Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Le Chat Noir
N° 45 du 18 novembre 1882
Pages 2 et 4.
(Voir le texte d’origine sur Gallica)
COURRIER DE PARIS
Je suis peut-être le seul journaliste qui n’ait jamais mis les pieds chez Mme Sarah Bernhardt, que plusieurs générations de gommeux ont appelée avec une singulière désinvolture Sarah tout court. – Sarah tout court m’a toujours semblé cavalier. – Mais il est entendu que les Français ne savent plus vivre. Alors, si les Français ne savent plus vivre, pourquoi voudriez-vous que nos bons gommeux le sussent ?
Il est évident que Mme Sarah Bernhardt a été quelque peu le guidon de notre époque. On s’est rallié énormément à ses fins cheveux. Ça a été le panache blanc de bien du monde ! Mme Sarah Bernhardt en a abusé largement d’ailleurs. Elle a senti qu’elle avait la vogue, qu’elle pouvait sculpter, peindre, lâcher la Comédie Française, et monter en ballon. Ce n’était peut-être pas très utile pour une humanité qui ne s’amuse pas tous les jours, mais ça excitait l’attention des masses.
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Je ne ferai pas ici l’historique du salon de Mme Sarah Bernhardt. Tous les reporters s’y sont essayés, et je n’entends marcher sur les plates-bandes de qui que ce soit au monde. Il serait superflu néanmoins de constater, devant les lecteurs lettrés comme ceux du Chat Noir, que les salons deviennent de plus en plus littéraires. L’ennui a tué tout – excepté la poésie et les lettres.
Mme Juliette Lamber et Mme Sarah Bernhardt ont compris que les esprits avaient besoin d’un aliment substantiel. Après avoir été une femme politique, Mme Juliette Lamber s’est faite directrice de Revue. De même, Mme Sarah Bernhardt est arrivée à comprendre qu’il n’y a rien hors de la littérature. Elle s’est souvenue alors du temps où elle était hydropathe.
Lorsque mon ami Goudeau, le rédacteur en chef de ce journal, transforma la réunion en un cercle fermé, il alla à la préfecture pour déposer les statuts de la Société, le long d’un chef de bureau. On a calomnié en général les chefs de bureau : ce sont presque tous des gens d’esprit.
Ce chef de bureau fit une observation judicieuse à
Goudeau :
– Vous fondez un cercle. Vous n’avez pas le droit de recevoir des
femmes.
– Mais pourtant, Mme Sarah Bernhardt est des nôtres…
– Ah ! Mme Sarah Bernhardt !
– Et si Mlle Abbéma vient avec elle ?
– Ah ! Mlle Abbéma !
– Mais je ne puis pas empêcher pourtant les comédiennes…
– Oh ! les comédiennes !
– Il n’y a pas que les comédiennes, il y a aussi les élèves du
Conservatoire…
– Je ne puis pas m’opposer.
– Je ne vous dissimulerai pas que des jeunes filles qui se préparent au
Conservatoire…
– Allez au café ! répliqua le chef de bureau, et faites ce que
vous voudrez.
– Pourvu que vous n’outragiez pas les mœurs.
Il est évident que Mme Sarah Bernhardt ne s’est jamais doutée que Goudeau a eu tant de peine à la faire sacrer hydropathe.
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C’est un devoir qui s’impose à la bonne foi d’un ancien hydropathe de remercier Mme Sarah Bernhardt d’avoir fait accueil au poète Maurice Rollinat, de l’avoir fait mettre en vedette, et de l’avoir produit devant un public qui ne le connaissait pas encore – bien que Rollinat ait lutté, comme beaucoup d’autres poètes, pendant de longues et dures années.
S’il est quelque chose qui puisse plaire à une femme qui a sondé les vanités d’ici-bas, c’est de donner à un (page 4) homme de talent l’occasion de se produire. Mme Sarah Bernhardt ne s’est pas refusé une joie aussi pure. Celui qui écrit ces lignes la remercie au nom de ses camarades de ce qu’elle a fait pour Maurice Rollinat. On ne perd jamais son temps toutes les fois que l’on s’occupe des gens qui en valent sérieusement la peine. Mme Sarah Bernhardt aura de plus le mérite d’avoir créé un salon où l’on entendra des hommes d’un mérite incontestable – et d’un mérite que ses invités ne seront à même d’apprécier que chez elle. – Y a-t-il une primeur qui vaille mieux que celle du talent ?
Edmond Deschaumes.
Commentaires de Régis Crosnier :
– 1 – Edmond Deschaumes est un journaliste et un écrivain, né le 12 avril 1856 à Neuilly (département de la Seine) et décédé à Rolleville (Seine-Maritime) le 21 mars 1916 (https://data.bnf.fr/fr/13486211/edmond_deschaumes/ + état-civil en ligne : https://www.archivesdepartementales76.net/ et https://archives.hauts-de-seine.fr/).
Edmond Deschaumes, dans un précédent article « Le clan des poètes » paru dans L’Indépendance française du 12 novembre 1882, pages 1 et 2, s’agace des nombreux articles publiés récemment sur Maurice Rollinat, disant qu’il n’est pas le seul à mériter de tels éloges, mais termine en saluant son talent. Dans cet article, il déclare : « Je l’ai rencontré au quartier Latin ». On pense immédiatement au groupe des Hydropathes, mais leur rencontre est certainement plus ancienne car Edmond Deschaumes et Maurice Rollinat ont fréquenté le bar Sherry-Cobbler, situé sur le boulevard Saint-Michel (voir Émile Goudeau, Dix ans de bohème (La librairie illustrée, Paris, 1888, 286 pages), page 28), c’est-à-dire en 1874, 1875 ou 1876.
– 2 – La soirée chez Sarah Bernhardt s’est déroulée le 5 novembre 1882. Deux articles l’ont relatée dans la presse : celui de Charles Buet paru dans Le Gaulois du 6 novembre 1882, page 1, sous le titre « Une Célébrité de demain » signé « TOUT-PARIS », et celui d’Albert Wolff paru dans Le Figaro du 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris ».
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