Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Revue politique et littéraire (Revue bleue)

N° 21 – 22 mai 1886.

Pages 665 à 667.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

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CAUSERIE LITTÉRAIRE

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III.

En ce temps-là, vers 1839, c’était la mode au théâtre de présenter en plusieurs tableaux, séparés par d’assez longs intervalles, un même héros pris sur le vif et dessiné aux différentes phases de sa vie. Ainsi Trente ans ou lu vie d’un joueur, par Dinaux – qui n’était pas Dinaux, mais Goubaud, un grave chef d’institution ; – ainsi encore Marie ou les trois époques, par Mme Virginie Ancelot, cette Virginie alors si en faveur comme auteur dramatique, que son mari en fut nommé à l’Académie française. Ne pourrait-on pas appliquer ce même procédé à M. Maurice Rollinat, le poète rare en ce sens qu’il ne remonte jamais sur la scène qu’après de très longs entr’actes, et que chaque fois il réapparaît transformé et vieilli ? Oui, très bien : Maurice ou les trois époques.

Première époque, premier tableau : Dans les brandes. Le poète est jeune, déjà sombre et nerveux, d’humeur un peu farouche ; mais, s’il préfère les clairs de lune mélancoliques aux œuvres radieuses, il n’en dit pas moins des choses aimables au soleil perçant le dôme épais de la forêt. La mélopée lugubre de l’orfraie a pour ses oreilles un charme spécial ; cependant il s’arrête encore assez volontiers pour écouter les merles railleurs ou les trilles du pinson. Il a du gris à l’âme, pas encore du noir.

Seconde époque, second tableau : Les névroses. M. Rollinat a du noir. Il est lugubre et amer ; sa voix stridente lance à la nature et aux hommes, au ciel et à la terre, de bruyants anathèmes. Regardez ce rictus de désespéré et cette lèvre crispée de révolté. Voyez comme un tremblement nerveux secoue à chaque instant ce pauvre corps dévasté. Écoutez : les os s’entrechoquent ainsi que des castagnettes sinistres qu’on aurait fabriquées avec les deux crânes d’Yorick et d’Hamlet. Triste, triste ! comme disait Hamlet lui-même. Oui ; mais enfin ces cris, ces entre-choquements d’ossements, cette apparence de ronde du sabbat exécutée par un désespéré seul, tout cela, c’est le mouvement, c’est le bruit, c’est la fièvre et l’agitation d’un malade, et, quand on est malade, on peut revenir à la santé.

Troisième époque, troisième tableau : l’Abîme (1). C’est la fin ; M. Rollinat n’est pas mort ; mais il n’en vaut guère mieux. Voyez : il n’est plus dans la section des agités ; ou l’a transféré dans celle des languissants et des perclus. Il est là immobile, l’œil atone, et murmurant quelques mots lugubres d’une voix sourde. Et vous le regardez avec compassion, et vous pleurez sur lui : Hélas ! pauvre Rollinat ! Et vous paraissez surpris que je ne larmoie pas avec vous. – Non, chère âme naïve, je ne pleure pas, parce que le moribond est un faux moribond, parce qu’il se porte comme vous et moi, parce qu’il s’amuse de notre candeur. Tous ces poètes sont de grands comédiens : fatigués d’un rôle, ils s’essayent dans un autre. Après avoir joué le désespéré qui s’en irrite, M. Rollinat joue le désespéré qui en meurt. C’est un avatar et ce ne sera pas le dernier, car M. Rollinat ressuscitera prochainement. Voilà pourquoi je ne pleure pas ; bien plutôt j’admire cette souplesse d’un remarquable et rare talent, très maître de soi, qui prend tour à tour les aspects les plus divers. Il a voulu avoir la danse de Saint-Guy : il a eu la danse de Saint-Guy ; la fantaisie lui est venue de se (page 666) donner les apparences de l’état comateux ; en le voyant tous les naïfs vont dire : Quel attristant spécimen de l’état camaïeux ! – Et l’habile comédien triomphera, tout heureux de son succès et de l’illusion extraordinaire produite par un art prodigieux.

(1) L’abîme, par M. Maurice Rollinat. – 1 vol. Paris, 1886. G. Charpentier.

Ce troisième Rollinat est donc le pessimiste qui n’a même plus la force de s’indigner. S’indigner, à quoi bon ? Les misères de notre âme sont incurables et nos maladies morales sans remède. On sonde un abîme immense, on analyse les miasmes qui s’en échappent, on n’essaye pas de combler cet abîme ni non plus de le désinfecter. Le cœur humain est cet abîme sur lequel se penche M. Rollinat, en humant les vapeurs pestilentielles. Ce sont précisément ces méphitiques exhalaisons qui l’ont déjà plus d’à moitié asphyxié. Il est là comme un égoutier, la tête dans un regard d’égout. Et pas même un jour d’orage, alors que des torrents soudains entraînent les immondices d’une course furieuse et tourbillonnante ; non, il a choisi un jour de forte chaleur, après tout un mois de sécheresse obstinée. Ce jour-là, dans la vase dormante et stagnante, tous les détritus de la grande cité se putréfient à loisir. Rien ne trouble leur décomposition silencieuse. A peine un léger murmure, celui de la vermine qui grouille. Sans doute encore deux ou trois gros rats, paisiblement attablés autour de quelque débris plus particulièrement immonde. L’observateur note tout cela sur son carnet : décompositions, grouillements, clapotements rares faisant monter à l’orifice sur lequel il se penche quelque miasme plus épais et plus nauséabond que les autres. Et, notant tout cela, il murmure d’une voix sourde, entrecoupée par quelques hoquets d’asphyxié : Voilà ce qu’est la grande cité, voilà ce qu’est la vie !

Et qu’il serait content si je m’y laissais prendre, si je protestais avec chaleur : Non, ce n’est pas là la vie ! Non, vous calomniez la nature humaine ! Il me répondrait alors avec un sourire narquois : En êtes-vous donc si sûr que cela, cher monsieur Prudhomme ? – Je ne protesterai donc pas. Je feindrai même de croire que cet observateur désolant a dit la vérité sur notre pauvre espèce, toute la vérité et rien que la vérité. Oui, nous sommes gangrenés et pourris ; oui, nous ne sommes qu’infection et prudence. Êtes-vous content, monsieur Rollinat ? J’admets qu’il y a en nous, et sans contrepoids, tout le monceau de vices, d’appétits coupables, d’instincts dépravés, de monstrueuses convoitises, que vous pesez d’une main tranquille. Je prends les hommes tels que vous me les montrez, et savez-vous l’effet qu’ils me font, ces vibrions éphémères, et sous quel aspect se présente à moi la société, la vie humaine ? Il me semble que ce monde où nous nous agitons quelques instants est comme une vaste assiette sur laquelle on aurait étendu une large couche du papier dit papier tue-mouches. L’odeur nous attige, pauvres mouches gourmandes que nous sommes. Après avoir un moment hésité, car nous entrevoyons un piège, nous succombons à la tentation. Un premier instant d’ivresse et d’étourdissement. Nous voici marchant d’un pas chancelant sur les bords de l’assiette ; toutefois nous pourrions fuir encore, et nos ailes, bien que déjà vacillantes, nous porteraient au besoin loin du danger. Mais non ! le parfum capiteux est là, dont les émanations nous attirent, et nous y retournons fatalement, enivrées, inconscientes, incapables de lutter contre l’attrait. Puis, bientôt, lamentable spectacle, les pieds titubant, les ailes engluées, nous affaissant sur le flanc, nous relevant d’un côté pour retomber de l’autre, nous jonchons de nos cadavres le papier meurtrier.

Telle est l’image qui se présente tout naturellement à mon esprit quand j’écoute le poète pessimiste. Pourquoi cette image et non celle d’un combat entre les frelons et les abeilles s’entre-tuant, ce qui serait encore un symbole de la vie humaine ? Parce que les peintures de M. Rollinat n’éveillent nullement les idées de combat ni même d’action. C’est la radicale impuissance de la volonté humaine qu’elles mettent en relief. Engourdissement, inertie, somnolence, hébétude, vertige, léthargie et enfin asphyxie inévitable par noyade finale dans les eaux croupissantes qui empuantissent le fond de l’abîme, qui est un égout : voilà la destinée de l’homme.

Supposons pour un instant que M. Rollinat ait donné là le mot vrai de l’énigme, la seule réponse raisonnable à l’éternelle question : Qui suis-je, où suis-je, d’où viens-je, où vais-je ? Admettons que le fond de son égout soit pour nous le terme fatal, inévitable : il restera à se demander s’il y a là matière favorable à la poésie. Ah ! encore s’il blasphémait, s’il se révoltait, s’il injuriait le destin et maudissait cette inexorable fatalité, nous entendrions sans doute quelques cris éloquents. Mais non, une sorte de résignation morne ! S’il montrait le poing au ciel, eh bien du moins nous apercevrions un coin d’azur ; il nous arriverait un rayon de soleil ou une caresse de brise parfumée ; mais non, il faut demeurer toujours penchés sur la bouche de l’égout, ne voir que la vase noirâtre, n’entendre que le clapotement de l’eau bourbeuse, ne recevoir au visage qu’une buée de vapeur nauséabonde. Naturellement un tel spectacle et de telles sensations ne sont pas pour faire éclore les images riantes. Voyez aussi comme s’est attristée et comme envasée la muse déjà peu folâtre et encore moins éthérée de M. Rollinat. Je ne trouve que métaphores gluantes, expressions suintantes et huileuses, images visqueuses. En voulez-vous des échantillons ? Ici « la sueur de l’âme » ; ailleurs :

Sous le chagrin qu’elle épaissit
L’enthousiasme se rancit.

Plus loin on trouve de l’inquiétude qui est « mâchée » ; (page 667) un peu après, voici la nuit qui nous « poisse de son trouble ».

Quant à la nuit, elle nous poisse
De son trouble toujours nouveau.

Et cette image d’engluement et d’empoissement se représentera encore, nous verrons le remords traîner « son infini dans l’immensité comme dans de la poix ». Ailleurs, un accouplement inattendu de mots.

Pauvre homme, c’est du fiel qui pave ta prison,
Car de partout l’angoisse originelle en suinte.

Un pavé de fiel et un suintement d’angoisse – étrange, étrange ! Et tenez encore :

Et toujours plus épais, plus visqueux, s’étendra
L’abîme de tristesse où tes deux ailes trempent.

Ne retrouvez-vous pas là les effets du papier tue-mouches ? J’aurai mille traits semblables à citer. Il n’est que trop vrai, hélas ! que le style de M. Rollinat s’est volontairement envasé et que, pour peindre nos agonies dans l’abîme marécageux et l’inefficacité des remèdes tentés pour revenir à la vie, son vocabulaire est devenu presque uniquement médical ou même pharmaceutique. Donc, dans cette troisième époque, pas d’idéal, – nous n’y comptions pas ; – mais pas même un rayon de soleil, pas de lumière, pas d’air ! On sort de cette géhenne consterné, navré. On se dit néanmoins qu’il faut que le talent natif du poète ait la vie dure pour n’avoir pas déjà succombé dans cette atmosphère. C’est qu’il était de santé robuste et de constitution exceptionnelle ; mais attention ! Le voici bien malade.

Maxime Gaucher.

 

Remarque de Régis Crosnier : Maxime Gaucher a toujours été très négatif vis-à-vis de Maurice Rollinat, dans les présentations qu’il a faites des précédents livres :
– Dans les brandes chez Sandoz et Fischbacher (La Revue politique et littéraire du 14 juillet 1877, page 43) ;
– Les Névroses (La Revue politique et littéraire du 10 mars 1883, pages 311 et 312) ;
– Dans les Brandes chez Charpentier (La Revue politique et littéraire – Revue des cours littéraires (3e série) du 15 septembre 1883, pages 349 et 350).