Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Revue (Ancienne « Revue des Revues »)

N° 14 du 15 juillet 1912

Pages 145 à 159.

(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)

 

 

(page 145 – première du numéro)

 

MAURICE ROLLINAT

(Lettres Inédites)

 

Maurice Rollinat (1) m’écrivait, en 1901, de sa petite maison de Fresselines, si modeste, si paisible, si bien décrite par Gustave Geffroy : « J’ai toujours eu pour principe de ne jamais écrire une ligne sur moi. »

(1) Né à Châteauroux en 1853. Mort à Ivry, en 1903.

[Remarque de Régis Crosnier : Maurice Rollinat n’est pas né en 1853, mais le 29 décembre 1846.]

Il est exact qu’avant sa mort nous ne connaissions la personnalité de ce grand poète que par son œuvre et par quelques indiscrétions d’amis ou de reporters. Mais si l’auteur de Dans les brandes ne publiait rien sur lui, il s’analysait comme jamais, peut-être, personne ne s’analysa ; ses observations intimes se reflètent dans sa correspondance avec une puissance singulière.

On pourra le constater dans les lettres qu’il adressa, de 1880 à 1892, à son ami, le fécond écrivain, trop oublié, Charles Buet.

C’est à la pieuse amabilité du fils de ce dernier, M. Patrice Buet, poète et prosateur de talent lui-même, que je dois de pouvoir publier les lettres choisies qui suivent.

Maurice Rollinat ne connut jamais le succès à très gros tirage, mais je ne crois pas qu’il existe un autre écrivain dont les amis inconnus soient plus nombreux, plus fervents, plus fidèles. Sa vie fut si belle et si douloureuse qu’à l’admiration littéraire pour son œuvre s’ajoute la sympathie que le malheur force.

Ce n’est pas sans émotion que j’évoque ici l’âme douloureuse que martyrisèrent, à Paris, les Névroses et je voudrais pouvoir m’expliquer plus froidement, car mes facultés de critique sont muettes devant cette irréparable disparition.

Qu’il me soit permis de laisser mon souvenir jeter des fleurs sur la tombe où Rollinat sommeille, sans souci d’élégance pour mes gestes, sans calculer l’endroit où les corolles tomberont ; je les lance pêle-mêle, à poignées, et ne me soucie point des trajectoires quelles décrivent.

L’existence du solitaire de Fresselines est trop connue pour (page 146) que je veuille la rappeler. Je crois même que cette existence est moins étrangère au grand public que l’œuvre totale de Rollinat.

Que nous importent à présent ses premiers succès à Paris ?… Que nous importent ses triomphes de cabarets et de salons, cette gloire éphémère dont peu d’hommes se souviennent, cette mode passée qui ne reviendra plus ?… L’œuvre nous reste : c’est par elle que le poète vit à jamais. Que nous importe qu’il soit devenu villageois par option ou par nécessité ? Tout cela n’est rien, tout cela se résout en poussières que le temps éparpillera dans l’infini. Mais les poésies de Rollinat, dédaigneuses du temps et de l’espace, lancent dans le ciel de la littérature une constellation fixe dont le scintillement ne s’éteindra pas.

Avant les lettres que l’on va lire, une œuvre posthume de Rollinat commençait à nous renseigner sur sa mentalité : Ruminations.

Ruminations nous explique souvent la genèse de ses chefs-d’œuvre. Ces « proses d’un solitaire » n’ont pas de prétentions littéraires extrêmes. Elles sont, comme ses lettres, des notes jetées sur le papier au hasard, au jour le jour, à l’occasion, dans un élan cérébral, pendant les éclairs de lucidité particulière qui traversent souvent le cerveau des vrais poètes, ou sous la poussée irrésistible et fugace de l’inspiration. Elles sont rédigées dans un but de conservation, pour être retrouvées plus tard, reprises, parées d’une forme artistique définitive. Elles sont, par conséquent, malgré tout leur intérêt, moins spontanées que les lettres à Charles Buet.

Que de pensées soudaines s’envolent à jamais, faute de n’avoir point laissé de traces sur le papier ! Et ces pensées, ces impressions, ces intentions, jaillies au milieu du cours ordinaire de la vie, qui les emporte à la dérive et qui les noie le plus souvent, sont les plus belles et les meilleures. Cela suffirait à confondre les gens qui s’insurgent contre la publication de la correspondance de nos Morts.

Dans les lettres à Charles Buet, l’âme souffrante, l’âme angoissée, l’âme splendide de Rollinat s’exhale toute. L’univers s’y condense : humanité, matière vivante, matière inanimée, au-delà possible et mystère certain. Il y a dans ces fragments quelque chose d’aussi fougueux, d’aussi brisé, d’aussi splendide, d’aussi poignant que le spectacle d’un immense édifice qu’on n’achèvera pas, ou celui des colonnes tronquées, des enceintes de pierres dorées, des allées interminables de l’indescriptible, de la gigantesque, de la surhumaine et lointaine Timgad.

Le visionnaire des Apparitions fut un génie complet. Nulle (page 147) question d’art, de psychologie, de musique, de métrique, de philosophie, de sociologie – bien qu’il le montre peu – ne lui fut étrangère. Il a écrit sur tous les sujets des pages définitives. Il faut voir en lui mieux qu’un disciple de Baudelaire et mieux qu’un naturien instinctif. Et la phrase célèbre d’Emile Gourdon (1) deviendra de plus en plus injuste parce qu’elle est incomplète, à mesure que paraîtront, si on les retrouve, les lettres de Maurice Rollinat.

[Remarque de Régis Crosnier : Il ne s’agit pas « d’Emile Gourdon », mais « d’Emile Goudeau ». La phrase est extraite de l’article « L’Hydropathe Rollinat » paru dans Les Hydropathes n° 8 du 5 mai 1879, page 2.]

A travers ces billets écrits d’un jet, je vois mieux Rollinat dans son cadre habituel, là-bas, dans la Creuse où Fresselines frissonne comme cette route bordée de mille peupliers qu’il chanta un soir d’ouragan. Je le vois à toutes les heures du jour et de la nuit, car il est bien de notre génération celui qui surprenait la vie partout, celui qui regardait la nature avec assez d’indépendance d’esprit, de lucidité et d’humilité pour ne pas tout ramener à lui, pour ne se donner que sa valeur réelle dans le Grand Tout, sa grandeur exacte dans l’univers. Oh ! sa vie solitaire loin des mensonges sociaux, loin des regards indiscrets, loin de l’animation indifférente des villes, sa vie sagace où, sans oublier l’ensemble de la création, le poète chante tous les détails de cet ensemble : « la pluie, le vent, le ruisseau, les insectes dans les herbes, dans les arbres, sans oublier toutefois le laboureur, le vieux mendiant, le casseur de pierres, les morts… » (2) ! Et que dire de son langage sobre, fort, aux arêtes vives ! Quelle étude passionnante il y aurait à faire de son style nerveux, direct, à reliefs, si je puis ainsi parler, qui subjugue les mots sans mutiler la syntaxe et qui leur infuse une vigueur formidable !

… Rollinat, cher Rollinat, âme moderne, génie complet, nature royale, aimante, souffrante, humaine, je vous vois sortant de votre chaumière qu’une écharpe de fumée bleue, abattue par le vent du soir, enguirlande de mousseline, – et mon regard suit le vôtre qui perfore l’horizon rouge éployé sur le silence, troublé seulement par les claquements d’ailes des oies, qui reviennent aux métairies, et par les tranquilles canards qui nasalisent sur la paix des mares opaques et miroitantes…

Georges Normandy.

 

(1) Voici cette phrase : « Prenez un Berrichon de G. Sand, moitié paysan moitié monsieur ; laissez-le vaguer toute son existence, à travers les environs de Châteauroux, dans ce pays embrumé où l’on rencontre encore des sorcières et où, près des mares, valsent en rond les feux follets, farfadets et farfadettes ; puis plongez cet être mystique, mystifié par l’apparence des choses, dans le milieu parisien, brutal et intense, donnez à ce Berrichon l’existence maladive d’un dépaysé : vous aurez Rollinat.

(2) Iwan Fonsny et J. Van Dooren, Anthologie des poètes lyriques français de France et de l’étranger, depuis le moyen âge jusqu’à nos jours (Hermann, édit., à Verviers), p. 411.

 

(page 148)

Paris, le 24 février 1880.

Monsieur,

Je regrette beaucoup qu’il me soit impossible d’accepter votre bonne invitation, mais ma soirée de demain est prise.

Ce sera pour une autre fois, car après l’accueil amical et compréhensif que vous m’avez fait, je vous classe dès aujourd’hui au nombre des rares [hommes] intéressants que je connaisse.

Par ce temps de platitude et de paralysie intellectuelles, c’est si précieux de rencontrer des interlocuteurs sensitifs !…

Je vous attends jeudi soir, vers huit heures et demie ; ma femme sera très heureuse de faire la connaissance de Mme Buet. Nous causerons à notre aise, et nous musiquerons tant que vous voudrez.

A bientôt donc, monsieur. Veuillez présenter mes respects à Mme Buet, et recevez ma cordiale poignée de main.

Maurice Rollinat.

C’est bien volontiers que je vous donne le droit d’écrire toute votre pensée sur mon compte, et je vous remercie d’avance de votre sincérité.

[Remarque de Régis Crosnier : Le 24 février 1880 est un mardi. Charles Buet venait certainement d’inviter Maurice Rollinat aux soirées qui avaient lieu tous les mercredis soir à son domicile, 18, avenue de Breteuil.]

 

Cannes, le 28 janvier 1881.

Mon cher Buet,

Je dompte ma nostalgie parisienne en me disant qu’il faut à ma femme une température de serre chaude, et qu’au bout de quelques semaines elle aura sans doute repris des forces ; pour le moment elle ne va pas plus mal. Quant à moi je suis toujours le triste et fantasque individu que vous connaissez. La mer m’attire et me fait du bien. Je ferais volontiers du vacillant abîme le hamac de mon rêve et de ma mélancolie. J’aime cette onde protéiforme, au calme huileux, aux agitations phosphorescentes (chevelure d’écume), creusée et mamelonnée tour à tour par les fantaisies convulsives de son effroyable respiration.

J’ai écrit dernièrement à Hartmann, l’éditeur de mon recueil musical ; je pense donc que dans une quinzaine, environ, la publication paraîtra. Je vous remercie d’avance de ce que vous voudrez bien dire de moi, et vous envoie la Ballade des Lézards verts, avec toute autorisation de la joindre dans votre journal à la Ballade de l’Arc-en-Ciel que vous avez.

(page 149)

En bonne vérité, en quoi l’éclaboussure zolaesque peut-elle embêter d’Aurevilly ? Un esprit de cette envergure n’est pas critiquable. C’est un météore, un aigle, un phénomène dans l’exception. Poète dans sa prose, comme pas un, dans ses vers, comme les plus grands lyriques, c’est le Prométhée littéraire par excellence, et je ne vois pas qu’une chiure de mouche puisse tacher son merveilleux génie si admiré du grand Baudelaire, et si chéri des vrais dilettantes.

Dites bien à Bloy que je ne l’oublie pas, et que je serais très heureux d’avoir de ses nouvelles dans ma solitude. Pourquoi diable ne continue-t-il pas ses fresques bibliques, si vigoureuses et d’une si mystique évocation ?

Mon sympathique souvenir à M. Hello.

Au revoir, mon cher Buet. Ma femme se joint à moi pour offrir à Mme Buet les meilleures amitiés, et je vous envoie une cordiale poignée de main.

Bien à vous.

Maurice Rollinat.

P. S. – Si M. d’Aurevilly veut bien parler de mon recueil, que je compte lui offrir, je vous serai très reconnaissant de m’envoyer son article, ainsi que celui où vous voudrez bien parler de moi.

Voici mon adresse :

« Monsieur Rollinat,
Chez Monsieur Brun,
Rue d’Antibes, n° 82,
Cannes (Alpes-Maritimes). »

[Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Maurice Rollinat indique avoir écrit à Hartmann pour la publication d’un « recueil musical ». Celui-ci fera paraître en juin 1881 (et non sous quinzaine), Six Mélodies, paroles et musique de Maurice Rollinat, avec accompagnement de piano (« Les Corbeaux », « Ballade de l’arc-en-ciel », « Chanson d’automne », « Les Demoiselles », « Le Cimetière aux violettes », « Le Convoi funèbre »).

– 2 – Nous n’avons pas trouvé dans quel journal ou revue, les deux poèmes Ballade des Lézards verts et Ballade de l’Arc-en-Ciel ont été publiés.

– 3 – Quand Maurice Rollinat écrit : « en quoi l’éclaboussure zolaesque peut-elle embêter d’Aurevilly ? », fait-il allusion à l’article « Un bourgeois » d’Émile Zola paru dans Le Figaro du 29 novembre 1880, page 1 consacré à Jules Barbey d’Aurevilly et très négatif pour celui-ci ?

– 4 – Léon Bloy et Ernest Hello étaient des habitués du salon de Charles Buet.]

 

Paris, le 19 juin 1881.

Mon cher Buet,

J’ai appris avec la plus vive satisfaction le succès de votre beau drame. Tous les journaux ont parlé du Prêtre avec un sentiment sympathique et se sont plu à reconnaître chez l’auteur des qualités scéniques de premier ordre en même temps qu’une franche originalité de conception.

Laissez-moi donc vous féliciter de tout cœur. J’aurais voulu le faire plus tôt, mais vous m’excuserez n’est-ce pas ? Les (page 150) tristes événements qui nous sont survenus m’ont éloigné pour un instant de mes relations amicales.

Nous vous savons beaucoup de gré à tous les deux de la bonne amitié que vous nous témoignez si cordialement. Ce sentiment, je vous assure, est bien réciproque.

Vous nous feriez le plus grand plaisir en venant passer la soirée de jeudi chez nous, boulevard Saint-Germain, n° 45.

Au revoir donc, et à jeudi, mon cher Buet.

Bien à vous.

Maurice Rollinat.

[Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Le Prêtre, drame en cinq actes et huit tableaux de Charles Buet, a été créé le 28 mai 1881 au Théâtre de la Porte Saint-Martin.

– 2 – Quand Maurice Rollinat évoque les « tristes événements qui nous sont survenus », il pense au décès de son beau-père Jean-Hippolyte Sérullaz, le 2 mai 1881 à Lyon.]

 

Bel-Air, août 1881

Mon cher Buet,

Je crois avoir trouvé la musique simple et rêveuse qui convenait à la chanson de Mitaine. M. Lapuchin a fait transcrire l’adaptation et actuellement le morceau est exécutable.

Si je suis à Paris au moment où votre pièce sera reçue, nous verrons ensemble s’il faut garder la totalité ou retrancher tel ou tel passage des musiques ou des poèmes que vous avez choisis ; sinon vous me mettrez au courant et, de loin comme de près, nous arrangerons tout pour le mieux. Le fait est que je ne compte pas retourner à Paris de sitôt : mon travail et ma santé sont désormais mes deux règles de conduite et je ne peux les pratiquer que dans la stricte solitude. D’ailleurs mon désert ne me pèse pas, je m’y comporte à mon aise selon mes libres instincts et mon expérience, qui s’y repose, ne demande plus à en sortir. Les curiosités, les enthousiasmes, l’art public et la luxure mondaine, bref le goût du fla-fla humain, si toujours le même en dépit de sa prétention d’être toujours neuf, tout cela s’en va de moi comme ma jeunesse elle-même. Avec l’âge mûr qui arrive, je me désillusionne tranquillement, et ayant fini d’exister pour les autres, je commence à vivre pour moi seul.

Plus d’enivrement ! plus de luttes ! plus d’écoles à faire ! plus de masques à soupçonner ! Je travaille tant que je peux, mais avec la parfaite clairvoyance du mirage vital et de la vérité mortuaire…

En somme je mène la vie d’un atome pensant, tout à fait conscient de son inanité, et qui veut s’occuper quand même pendant la durée de son apparence.

(page 151)

Au revoir, mon cher Buet ; présentez mes respectueux hommages à Mme Buet et recevez ma cordiale poignée de main.

Maurice Rollinat.

 

[Remarque de Régis Crosnier : Régis Miannay, dans Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, pages 430 et 431, évoque cette partition et les échanges qui ont eu lieu à ce sujet, avec Charles Buet et Achille Mélandri.]

 

Paris, le 16 avril 1882.

Mon cher Buet,

M. d’Aurevilly doit venir passer la soirée chez moi mardi 18 courant. Venez donc à partir de 9 heures ; vous trouverez des amis et connaissances, et nous tâcherons de faire dire au grand poète-romancier le Vieux Soleil ou la Maîtresse rousse.

A mardi donc, mon cher ami, et cordiale poignée de main de votre

Maurice Rollinat.

 

Bel-Air, août 1882.

Non, mon cher Buet, je ne vous oublie pas. J’ai reconnu depuis longtemps le vide et l’inconvénient des camaraderies bohèmes qui usent les nerfs et fécondent le cerveau, mais j’ai la nostalgie des amis comme vous. N’êtes-vous pas un luxurieux spiritualiste, un sensuel qui pense, un astronome qui ciselle ? n’êtes-vous pas travaillé par l’art aigu, par le spleen moderne, et n’emportez-vous pas en tous lieux la frémissante curiosité de la chair omnisciente, de la chair diabolique, de plus en plus complice de l’âme et devenue si bonne conductrice de l’électricité féminine ?

C’est pour tout cela que vous ne sauriez m’être indifférent et que je garde en moi le souvenir de nos conversations particulières.

Que vous dirai-je, mon cher ami ? Je suis ici dans la solitude parfaite, et j’en avais grand besoin. Paris m’attire, comme l’aspic attire l’oiseau, mais je ne me sens guère de véritable affection que pour les mornes pays où l’on peut vivre en sauvage et soliloquer tout à son aise ; et puis, la nature végétale, animale et minérale m’intéresse plus que l’espèce humaine dont la bêtise ne peut faire oublier la perfidie, grossière sans doute, mais assurément si multiforme qu’il faut toujours s’en défier.

(page 152)

La face d’un homme ou d’une femme ne m’inspire aucun recueillement, ni aucune surprise, la laideur ou la médiocrité étant le lot du plus grand nombre des visages. Ce que me disent les gens, je le sais ou je pourrais le savoir : je n’ai donc plus maintenant la moindre envie du citadinisme.

Pourtant, comme le grouillement des foules et le rampement de l’individu à travers les cent mille artères de la Ville-Monstre offrent à l’œil de l’artiste un pittoresque infernal, je dois habiter Paris de temps à autre, pour complaire à mon goût du drame et de l’horreur.

Mais combien je préfère aux bruits de la cohue parisienne, le silence aimable ou inquiétant de la vraie campagne ! Au reste, il n’y a pas que du silence. Les murmures, les chuchotements, les soupirs, les souffles m’y sont confidentiels, familiers et suggestifs. Pour qui sait les comprendre ils racontent la nature dont ils sont les innombrables voix éparses dans l’atmosphère mélancolique. Herbes et cailloux, insectes et reptiles, l’énorme et l’infiniment petit du paysage, tout réalise pour mon œil une sorte de vision rêvée, tour à tour inerte et mouvante, et je vis un peu comme un sorcier des grands chemins qui épierait le secret des arbres.

Je m’installe dans les trous pleins de fraîcheur et de mystérieuse pénombre. Je m’assieds sur les rocs plats ou bossus, embaumé par les menthes et frôlé par les mignons lézards qui mouvementent les pierres vaguement ensoleillées et qui sont comme l’éclair furtif des endroits rocailleux. Là surtout je me sens chez moi, dans une solitude sympathique à mon for intérieur : tout cela est si fatal, si abandonné, si revêtu de tristesse et de résignation ! Et, le soir, je remonte la côte escarpée mais délicieuse, et je refais le lendemain la pérégrination de la veille, au milieu de cette monotonie verte accidentée seulement par les variations du bruit et du silence, et qui s’embrume ou s’éclaircit selon le caprice des nuages.

Voilà mon existence, mon cher Buet : je mange, je bois, je dors, et je travaille le moins possible. Ah ! si j’avais la santé physique, je serais bien fort contre tout le reste, et la nature se chargerait de me pacifier complètement.

Au revoir, écrivez-moi le plus tôt possible : racontez-moi tout ce qui vous intéresse. Préparez-vous un drame pour cet hiver ? Avez-vous revu Sarah Bernhardt ? Pourquoi n’a-t-on (page 153) pas fait passer l’article de Bloy au Paris-Journal ? etc., etc. etc…

Présentez mes respectueux hommages à Mme Buet et receve[z], mon cher ami, ma franche et cordiale poignée de main.

Maurice Rollinat.

Amitiés à tous les sympathiques, et veuillez dire à Bloy que je l’attends à Bel-Air dès qu’il sera rétabli.

 

Bel-Air, 7 novembre 1883.

Mon cher Buet,

J’ai quitté Paris, malade, horriblement dégoûté, et me promettant de n’y pas revenir de longtemps. Même aujourd’hui, je suis si indifférent à toutes choses, si las de moi-même et si complètement insociable, que je n’ai pas le courage d’écrire à qui que ce soit. Excusez-moi donc et ne m’en veuillez pas d’un état que je ne peux changer. Croyez à mon bon souvenir et agréez tous mes regrets pour le douloureux événement qui vient de vous frapper.

Présentez mes hommages à Mme Buet, mon respect filial et reconnaissant à M. d’Aurevilly, et mes amitiés à tous les camarades.

Bien à vous, mon cher Buet ; je vous serre cordialement la main.

Maurice Rollinat.

 

[Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Régis Miannay, dans Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, page 453, note 53, cite le brouillon d’une lettre à Charles Buet écrit en 1883 : « Venez avec Lorin, l’adorable ahuri du songe et de la flânerie contemplative. Je cuisine amoureusement… J’ai quitté Paris malade, horriblement dégoûté et me promettant bien de n’y pas revenir de longtemps ; encore aujourd’hui, je suis si las de moi-même et si complètement insociable, que je n’ai pas le courage d’écrire à qui que ce soit ».

– 2 – Quant Maurice Rollinat parle du « douloureux événement qui vient de vous frapper », il s’agit du décès du frère de Charles Buet, Eustache, Auguste, le 25 octobre 1885 à Paris 6ème (sur l’acte de décès, l’un des deux déclarants est Charles Claude Buet, âgé de trente-sept ans, auteur dramatique, demeurant à Paris, avenue de Breteuil n°18, frère du défunt).]

 

Bel-Air, commune de Ceaulmont, près Argenton (Indre).
[Sans date.]

Mon cher Buet,

Votre bonne invitation est venue me trouver dans mes brandes où je suis depuis deux mois environ, tout seul…

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Qu’y faire ?

Je me résigne en funèbre philosophe à qui l’éternelle pensée de la Mort donne la vraie mesure de cette lamentable vie.

Avant mon départ, je suis allé, un mercredi soir, avenue (page 154) de Breteuil pour vous dire adieu. Je n’ai pas eu la chance de vous rencontrer.

Mais à bientôt. Je reviens sous peu de jours à Paris, et j’irai vous voir en arrivant.

J’ai grand besoin de me distraire, de me soutirer de moi-même, et de détendre un peu dans la vie extérieure mes pauvres nerfs si surmenés.

Ollendorff m’a écrit une lettre des plus flatteuses, mais avec fin de non-recevoir. Il prétend que les frais seraient par trop considérables, et que les vers, si beaux qu’ils soient, ne se vendent pas aujourd’hui.

Je ne vous en remercie pas moins de tout mon cœur, mon bien cher ami, et je n’oublierai certes par l’obligeance toute fraternelle que vous avez déployée pour moi dans la circonstance.

A bientôt donc ; veuillez présenter mes respects à Mme Buet et recevez ma meilleure poignée de main.

Maurice Rollinat.

 

[Remarque de Régis Crosnier : Régis Miannay, dans Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, page 248, évoque cette lettre d’Ollendorff et le rôle joué par Charles Buet pour obtenir la publication des Névroses chez cet éditeur. Il date la lettre du 31 juillet 1881. On peut donc considérer que la lettre à Charles Buet a été envoyée début août 1881.]

 

Bel-Air, commune de Ceaulmont, près Argenton (Indre).
[Sans date.]

Mon cher Buet,

Je ne suis l’ennemi de personne ; encore moins de vous que de tout autre, croyez-le bien. Je me suis retiré du monde qui me fatiguait et j’habite indéfiniment la solitude pour me refaire le corps et l’esprit : voilà tout le secret de ma disparition, sans qu’on puisse en augurer de ma part la moindre amertume

Pour ce qui est de ma musique à intercaler dans votre drame, je vous donnerai pleine satisfaction, mais je dois vous dire que, si je me soucie de la célébrité comme d’une guigne, j’ai appris à connaître l’indispensabilité de l’argent. Il faudrait donc que cette publicité, tout en vous servant à quelque chose, pût également me rapporter un peu. Si vous croyez que pour toucher mes droits d’auteur il faille absolument que je sois membre de la Société des Compositeurs de musique, je m’arrangerai pour m’y faire inscrire.

A quelle époque auriez-vous besoin de ces morceaux ?

Je ne suppose pas que l’éditeur Hartmann puisse avoir un veto quelconque sur des œuvres qui sont mon entière pro-(page 155)priété, et dont l’audition publique ne peut que favoriser le tirage.

Le Serpent qui danse est inédit : j’en ai donc la libre disposition. Quant à la Marche des Lions elle est écrite pour piano. Dès que la chose sera décidée je m’occuperai de l’orchestration.

Au revoir et merci bien d’avoir songé à moi, mon cher Buet ; je vous envoie ma cordiale poignée de main. Tout à vous

Maurice Rollinat.

Veuillez présenter mes respectueux souvenirs à Mme Buet.

 

[Remarques de Régis Crosnier : Cette lettre est vraisemblablement antérieure à celle expédiée de Bel-Air en août 1881, dans laquelle Maurice Rollinat écrit : « Je crois avoir trouvé la musique simple et rêveuse qui convenait à la chanson de Mitaine. M. Lapuchin a fait transcrire l’adaptation et actuellement le morceau est exécutable. » La partition Le Serpent qui danse est écrite sur une poésie de Charles Baudelaire, elle sera publiée chez Heugel. Quant à la Marche des Lions, elle n’a pas fait l’objet d’une publication. Charles Buet, dans son article « Les artistes mystérieux – M. Maurice Rollinat », paru dans la Revue politique et littéraire – Revue bleue, n° 14 du 6 octobre 1888, pages 443 à 448, évoque ce morceau de musique : « Mais il aimait (…) à produire ses œuvres nouvelles, passant de la grandiose et fulgurante Marche des lions à la gémissante Valse des plaintes, à la robuste chanson du Bûcheron, que parfois interpréta Boudouresque (de l’Opéra), ou à l’inexplicable ballade du Chevalier de l’Eldorado, qui arrachait des sanglots à Crollalanza, (…). » (page 445).]

 

Bel-Air [sans date].

Mon cher Ami,

Quand je retournerai à Paris, j’irai certainement reprendre avec vous les bonnes causeries de l’ancien temps ! C’est vous dire qu’il ne faudrait pas juger de mes sentiments par mon silence épistolaire. Je n’oublie aucun de nos camarades, et j’ose dire que, s’ils me connaissent à fond, ils ne doutent pas de mon amitié. Quant à M. d’Aurevilly, il est installé dans ma pensée avec Pascal, Poë et Baudelaire. Cette grande figure surgit constamment devant moi, et son œuvre excitante est le picotin de mon esprit.

Nature d’ermite souffreteux, j’ai besoin de la campagne pour travailler et me refaire ; je veux donc y séjourner encore et le plus longtemps sera le mieux.

D’ailleurs le temps passe vite : je jardine, je pêche, je braconne, j’excursionne à pied ou à cheval, et puis je creuse mon Abîme humain dont voici l’un des monstres, que je vous envoie ci-joint, pour votre revue à laquelle je souhaite toute espèce de prospérités. Je vous prierai de vouloir bien faire piquer un astérisque au bas de la première page de l’Ennui, avec la mention suivante :

« Extrait de l’Abîme humain, volume en préparation. »

Je vous recommande tout particulièrement la correction des épreuves.

Au revoir, mon cher ami ; veuillez présenter mes amitiés respectueuses à madame et recevez la cordiale poignée de main de votre affectionné

Maurice Rollinat.

Je suis navré de la mort de ce pauvre Ménard.

 

[Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Le poème « L’Ennui » de Maurice Rollinat sera publié dans La Minerve du 25 février 1885. Charles Buet était le directeur de cette revue mensuelle qui est parue de janvier à juin 1885 et n’a eu que six numéros (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328162189). Il est fort probable que cette lettre a été expédiée début janvier 1885.

– 2 – Maurice Rollinat est « navré de la mort de ce pauvre Ménard » ; il s’agit de Michel Ménard à qui il a dédicacé le poème « La Relique » publié dans Les Névroses, pages 91 à 94. Michel Ménard est né le 18 juin 1853 à Lunel (Hérault). Licencié en droit, il est le secrétaire de M. Keller, puis du baron Reille. Catholique pratiquant, il écrit dans le journal La Croix où il tient la rubrique « Tableau financier de la semaine » et présente des livres. Il est également poète. C’est un ami de Léon Bloy et de Jules Barbey d’Aurevilly ; Maurice Rollinat le rencontre le dimanche dans le salon de ce dernier. En octobre 1884, il quitte Paris pour la ville d’El Burgo de Osma en Espagne pour être novice chez les Augustins de l’Assomption. Il prend l’habit le 28 octobre 1884, sous le nom de Frère Marie-Michel. Très fatigué, il revient en France à la fin 1884 et décède le 21 décembre. Il est inhumé au cimetière de Lunel.

– 3 – Le 20 janvier 1885, Charles Buet écrivait à Maurice Rollinat la lettre suivante :

« Mon cher ami, j’ai reçu l’Ennui qui est une chose merveilleuse, et je vous remercie mille fois, car se sera, certes, la plus belle poésie que nous aurons à publier. Je ferais [sic] mieux que de piquer une [sic] astérique [sic] ; je mettrai l’annonce de votre livre, dans une première chronique sur le monde des lettres. J’espère avoir un bon article de M. d’Aurevilly ; j’en ai déjà de Coppée, d’Huysmans, de Cladel, etc., etc. Vous verrez que la revue sera bonne et bien faite, et intéressante.

« Je comprends fort bien votre silence, je sais que vous n’aimez pas écrire, surtout des lettres. Mais j’espère aussi que vous m’enverrez de temps en temps des vers, et vous « me marquerez » sur un bout de carte que vous vous portez bien. Si tout votre livre est comme l’Ennui, il sera encore supérieur aux Névroses. Je vous enverrai des épreuves, afin que vous puissiez corriger vous-même.

« Ma femme vous offre toutes ses amitiés, et moi, cher ami, je vous serre la main très cordialement, en vous disant merci.

« Charles Buet. »

(lettre publiée par Emmanuel Malbay dans J.-K. Huysmans, Maurice Rollinat et leurs amis (chez Durtal, Paris, 1961, 16 pages), pages 1 et 2).]

 

(page 156)

Mars 1885.

Mon cher Buet,

Je n’ai pas vu d’erreurs dans le texte de l’Ennui, et je vous remercie bien de m’avoir évité la peine des corrections.

Quant à vous envoyer de nouveaux vers, je n’ose pas vous le promettre, car j’ai des raisons particulières pour garder inédites la presque totalité de mes poésies. Vous trouverez deux recueils de ma musique, un psaume funèbre et trois valses, chez Hartmann, et un recueil avec le Bûcheron, chez Henry Lemoine. Je serais heureux de vous offrir tout cela, mais ces misérables éditeurs me refusent jusqu’à leur réponse épistolaire et je ne peux rien en obtenir que par voie de justice.

Je n’ai pas lu le Pal de Bloy, et je le regrette très sincèrement car je goûte beaucoup cette plume enragée.

Au revoir, mon cher Buet ; mes respectueux souvenirs à Mme Buet et cordiale poignée de main.

Maurice Rollinat.

 

Juin 1885.

Mon cher Buet,

Vos deux livres ont été les bienvenus dans ma solitude et, après le feuillettement de la curiosité, ils auront ma lecture sympathique et sincèrement attentive au bord de ma Creuse ou dans mon petit bois. J’ai déjà lu l’article consacré à M. d’Aurevilly. Je l’ai trouvé fort intéressant, et je vous sais gré de votre subtile admiration pour ce grand sorcier de la psychologie.

Merci donc, mon cher ami ; poignée de main cordiale et veuillez présenter mon respectueux hommage à Mme Buet.

Bien à vous.

Maurice Rollinat.

 

[Remarque de Régis Crosnier : Charles Buet a publié plusieurs livres en 1885, dont Médaillons et Camées (E. Giraud et Cie éditeurs, Paris, 1885, 324 pages), dans lequel l’auteur a reproduit, pages 275 à 278, l’article qu’il avait publié dans Le Gaulois du 6 novembre 1882, où il raconte les débuts de Maurice Rollinat. Le premier chapitre du livre est consacré à Jules Barbey d’Aurevilly.]

 

Bel-Air, 14 octobre 1888.

Mon cher Buet,

Je suis effectivement très empoigné par l’étude si forte que vous m’avez consacrée dans la Revue bleue. Oui ! voilà de la critique visionnaire, maraudeuse, interne : le vrai portrait de ma souffrance, l’explication de mon art l’anatomie de ma (page 157) pensée. C’est large et fouillé, honnête au possible, et d’une intuition satanique puisque vous avez su deviner le dégoût sous mon rire et la peur dans ma raillerie.

Merci donc et merci encore mille et mille fois, mon cher Buet ; vous m’avez profondément touché et je vous jure bien que désormais – quoiqu’on puisse faire, dire ou insinuer – je reste votre ami.

Poignée de main cordiale et affectueusement à vous.

Maurice Rollinat.

Je n’ai pas ici un seul exemplaire de l’Abîme à vous envoyer. Je vais charger Lorin (1) de passer chez Charpentier et de vous en expédier un directement.

Veuillez présenter mes respectueux compliments à Mme Buet et mes bons souvenirs à tous les vôtres.

(1) Georges Lorin.

 

[Remarque de Régis Crosnier : L’article de Charles Buet paru dans la Revue politique et littéraire – Revue Bleue, du 6 octobre 1888, pages 443 à 448, est intitulé « Les artistes mystérieux – M. Maurice Rollinat ». L’auteur y décrit en particulier les débuts de Maurice Rollinat dans la vie parisienne, analyse sa poésie et termine par le départ de celui-ci pour le Berry. Ce texte sera repris en majeure partie dans le livre Grands Hommes en Robe de Chambre (Société libre d’édition des gens de lettres, Paris, 1897, 333 pages), pages 321 à 333.]

 

Bel-Air, octobre 1888.

Mon cher Buet,

Lorin vient de m’informer qu’il vous avait envoyé l’Abîme muni de la dédicace que je lui avais adressée.

Mon ami habite toujours 7, rue Campagne-Première, mais depuis un an surtout, il s’est complètement retiré du monde et ne répond plus à personne. Il est malade, affaibli, dégoûté, et certes, pour qui peut connaître toute l’excellence de son cœur, il n’y a pas à lui en vouloir de son silence.

J’avais appris votre désastre, mais avec toute espèce d’exagération. Je suis heureux de savoir que vous avez pu sauver tant de choses, et qu’en somme aujourd’hui vous avez presque achevé de payer vos dettes. J’admire votre héroïsme dans la circonstance, et je cric à votre labeur acharné tous les bravos et tous les bons souhaits qu’il mérite.

Je vous remercie de votre affectueuse invitation, mais il est une certaine partie de la France que j’évite absolument. Pour quelle raison ? Vous vous en doutez, n’est-ce pas ?

Au revoir, mon cher Buet.

Envoyez-moi le roman en question.

Cordiale poignée de main.

Maurice Rollinat.

 

(page 158)

Je suis navré de la mort de Charles Cros et de Fernand Icres ; une ombre noire s’étend de plus en plus sur ma triste vie… Mes compliments à tous les vôtres.

 

[Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Dans sa lettre à Charles Buet datée du 14 octobre 1888, Maurice Rollinat écrivait : « Je n’ai pas ici un seul exemplaire de l’Abîme à vous envoyer. Je vais charger Lorin de passer chez Charpentier et de vous en expédier un directement. » La présente lettre a donc été expédiée fin octobre.

– 2 – Nous n’avons pas trouvé d’informations permettant d’expliquer le mot « désastre » utilisé par Maurice Rollinat.

– 3 – Quel est « le roman en question » ? En consultant le catalogue général de la BnF, nous avons trouvé les ouvrages suivants de Charles Buet parus en 1888 :

– Légendes des bords du lac : L’enfance d’un saint, suivi du Logis de l’homme sans tête (A. Cattier, éditeur) ;
– Légendes des bords du lac : Le pont d’Arécy (A. Cattier, éditeur) ;
– Monseigneur Saint Nicolas, archevêque de Myre (J. Lefort éditeur) ;
– Prêtre et soldat ; Régulus-Gavroche (Librairie des bibliophiles) ;
– Le Prisonnier de Miolans, drame en 3 actes et 5 tableaux (Tresse et Stock éditeur) :
– Sous le soleil d’Afrique (A. Cattier éditeur).

Si nous regardons les parutions dans la presse de cette période de l’année, c’est Prêtre et soldat qui est annoncé.

– 4 – Charles Cros est décédé le 9 août 1888 à Paris, et Fernand Icres le 14 septembre 1888 à Castex (Ariège). C’étaient deux grands amis de la période parisienne de Maurice Rollinat.]

 

Mai 1889.

Mon cher Buet,

Ça a été pour moi une vive souffrance de ne pouvoir assister aux funérailles du pauvre cher Monsieur d’Aurevilly que j’aimais si profondément pour tant de motifs. Mais hélas ! mon budget est tellement limité qu’il ne me permet pas la moindre dépense imprévue, et je suis à 120 lieues de Paris. Personne plus que moi n’a le regret des morts enfoncé dans le cœur et dans la pensée.

Impossible de vous offrir les mélodies en question : je n’en ai pas même un exemplaire pour moi, et l’éditeur s’acharne à ne pas m’en envoyer quand je lui en fais demander par Lorin. Elles ont été éditées par Hartmann et sont en dépôt chez lui, rue Daunou, 20, Paris.

Le livre que vous préparez sur M. d’Aurevilly sera certainement très complet et fort intéressant à tous égards : je vous souhaite donc vigoureux travail et souvenirs bien nets pour le mener à bonne fin.

Cordiale poignée de main, mon cher Buet. Merci de votre appréciation pour la Grande Cheminée, et mes meilleurs souvenirs à tous les vôtres.

Maurice Rollinat.

 

[Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Jules Barbey d’Aurevilly est décédé le 23 avril 1889, à son domicile 25, rue Rousselet, Paris 7ème. Un des déclarants sur l’acte de décès est Léon Bloy.

– 2 – En ce qui concerne les partitions de musique, nous pouvons penser qu’il s’agit de Dix mélodies, paroles et musique de Maurice Rollinat, publiées en 1888 chez Mackar (« L’Aboiement des chiens dans la nuit », « La Chanson des yeux », « La Folie », « La Maladie », « La Neige », « Les Deux serpents », « Les Yeux morts », « Les Larmes du monde », « Nuit tombante » et « Tranquillité »). Régis Miannay, dans Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, indique page 568, que ces publications furent déposées chez Hartmann avant d’être reprises par la maison Heugel.

– 3 – Le livre que prépare Charles Buet sera publié en 1891, sous le titre J. Barbey d’Aurevilly – Impressions et souvenirs (Albert Savine éditeur).

– 4 – La grande Cheminée est un texte de Maurice Rollinat paru dans le Supplément littéraire du Figaro, du 11 mai 1889, page 1 (ce texte sera repris dans En Errant, pages 25 à 42).]

 

3 janvier 1890.

Mon cher Buet,

Avec mes sincères remerciements, et tous mes meilleurs souhaits pour vous et votre famille, je vous adresse le Bûcheron : que M. Placide Curral les chante rustico-largement, et je crois qu’il aura chance d’empoigner les cœurs simples et les âmes naïves !

Encore tous mes remerciements et cordiale poignée de main de votre

Maurice Rollinat.

 

(page 159)

J’ai le regret de ne pouvoir vous envoyer l’Arc-en-Ciel, mais il ne m’en reste plus un seul exemplaire.

 

[Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Quand Maurice Rollinat écrit « je vous adresse le Bûcheron », il parle de la partition de musique intitulée Le Bûcheron, romance sur des paroles de Pierre Dupont avec une musique de Maurice Rollinat. Elle avait été éditée en 1883 chez Henry Lemoine à Paris. En haut à droite, elle porte comme indication : « Romance chantée par Boudouresque de l’Opéra ». La page de garde est illustrée d’un dessin de Georges Lorin.

– 2 – Nous n’avons pas trouvé d’interprète portant le nom de Placide Curral, par contre, il y a un Placide Currat (1847-1906) (on peut supposer une erreur de transcription), notaire suisse mais aussi chanteur, célèbre pour ses interprétations du « Ranz des vaches ». On sait qu’il venait chanter à Paris. Voici sa description dans le compte rendu de la célébration par la colonie suisse de Paris, du sixième centenaire de la fondation de la Confédération, le 13 juillet 1891, paru dans La Patrie du 14 juillet 1891, page 2 :

« Deux tableaux vivants, représentant le serment du Grutli et Guillaume Tell à Altorf, obtiennent un grand succès.
« Mais c’est surtout lorsque paraît M. Placide Currat, notaire à Châtel-Saint-Denis (canton de Fribourg), que l’enthousiasme est à son paroxysme.
« M. Currat qui, nonobstant ses fonctions ministérielles, a une très belle voix de ténor, est costumé en pâtre des montagnes de Gruyère, en culotte de velours et en petite veste. Il est coiffé d’une minuscule calotte en paille et, à la bouche, il a une énorme pipe dont il tire tranquillement de longues bouffées. Sa pipe s’étant éteinte pendant qu’il chantait le fameux air national, le
Ranz des vaches, il l’a, non moins tranquillement rallumée, au moyen du briquet, ce qui a provoqué d’innombrables applaudissements. »

Ou dans le compte rendu de la même fête paru dans Le Radical du 14 juillet 1891, page 3 :

« Mais les deux triomphateurs ont été sans conteste M. Placide Currat et M. Charles Locher.
« M. Placide Currat, notaire à Châtel-Saint-Denis (canton de Fribourg) est venu tout exprès pour chanter à la fête d’hier le célèbre
Ranz des Vaches.
« D’ailleurs M. Currat s’est fait cette spécialité ; c’est lui qui dans toutes les fêtes suisses va ainsi chanter le véritable
Ranz des Vaches, celui de Fribourg.
« Il revêt pour cela le costume d’
Armailli, (pâtre), qui se compose d’un chapeau noir plat, d’un gilet de velours noir laissant les bras nus et de culottes courtes également en velours noir.
« Il tient à la main une immense pipe en porcelaine, et soudain, d’une voix extra-sonore il entonne ce magnifique chant dont la musique tantôt mélodieuse et tantôt heurtée donne l’impression de la Suisse elle-même, avec ses lacs si unis, ses montagnes et ses précipices !
« M. Currat était accompagné par l’harmonie tessinoise, l’Echo du Tessin et l’Echo du Grutli. »

– 3 – Maurice Rollinat regrette « de ne pouvoir vous envoyer l’Arc-en-Ciel ». Il s’agit de la partition de la « Ballade de l’Arc-en-ciel », publiée initialement en 1881 chez Hartmann, puis reprise ensuite par Heugel.]

 

Avril 1891.

Mon cher Buet,

Je compte M. d’Aurevilly au nombre de mes Certains Morts, de ceux-là qui ne me quittent plus et sont partout présents à ma pensée. Je ne vous en suis pas moins très reconnaissant de m’avoir envoyé votre belle étude biographique, puisqu’elle m’a fait encore mieux connaître l’Homme que j’affectionnais autant que l’Artiste. Je suis persuadé qu’au fond des esprits sans mémoire qui auraient peut-être pu l’oublier déjà, ce livre évocateur, à la fois si clair et si fouillé, devra ressusciter pour quelque temps cette grande physionomie si diaboliquement originale.

Recevez donc, avec tous mes remerciements, mes félicitations sincères, et croyez bien que lorsque j’aurai l’occasion de venir à Paris, je ne manquerai pas d’aller vous serrer la main.

Cordialement à vous.

Maurice Rollinat.

 

[Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Jules Barbey d’Aurevilly est décédé le 23 avril 1889, à son domicile 25, rue Rousselet, Paris 7ème.

– 2 – La « belle étude biographique » est le livre de Charles Buet J. Barbey d’Aurevilly – Impressions et souvenirs (Albert Savine éditeur, 1891, VI + 469 pages).]

 

Janvier 1892.

Mon cher Ami,

Je regrette beaucoup de ne pouvoir vous répondre affirmativement, mais je suis lié par la promesse que j’ai faite de ne m’occuper de rien et de ne demander quoi que ce soit.

On a organisé à mon insu cette représentation et j’en ai été seulement avisé par l’article du Figaro.

Dayot m’ayant écrit, depuis, qu’il prenait complètement la direction de la chose, c’est à lui seul que les réclamations doivent être adressées. Voyez-le donc ou allez trouver Lorin (rue Campagne-Première, 7). Comme il fait partie du comité d’organisation, il vous donnera tous les renseignements nécessaires, et, par lui, si c’est encore possible, vous obtiendrez les places demandées.

Encore tous mes regrets, mon cher ami, et cordiale poignée de main, ainsi qu’à votre fils.

Maurice Rollinat.

 

[Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – La « représentation » évoquée au deuxième paragraphe est la soirée programmée le 14 février 1892 au Théâtre d’Application (également appelé La Bodinière).

– 2 – Le Figaro du 14 janvier 1892, page 1, avait fait paraître un long article d’Armand Dayot intitulé tout simplement « Rollinat », où vers la fin l’auteur annonce « le projet d’une soirée dont le programme ne comporterait que des poésies et des mélodies de Rollinat, qui auraient pour interprètes les premiers artistes de nos grandes scènes. »

– 3 – Cette lettre a donc été expédiée fin janvier.

– 4 – Charles Buet eu quatre fils. Anne Weigel, dans sa communication à l’Académie de Savoie le 15 mai 2003, intitulée « Charles Buet : un historien romancier et militant (1846-1897) », les présentent ainsi : « Parmi ses fils, aucun ne s’occupa de l’œuvre paternelle. Son fils aîné, peut-être tuberculeux, resta longtemps pour se soigner à Arcachon ; par la suite, il entra chez les Dominicains. Le deuxième fit son service militaire à Reims, resta probablement dans l’armée et disparut sans descendance. Le troisième était déjà entré chez les Prémontrés à Bayeux au moment de la mort de ses parents. Revenu à Chambéry, le jeune Patrice fut élevé par sa tante paternelle, Alexandrine ; il se maria, mais ne laissa aucune postérité. Il fut cependant le seul à avoir sorti de l’oubli le souvenir de Charles Buet (…). » (Mémoires de l’Académie de Savoie, année 2003, page 94).

Nous ne savons pas à quel fils Maurice Rollinat envoie une poignée de main.

Son dernier fils Patrice, né le 8 janvier 1889 à Thonon (Haute-Savoie), à qui nous devons la publication de ces lettres (voir la présentation en première page), a écrit un article biobibliographique de Maurice Rollinat paru dans L’Ordre du 17 décembre 1946, pages 1 et 2 ; apparemment, il n’a gardé aucun souvenir de jeunesse par rapport à Maurice Rollinat.]