolff. – Vast, le demi-romancier, est fou, et son collaborateur Ricouard est mort.
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Un fou encore, Sapeck, qu’on vient d’enfermer il y a quelques jours. Les « fumisteries » de Sapeck sont célèbres. En voici une que Paul Bourget ne m’en voudra pas de faire connaître. Bourget avait conté, certain soir, avec sa façon ordinaire de dandy, qu’il se levait pour travailler, à minuit, s’il s’était couché de bonne heure, et qu’il écrivait jusqu’au matin quand même, s’il était rentré tard. Sapeck, aussitôt, heureux de réaliser une économie de loyer, lui proposa, puisqu’il n’usait pas de son lit, de le lui céder à minuit. Ce fut convenu. Pendant une semaine, Sapeck rentra très exactement et dormit jusqu’à sept heures sonnantes du matin, car alors Bourget devait se reposer jusqu’à neuf. Seulement, Bourget était abattu, dans la journée, par d’invincibles somnolences. Aussi le huitième jour, il n’ouvrit pas, à minuit, quand Sapeck arriva, carillonna ; le neuvième jour, Bourget dut fourrer du coton dans sa sonnette. Comme au premier étage – c’était rue Guy-de-la-Brosse, dans ce paisible quartier du Jardin des Plantes si balzaciennement décrit dans les premières pages de ce très magistral roman : le Disciple – habitait un député, M. Paul Bert, je crois, dont la voiture restait ordinairement dans la cour, Sapeck s’y réfugia pour attendre l’aube en fumant des cigares ; et, par mégarde, vers deux heures du matin, il enflamma du foin qui se trouvait à côté. – Toute la maison fut réveillée à cette lueur, et le futur académicien, qui n’en pouvait mais, reçut du concierge irrité son congé ; c’est la légende. (Mettons qu’elle est fausse.)
Bourget est de la génération précédente, du groupe Bouchor, Ponchon, Richepin, Sapeck ; il avait déjà publié deux volumes de poésie : la Vie inquiète, Edel. Et tous ses camarades présageaient son élégante et haute destinée littéraire. Paul Bourget avait alors, parmi ceux qui le suivaient déjà, un poète, Victor Zay, dont je vois toujours la tête fine avec la barbe en pointe, les yeux bleus et songeurs, le chapeau marron coupé d’un ruban de velours noir. Un soir, il nous dit un sonnet qui me parut un chef d’œuvre, et dont je ne me souviens plus : les Foins. Encore un mort, Victor Zay ; le sonnet qui sentait si bon est mort aussi sans doute. – Paul Mounet, alors étudiant en médecine, depuis un admirable tragédien, aux côtés de son frère aîné, se souvient-il d’avoir fait savourer ce sonnet – les Foins – dans une brasserie de la rue Cujas, dans ce même endroit où, avec Le Bargy, aujourd’hui le distingué comédien de la rue Richelieu, chacun drapé, en guise de peplum, dans un drap de lit, il jouait du Corneille ou du Racine ? – Galipaux, ensuite, nous égayait de ses spirituelles galipettes et monologuait originalement ; Coquelin cadet applaudissait et monologuait à son tour. Il y avait là, d’ailleurs, Charles Cros, le père du monologue.
Un mort encore.
On a fait à Charles Cros une étrange auréole : il la mérite un peu. On a dit qu’à seize ans il professait l’hébreu et le sanscrit ; que, le 30 août 1876, un an avant qu’Edison prît son brevet, il remettait à l’Académie des sciences un pli cacheté contenant la description du phonographe ; qu’il produisait artificiellement des améthystes, des saphirs, des rubis, des topazes, et qu’enfin il trouva presque la photographie des couleurs. S’il créa des améthystes, des rubis, des topazes, ce sont, je pense, seulement, les poèmes de son livre d’une imagination imprévue et fantasque, bien à lui : le Coffret de santal. Comme monologue, ses plus connus sont : le Hareng saur, l’Obsession, le Bilboquet. Nombre de fois, voyant des comédiens, dans les soirées, applaudis pour leur esprit et leur fantaisie avec les inventions amusantes, les trou vailles drôles de Cros, sans jamais son nom rappelé, j’évoquai le poète qui les créa ; dans le bruit des bravos et des mains gantées qui fêtaient l’interprète, mon souvenir apercevait le visage étrange, triangulaire et basané, de Charles Cros, sa chevelure d’un noir d’ébène, ébouriffée rayée au milieu, et sous la barre de sa petite moustache noire et rude, son sourire de résignation et d’ironie.
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Grenet-Dancourt, qui jouait alors un bout de rôle de héraut d’armes, à l’Odéon, dans je ne sais plus quelle tragédie, disait aussi des monologues ; et (page 3) Georges Moynet lui succédait sur l’estrade avec de désopilantes charges d’atelier, depuis réunies dans un volume plein de rire : Entre Garçons. Moynet a écrit encore un roman de mœurs bourgeoises où est, dans une exacte et malpropre étude contemporaine, toute la bonne humeur de Paul de Kock ; aujourd’hui, il rédige des bulletins financiers. Un dur métier, celui d’artiste ; beaucoup s’y découragent. Quant à Grenet-Dancourt, il a trouvé un nid aux œufs d’or : Trois Femmes pour un mari. Lorsqu’un directeur malade veut gagner de l’argent, il reprend cette farce si drôle. – Charles Leroy, encore, débitait des soliloques, ceux de son héros ; le colonel Ramollot. Il en a usé et abusé pendant quelques années. A présent, plus rien. Qu’est-il devenu ? « Tant qu’on recrutera l’armée dans le civil… » c’est la plaisanterie la plus drôle. Comment d’honnêtes gens s’arrangent-ils pour ridiculiser gaiement nos officiers et revendiquer, en même temps, de très bonne foi, les bords du Rhin perdus ?
La génération d’alors s’est manifestée en tous sens. MM. Georges Laguerre, Pichon, Mermeix sont tous les trois députés de la Seine : deux sont boulangistes, Pichon ne l’est pas. Georges Berry, le conseiller municipal adoré du quartier de l’Opéra, est de cette époque ; alors il tenait pour les jeunes poètes une sorte de bureau de placement pour leurs vers : le Parnasse. Insertion moyennant indemnité. Aujourd’hui Berry a grossi encore. Pichon et Mermeix sont tous deux, malgré leurs opinions différentes, prédestinés aux bons avenirs. Pour Laguerre, qui semble un vétéran tellement son énergie fut active et ses luttes furent ardentes, il est installé dans l’opinion publique, quelque sentiment qu’on ait à son égard, comme un orateur de premier ordre (et dans la note moderne qui veut non du pathos, mais de la netteté, de la logique, de la claire et fine langue française). Georges Laguerre, une tête de gouvernement, qui sait ? à un moment donné de notre histoire.
Puisque nous causons politique, voici Jules Jouy qui siffle. Ce gavroche semble, avec sa barbiche et sa houppe, une réduction de Rochefort, le vieux pamphlétaire. A-t-on mémoire d’une chanson de Jouy chantée par Paulus, Derrière l’omnibus ? (En effet, longtemps Jules Jouy a couru après le coche.) Maintenant, il a trouvé un genre ; il est le premier chansonnier de Paris, aux dépens du général Boulanger, aujourd’hui vaincu. Le général Boulanger ? Il y a dix ans, Laguerre, Jules Jouy, Pichon, Mermeix l’ignoraient ; aujourd’hui, cet inconnu les a fait ennemis. – Un autre est là, dans l’ombre, peut-être, qui surgira soudain et que nous ignorons.
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Il faut aller vite. Celui-ci, Louis de Gramont, mon camarade dans les journaux d’André Gill : la Lune rousse, la Petite Lune – a eu grand succès, cet été, comme librettiste de l’opéra du poète musicien Massenet : Esclarmonde. Celui-là, Harry Alis, travaille sans relâche et augmente sans souci de réclame son œuvre remarquable : Reine Soleil, Petite Ville, Quelques fous. Guy Tomel, que je citais dans mon article d’il y a dix ans, est aujourd’hui négociant de vins, en Algérie. Ah. ! les disparus ! Eugène Le Mouël dessine, d’un trait caricatural, naïf et observé, les habitants de sa petite ville ; et un recueil de ses poésies, Bonnes gens de Bretagne, est exquisement typique : il a la mélancolie et le charme des landes de là-bas. Pierre de Lano a vu ses qualités d’écrivain chaque jour plus appréciées. Son roman, Jules Fabien, a des pages très poignantes, douloureusement humaines ; et la préface dédiée d’un récent livre, Après l’amour, montre son honnêteté littéraire et sa verve critique. Charles Frémine a mis, dans ses poèmes, la grâce jolie du pommier en fleurs et la beauté plantureusement épanouie du paysage normand ; Guillaume Livet, Théodore Massiac journalisent bien ; Edmond Deschaumes rajeunit la chronique ancienne ; Georges Fragerolle chante lui-même, d’une voix chaude et sympathique, ses musiques d’une allure personnelle : Paul Vivien, l’ancien directeur du journal l’Hydropathe, plaide et gagne ses causes ; Georges Rodenbach a affirmé son originalité en de coquettes, de languissantes proses sur les villes mortes flamandes.
Un autre, Louis Morin, s’est fait une place bien particulière par deux exquis volumes d’histoires d’autrefois. Le premier : Jeannik. Le second, le Cabaret du puits sans vin, a été couronné par l’Académie Française. Et M. Louis Morin vient de faire aux lettrés, aux artistes qui apprécient, mieux qui admirent son talent naïf et savant, la surprise d’un troisième volume de ces plaisantes histoires de jadis, variations délicieuses sur des thèmes anciens : les Amours de Gilles. Toute la vie italienne au dernier siècle y est évoquée, par un récit plein de souriants détails bien observés, par une coquette et jeune aventure qui émeut et à travers laquelle rient, aiment, pleurent, se grisent ravissamment tous les personnages de la fameuse « commedia del arte » ; l’illusion est complète d’un voyage au joli et fripon siècle passé, par la multitude de dessins ingénus et raffinés, dont Louis Morin, un petit maître tout à fait personnel et original, sème son écriture.
Un poète encore, et je l’oubliais, Fernand Icres, dont le déplorable comédien Antoine joua, l’an dernier, une pièce en vers naturalistes : les Bouchers. Il y a de beaux vers dans son premier livre : les Fauves. Fernand Icres est mort ; son nom s’ajoute à la liste noire. – Ah ! de tous ceux qui viennent de défiler, combien existeront encore dans cinquante ans ? Même, qu’est-ce qui subsistera de ce qui fut leur pensée ? Ce doit être triste, la vie dépeuplée à mesure des compagnons des premières batailles.
Arsène Houssaye, dont l’esprit toujours étincelle, nous contait, un soir, que, dînant chez Victor Hugo, tout à coup le vieux Maître, les yeux emplis de larmes, se leva, quittant la table gaie de nombreux invités et de quelques sourires de femmes. Chacun regarde. Que se passe-t-il ? Voilà que Victor Hugo, sans prononcer un mot, sans rien expliquer, étreint Houssaye dans ses bras, puis il monte lentement dans sa chambre. « Personne n’a compris, disait Arsène Houssaye ; mais, moi, j’ai deviné. Victor Hugo, soudain, a eu la vision plus nette de ces visages nouveaux dans sa vie ; il s’est trouvé seul, et il a senti la mort passer. Alors, troublé, il n’a pu retenir son émotion, il s’est jeté dans mes bras. Seulement, ce n’est pas moi qu’il a embrassé, c’est un peu de sa jeunesse. » Mais on ne parle plus de Hugo, aujourd’hui, à ce qu’il paraît ; on délaisse ce Charlemagne dans sa tombe, au Panthéon, et les capitaines se partagent l’empire.
Félicien Champsaur.
Remarque de Régis Crosnier : Le texte auquel fait référence Félicien Champsaur publié dix ans auparavant dans Le Figaro du 8 octobre 1879, s’intitule « Le Quartier latin » et figure en pages 3 et 4.
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