Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Feu Follet
N° 32 de janvier 1883
Pages 281 à 286.
(Voir le texte d’origine sur Gallica)
(page 281)
PORTRAITS PARISIENS
CHARLES BUET
Au moment où le « Prêtre » de M. Charles Buet opère de glorieuses pérégrinations dans les quartiers excentriques de Paris, et se prépare une rentrée triomphale à la Porte-Saint-Martin, les lecteurs du Feu Follet ne liront pas sans intérêt quelques pages d’observation personnelle sur l’auteur des Contes Ironiques et des Terribles, dont notre revue a publié les plus remarquables fragments.
Charles Buet appartient par tempérament, non pas à une école, – car l’idée d’école exclut l’idée de personnalité, – mais à la génération très moderne des « sensitifs ».
Dans ses premiers essais littéraires, l’auteur du Prêtre s’annonçait comme un romancier.
Il y avait dans sa manière, – le style restant très personnel, – les procédés imaginatifs d’Alexandre Dumas père et de Paul Féval.
L’aventure paraissait avoir pour son talent réel un puissant attrait, et il faut reconnaître que ses qualités inventives lui assuraient, même dans le roman suranné, une notoriété certaine, car du fond de ces décombres il aurait fini par dégager son individualité.
Un drame surgit tout à coup de son cerveau, un drame qui, sans anéantir le passé littéraire de son auteur, l’absorbait tout (page 282) entier, le monopolisait, et le concentrait dans l’admirable synthèse de son titre : le Prêtre.
Point de doctrine théologique, point d’exposé fastidieux, point de thèse, une action humaine profondément saisissante, magistralement conduite, une œuvre de grand art scénique qui s’imposait à l’admiration avec cette autorité devant laquelle s’inclinent les mesquineries de la critique et les basses revendications des partis.
Quand la pièce parut à la Porte-Saint-Martin ce fut une indescriptible ovation.
En sorte que Charles Buet commençait sa carrière dramatique au rebours des féeries et des opéras… par une apothéose.
Toute une salle soulevée par un enthousiasme irrésistible, remuée, bouleversée par le pathétique poignant des situations, par l’élévation soutenue des idées et du dialogue, et au milieu de cette foule admirative, la magistrale figure de M. Barbey d’Aurevilly sorti de sa retraite de la rue Rousselet pour assister à ce début triomphal, et dominant le tumulte des bravos par cette exclamation superbe : « C’est l’abbé Hamlet ! »
Voilà un début comme en ont rêvé bien des catéchumènes de l’art que l’insuccès de leurs tentatives dramatiques a replongés, moulus par cette chute, du haut d’un rêve glorieux dans les bas-fonds de la basoche fertiles en artistiques avortements.
J’ai assisté, dans la salle et dans la coulisse, avec l’auteur et son ami François Coppée à la représentation du drame dans les théâtres excentriques de Grenelle, de Montparnasse et des Gobelins, et j’ai pu constater que l’enthousiasme populaire, si peu favorable à l’exhibition de la soutane cléricale, ratifiait l’ovation plus éclectique de la Porte-Saint-Martin.
N’est-ce point là l’hommage le plus évident rendu à la valeur de l’auteur ?
Le succès du Prêtre désignait suffisamment la route à suivre.
Les Directeurs de théâtre qui, la veille de cette révélation, eussent plongé les manuscrits de fauteur dans les abîmes cartonnés de l’administration, demandaient des pièces, maintenant, sachant qu’ils pouvaient fonder sur ce nom des espérances réalisables, et faire des rêves de maximum.
(page 283)
Mais Charles Buet qui, en matière théâtrale, croit que les productions sérieuses sont le résultat des longues gestations, se recueille dans sa solitude de l’avenue de Breteuil, et prépare de nouvelles et plus éclatantes affirmations de son vigoureux talent.
Car le secret des artistes n’est pas une cuirasse imperméable, et leurs mystères ne sont point ceux que l’œil indiscret d’un ami ne peut percer.
Donc l’auteur du Prêtre a dépouillé le vieil homme romantique pour entrer franchement dans la voie où le poussaient ses secrètes aspirations.
Il ne répudie point son passé littéraire. L’auteur dramatique reste doublé du romancier ; mais le romancier bénéficie de la condensation scénique imposée par la marche de l’action, et je connais de ses nouvelles, comme l’Enfant noir, la Joyeuse journée de Mai, et surtout la Soutane aux orties, qui sont des modèles de l’ironie pathétique la plus intense et de la ciselure littéraire le plus merveilleusement fouillée.
Charles Buet aime l’art dans toutes ses manifestations.
Ce n’est pas un exclusif confiné dans le cercle rigoureux d’un scénario ou dans la charpente d’un roman de mœurs.
Dans son salon se rencontrent poètes, prosateurs, musiciens, peintres, sculpteurs ; – la fusion des classes artistiques s’opère sous l’influence conciliante et le charme de la conversation de l’hôte très hospitalier.
Avec un soin jaloux, un raffinement de sensitif, le travailleur a peuplé sa solitude du monde des bibelots qui a son existence à lui, silencieuse, chatoyante, variée, imaginative, perchée sur les étagères, brillant aux panoplies, végétant sur les marbres, et fixant dans tous les angles la songerie multiple et vagabonde du penseur.
Le portrait de M. Barbey d’Aurevilly se détache sur un panneau avec cette épigraphe à l’encre rouge :
« Ressemblant pour qui ne m’aime pas ; – pour qui m’aime ?… non ! »
Sur l’autre panneau, c’est Sarah Bernhardt, par Adrien Marie, avec une dédicace de dona Sol ; – les portraits de Paul Féval, de Taillade et de Bouville ; puis la grande photographie de Maurice Rollinat, le poëte des Névroses que la chronique parisienne (page 284) par un élan bien rare de justice, vient de jeter en coup de foudre dans la grande célébrité.
Un crucifix, une vierge russe qu’on dirait taillée dans un bloc de givre, un encrier monumental, superbe morceau de bronze où Sarah Bernhardt – qui l’a sculpté – couve un récipient de taille imposante avec deux grandes ailes de chauve-souris, des statuettes du Malabar, des armes rapportées de chez les Niam-Niam, les Mombouttous, les Dinka, au centre de l’Afrique, par les frères Poncet, l’amoncellement de ces objets d’art ressort violemment sur le fond rouge de la tapisserie.
Puis, c’est la bibliothèque avec sa collection de livres rares sur la Savoie, sur la Réforme, l’album très curieux, et de très nombreux et infiniment précieux autographes d’auteurs.
C’est dans ce cabinet que François Coppée vient fumer ses éternelles cigarettes. – Dans le salon attenant, M. Barbey d’Aurevilly fouette de ses mots inoubliables les conversations surchauffées. Louis Houssot, le spirituel inspirateur de Thérésa, chante sa légendaire chanson de Petit papa, Fernand Crésy dit ses Fauves ; le docteur Cros récite des vers d’une exquise sentimentalité, tandis que Harancourt fulmine ses anathèmes pathétiques d’une si intense vibration.
Puis c’est le peintre Georges-Sauvage ; Léon Bloy, un talent d’un ordre très élevé doublé d’une érudition profonde ; Joséphin Peladan, l’intéressant critique de l’Artiste ; Ernest Hello, l’auteur du livre sublime qui s’appelle les Paroles de Dieu ; le grand lexicographe Frédéric Godefroy ; Victor Tissot, l’auteur du Voyage au Pays des Milliards ; le chevalier de Crollalanza ; le graveur Adolphe Soupey et ses fils ; Mlle Noémi Dupuy, peintre d’un talent viril et plein d’énergie, dont on admire les portraits du maître et de la maîtresse de la maison ; Mme Prosper Vialou, veuve d’un célèbre romancier, etc., etc ; puis encore Taillade, Jacques Damala, Mlle Douglas et Mlle Dudlay, de la Comédie-Française, qui y tonitrua certain soir les imprécations de Camille de manière à faire trembler la maison.
Et Rollinat ?... Toujours fidèle aux mercredis de l’avenue de Breteuil, il subit le supplice du piano forcé, et du débit non moins obligatoire, et le kaléidoscope formidable de son œuvre fait défiler les tableaux vivants ou fantastiques qui dégagent des frissons (page 285) d’épouvante, des émotions suaves, et toujours une inquiétude prédominante, indéfinissable, comme en dégagent les Livres saints et les volumes rares d’un art mystérieux.
C’est de l’avenue de Breteuil qu’est née la gloire de Rollinat. C’est là que l’entendit pour la première fois M. Barbey d’Aurevilly, et qu’à la suite de cette audition l’éminent critique mit sous les pieds du poëte le socle gigantesque d’un article comme il en sort de sa plume.
Plus tard Sarah Bernhardt, sur l’instigation de Charles Buet et de Coquelin cadet, voulut entendre chez elle l’étonnant artiste qui fait revivre dans sa poésie si puissamment personnelle les deux génies quintessenciés de Baudelaire et d’Edgar Poë.
Cette soirée sera une date dans la carrière artistique de Rollinat.
Les descriptions parisiennes ont depuis longtemps consacré les somptuosités de l’atelier de la rue Fortuny.
Tout le monde connaît, du moins par ouï-dire, la grande statue d’Arlequin, le portrait de Sarah par Clairin, la fameuse niche aux coussins, la grande corbeille à fleurs en bronze, le tableau de Detaille sur la peau d’un tambour, les panoplies gigantesques, les végétations exotiques, les draperies, les tentures, tout cela constituant un luxe rare et d’un art prodigieusement raffiné.
Dans son atelier, Sarah avait convié quelques intimes seulement. C’étaient le peintre Stevens, Catulle Mendès, Jean Richepin, Coquelin cadet, Hector Crémieux, Albert Wolf, M. Arthur Meyer, directeur du Gaulois, Charles Buet, Mlle Louise Abbéma, Mme Arnaud, l’auteur de Jane Grey.
Au milieu de ce public boulevardier, Rollinat, l’artiste solitaire et quelque peu misanthrope ne connaissait guère que l’auteur du Prêtre et moi, et nous recevions à tour de rôle la confidence de ses appréhensions.
Cet auditoire en bottes vernies lui paraissait devoir rester rebelle à la sincérité passionnelle de son art.
A la première audition de la « Chanson d’Automne » où l’intense mélancolie de la musique décuple le sanglot vibrant du poème, ce fut une stupéfaction profonde.
Puis le « soliloque de Troppmann » décida l’enthousiasme.
L’élan était irrésistible.
(page 286)
M. Arthur Meyer suppliait Charles Buet de l’accompagner, séance tenante, au Gaulois, pour consacrer un Tout-Paris à cette soirée mémorable.
Albert Wolf s’empressait autour du poëte à qui il promettait la consécration du Figaro.
Et tandis que Rollinat déroulait sa mosaïque, l’auteur du Prêtre, après avoir écrit en moins d’une heure un très brillant article, était de retour chez la grande tragédienne où il soupait gaîment avec ses amis.
Bref, ce fut une splendide ovation. Et l’occasion qui a mis Rollinat en lumière est due à la généreuse instigation de Charles Buet.
Et ce n’est point là une considération indifférente que ce souci de la justice à rendre au véritable talent.
Haïr de toutes les forces d’une nature honnête les plates jalousies, les menées sourdes et les tristes chausse-trappes que les notoriétés ombrageuses creusent sous les pas des arrivants, c’est le signe distinctif de l’artiste aimant l’art… c’est aussi la marque d’un caractère indépendant.
Et cette dualité intellectuelle et morale chez Charles Buet est infiniment remarquable en un temps où il y a très peu de talents… et encore moins de caractères.
Gustave GUICHES.
Paris, décembre 1882.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Le Prêtre, drame en cinq actes et huit tableaux de Charles Buet, a été créé le 28 mai 1881 au Théâtre de la Porte Saint-Martin.
– 2 – L’article de Barbey d’Aurevilly auquel Gustave Guiches fait allusion, est d’abord paru dans le n° 17 de Lyon-Revue de novembre 1881 (pages 629 à 635), sous le titre « Rollinat – Un poète à l’horizon ! », puis dans Le Constitutionnel du 2 juin 1882, page 3, et dans Le Parnasse du 15 juin 1882, pages 4 à 6.
– 3 – La soirée chez Sarah Bernhardt s’est déroulée le 5 novembre 1882.
– 4 – L’article de Charles Buet est paru dans Le Gaulois du 6 novembre 1882, page 1, sous le titre « Une Célébrité de demain » signé « TOUT-PARIS ». Charles Buet le reprendra dans son livre Médaillons et camées, pages 275 à 278.
– 5 – L’article d’Albert Wolff (avec deux « f » et non un comme dans l’article ci-dessus) est paru dans Le Figaro du 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris ».
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