Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Constitutionnel
Vendredi 2 juin 1882
Page 3.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
LITTERATURE
UN POËTE À L’HORIZON !
I
Ce n’est pas d’un livre que je veux parler aujourd’hui. C’est d’un homme, – l’auteur d’un livre, il est vrai, et même d’un livre de poésies, lequel n’est pas publié encore, mais qui va l’être et que je jugerai ici, quand il aura paru. Cependant je connais ce livre. Il a passé devant moi sous deux formes qu’il ne gardera pas… malheureusement, car ces deux formes ont leur genre de beauté, original et très puissant, et donneraient à ce livre une poussée formidable pour atteindre au succès qu’il a le droit d’ambitionner. L’auteur de ces poésies a inventé pour elles une musique qui fait ouvrir des ailes de feu à ses vers et qui enlève fougueusement, comme sur un hippogriffe, ses auditeurs fanatisés. Il est musicien comme il est poëte, et ce n’est pas tout, il est acteur comme il est musicien. Il joue ses vers ; il les dit et il les articule aussi bien qu’il les chante. Et même est-ce bien qu’il faut dire ; ne serait-ce pas plutôt étrangement ? Mais l’étrange n’a-t-il pas aussi sa beauté ? Quel dommage qu’il ne puisse pas se mettre, tout entier, sous la couverture de son livre ! Il serait acheté à des milliers d’exemplaires. Il recommencerait le succès de Thomas Moore, au commencement du siècle, quand il chantait dans les salons de Londres ses touchantes Mélodies irlandaises. Seulement, ce ne serait pas un poëte rose, comme Little Moore, qui chantait l’amour et ses beautés visibles ; c’est un poëte noir, qui chante ses épouvantes de l’invisible et qui nous les fait partager...
Ce jeune homme, sombre comme Manfred, et comme la nuit dont son cœur est l’image, s’appelle Maurice Rollinat. Guérin aussi s’appelait Maurice. Sera-t-il plus heureux que Guérin qui n’a pas vu sa gloire ?... Mais l’enthousiasme a ses prophètes. Les ensorcelés qui l’ont entendu disent hautement, en parlant de lui : « Vous savez la nouvelle ? Baudelaire est ressuscité ! et un second volume des Fleurs du mal sort avec lui de son tombeau ! » Eh bien, c’est une erreur. Rollinat n’a pas à mettre son blason « en abîme » sur celui de Baudelaire. Il n’a pas cette identité absolue avec le grand poète d’hier, qui a, pour sa gloire, le bonheur d’être mort. Maurice Rollinat qui l’a ressuscité, disent ses amis, le ressuscitera-t-il par la longueur du temps qu’il mettra à s’attendre ? car Baudelaire pendant toute sa jeunesse, traîna un livre de génie à travers d’imbéciles éditeurs qui n’en voulaient pas et qui maintenant l’impriment à genoux ! Baudelaire ressuscita, lui, Edgard Poë, car la poésie de ces deux poëtes, dont l’un traduisit l’autre, n’est pas, comme on pourrait le croire, une imitation réussie, mais dans leur double inspiration, c’est la plus puissante identité ! Phénomène poétique sans exemple ! Ne faire qu’un étant deux, à distance dans la vie d’un siècle, par le fait unique d’organisations étonnamment semblables, et d’un accord parfait dans les impressions, véritablement extraordinaire, constitue l’originalité collective et particulière à la fois de ces deux Ménechmes de génie, Edgard Poë et Charles Baudelaire ! Maurice Rollinat s’ajoutera-t-il à eux pour une Trinité future, comme la troisième personne de cette trinité, dont le règne n’est pas venu encore, – la seule ressemblance, par parenthèse, je le crains bien, qu’elle aura jamais celle-là ! avec le Saint-Esprit !
Bien avant, en effet, que Maurice Rollinat se débattît dans cette pénombre d’obscurité dont un poète encore plus fier que lui ne serait pas pressé de sortir et qu’il épaissirait autour de lui comme un mystère, plus beau que l’indiscrétion de la gloire, c’était Baudelaire et Edgard Poë, qui partageaient à eux seuls, l’empire de l’imagination de ces derniers temps. Ils pouvaient la troubler profondément et ils l’ont troublée, mais ils la dominaient. A eux deux, en attendant le troisième, qui viendrait ou qui ne viendrait pas, ils étaient devenus la plus éclatante expression de la poésie moderne. Ils étaient les rois de cette poésie qui s’est assise sur la tombe de la poésie du Passé – la Poésie sereine, idéale, lumineuse ! Ils étaient enfin la poésie du spleen, des nerfs et du frisson, dans une vieille civilisation, matérialiste et dépravée, qui prend ses dépravations pour des développements, et qui en est à ses derniers râles et à ses dernières pâmoisons !
II
Mais n’importe, après tout ! c’étaient encore des poètes ! C’était encore de la poésie ! Elle était gâtée dans sa source, je le reconnais ; elle était phtisique, maladive, empoisonnée, mauvaise, décomposée par toutes les influences morbides de la fin d’un monde qui expire, mais elle n’en était pas moins de la poésie, prouvée même par la puissance qu’elle a sur nous tous, cette poésie faussée dans son inspiration, et qui tournait et touchait souvent à la démence ! Est-ce qu’Edgard Poë et Baudelaire ne se complaisent pas quelquefois dans la sensation de la démence ?... Je sais bien que dans des temps comme il n’en est plus, aux époques de l’Histoire les plus pures et les plus harmonieuses, tous les Irrespectueux et les Vulgaires, dans l’intérêt du prosaïsme de leurs esprits et de leurs âmes, traitaient les poètes avec insolence et marquaient du mot méprisant de « folie » la magnifique exaltation des facultés qu’ils n’avaient pas. Mais quand les temps actuels ne sont plus guère explicables qu’à la pathologie, le mot insultant et superficiel a pris la profondeur d’une vérité. Certes ! ou trouverait plus aisément qu’autrefois sur le front des Edgard Poë et des Baudelaire le coin de la démence que les Anglais cherchaient sur le beau front de leur Byron, et qu’ils croyaient y voir pour l’y trouver ! Aujourd’hui, la Poésie n’est plus qu’une Ophélie sans pureté et sans amour... mais quelque démente qu’elle soit ou qu’elle puisse être, cette poésie moderne, au cerveau plus ou moins lézardé, cette fille de l’Egarement universel, n’en est pas moins toujours la poésie, c’est-à-dire la plus belle ou la moins laide des choses humaines ! Elle n’en demeure pas moins dans son rapport naturel et inaltérable avec nous, et fussions-nous plus bas ou plus insensés que nous sommes, la proportion entre les poètes et les autres hommes n’en resterait pas moins dans son éternelle inflexibilité.
Et encore, faut-il ajouter, pour être juste, que cette poésie, physique et maladive, d’une époque si désespérément décadente, cette poésie du spleen et du spasme. – de la peur, de l’anxiété, de la rêverie angoissée, du frisson devant l’invisible, cette poésie adorée dans leurs œuvres par des générations qui n’ont plus que des nerfs, et qui est la poésie habituelle d’Edgard Poë et de Baudelaire n’en est pas moins, malgré l’effroyable perversion des têtes dont elle est sortie, le dernier cri, – noble quand on le compare à tant d’autres cris, – de la matière impuissante, si stupide, si vile et si lâche devant le menaçant mystère des choses, qui nous étreignent de leurs ténèbres, pendant notre passage de quelques minutes ici-bas. Tout est, en ce moment du XIXe siècle, plongé dans un matérialisme qu’on ne sait plus, pour peu qu’on respecte sa langue, même comment nommer, mais les poètes modernes, de cela seul qu’ils sont des poètes, ont l’horreur instinctive de cette fange dont ils veulent dégager leurs pieds divins, et ils les en arrachent pour ne pas être étouffés par elle. C’est alors qu’ils se rejettent aux nervosités de la nature humaine, car les nerfs sont plus spirituels que la chair. Ce qui fait presque pardonner à la poésie de Baudelaire et de Poë ses insanités, c’est que nés tous deux fatalement du matérialisme contemporain, ils sont moins des matérialistes que des nerveux. Leur poésie remonte par les nerfs, – ces subtils fils conducteurs – vers la spiritualité céleste, et la poésie aussi de Maurice Rollinat, qui, m’a-t-on dit, a intitulé son livre « Les Névroses ».
III
C’est à lui que je dois revenir. Les deux autres, Edgar Poë et Baudelaire, ont eu leur destinée. Ils ont enfin, à force de génie, violé cette gloire qui, longtemps, avait fait la bégueule avec eux, et ils l’ont maintenant, comme une maîtresse esclave. Mais Maurice Rollinat n’en est encore qu’où ils en furent toute leur vie, avant de mourir. Il est en train, comme eux, d’acheter des tortures de la vie entière ce qu’ils n’eurent que quand ils n’étaient plus. Je l’ai dit dès les premiers mots de cet article, Maurice Rollinat fait présentement, avec ses deux volumes de poésies, ce que Baudelaire, à son âge, faisait avec le sien. Baudelaire fut le rhapsode de ses Fleurs du Mal, dans les quelques salons qui ne craignaient pas l’odeur, dardant la cervelle, de ces syringats terribles. Il les disait, ces Fleurs du Mal, avec cette voix douce et mystificatrice, qui hérissait le crin des bourgeois quand il les distillait suavement dans leurs longues oreilles épouvantées. Rollinat est aussi son propre rhapsode, mais c’est un rhapsode d’un autre accent, d’un autre geste, d’un autre pincement de voix que l’ironique Baudelaire, ce diable en velours… Lui, Rollinat, c’est un diable en acier, en acier aiguisé, qui coupe et fait froid, en coupant. Inférieur peut-être à Baudelaire pour la correction lucide et la patience de la lime qui le font irréprochable, Rollinat pourrait bien lui être supérieur ainsi qu’à Edgar Poë, par la sincérité et la profondeur de son diabolisme. Poë a souvent mêlé au sien bien de la mathématique et de la mécanique américaine et Baudelaire, du versificateur. Il avait ramassé chez Théophile Gautier le petit marteau avec lequel on martelle les vers, par dehors... Quand Baudelaire et Poë sont à bout d’inspiration et d’expression diaboliques, ils s’appliquent des espèces de traitements atroces, et ils remuent, à l’aide des moyens les plus grossièrement meurtriers, leur punch infernal, pour que la flamme bleuâtre ne s’en éteigne pas. On le sait maintenant, Edgar Poë lampait en enfilée douze verres d’eau-de-vie, avant d’écrire ; Baudelaire se jetait à l’opium et à la morphine, et ils sont morts tous les deux pour avoir voulu raviver à ce prix les défaillances de leur génie ! et c’est par là que Rollinat, tout en leur ressemblant, diffère d’Edgar Poë, l’ivrogne sublime, et de Baudelaire, l’homme au hatchiss des Paradis artificiels.
Pour être poétiquement diabolique, Rollinat, cet homme de nervosité naturelle n’a besoin ni de piments, ni de moxas, ni de cantharides. Il n’a ni habileté, ni subtilité, ni retorsion, ni préméditation d’art, scélérate… D’impression, c’est un naïf, et de longueur de souffle, un infatigable. Quand il dit ses vers ou qu’il les chante, avec cette voix stridente qui semble ne plus sortir d’entrailles humaines, il a ce que Voltaire exigeait qu’on eût quand on jouait la tragédie. Il a, positivement, le diable au corps. Il en a même deux, le diable de la musique et le diable de la mimique, et tous les deux, tout puissants ! Mais, le jeune sorcier qui a ces deux diables là à son service, et qui les fait obéir comme l’autre sorcier faisait obéir son balai, n’a rien de sorcier dans son apparence. C’est un jeune homme de gracile élégance, de pâleur plus distinguée que sépulcrale, aux traits fins, beaux et purs, mais tout cela flambe et se transfigure, quand il est saisi par ces trois mains de la poésie, de la musique et de la mimique… et on ne le reconnaît plus ! Rollinat, n’a rien dans le monde de l’air macabre de Paganini ni de la chevelure de Listz, qui semblait, Samson musical, jouer du piano avec ses cheveux... C’est lui, le naturel dans l’étrange, si on peut dire de l’étrange qu’il soit naturel... et on ne se douterait jamais, en l’entendant parler des choses de la vie réelle, que c’est là un poëte visionnaire !
Car il est visionnaire, et je crois même qu’il l’est comme jamais personne ne le fut ! Certainement ni Baudelaire, ni même Edgar Poë, d’un fantastique plus funèbre que Baudelaire, n’ont au même degré dans leurs poésies, l’accent trembleur du visionnaire, qu’a toujours dans les siennes Rollinat, ce hanté de tout et cet épouvanté de tout, devant les visions immatérielles et intangibles qu’il met derrière toutes les choses de la vie ! Ni Baudelaire ni Poë n’ont souffert plus continument de ce vague mystérieux qui, tout vague qu’il soit, oppresse l’âme comme l’objet le plus lourd et le plus physique, et auquel le visionnaire préfèrerait la vue nette et positive de l’enfer. Ce vague qui est l’angoisse éternelle de Rollinat, l’angoisse de ne pas savoir ce qu’il y a partout, dans les choses et derrière les choses, et d’avoir peur de ce qu’il pourrait y avoir, Rollinat l’a même avec les choses qu’il aime le plus. Il l’a, avec la nature qu’il adore ! Il l’a, avec la femme qu’il vient de presser sur son cœur ! Ce visionnaire, qui n’est pas mystique, comme Pascal, que le vague de tout précipita dans des dogmes incompréhensibles mais du moins précis, est moins religieux que le satanique Baudelaire lui-même, et par là, il en diffère encore. Baudelaire, au fond de son âme révoltée et païenne, avait quelque chose d’indestructiblement chrétien. Le nom de Dieu invoqué à toute page dans ses poésies l’atteste et ses blasphèmes prouvent la profondeur de sa foi. Rollinat, au contraire, chose prodigieuse ! dans ses deux énormes volumes, n’a pas une seule fois écrit les quatre lettres du nom de Dieu, même par distraction !... Il a tué Dieu au profit du Diable, mais alors il n’a plus été que le visionnaire des visions qu’il ne voit pas. Le Diable est partout. Châtiment terrible ! Dieu s’est revanché…
Et c’est ainsi que nous avons eu un poëte moderne de plus !
J. BARBEY D’AUREVILLY.
Remarque de Régis Crosnier : Cet article était déjà paru dans le n° 17 de Lyon-Revue de novembre 1881 (pages 629 à 635). Le texte est identique sauf de petites différences en particulier de ponctuation. Il sera publié une troisième fois dans Le Parnasse du 15 juin 1882, pages 4 à 6, avec un texte quasi-identique à celui de Lyon-Revue. Le III de cet article sera repris dans Le Chat Noir n° 22 du 10 juin 1882, pages 2 et 3.
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