Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
La Presse
Lundi 16 janvier 1893
Page 2.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
Feuilleton de la PRESSE
du 16 janvier 1893
CAUSERIE LITTÉRAIRE
Maurice Rollinat – « La Nature »
C’est de l’ardent et fougueux poète de Dans les brandes, des Névroses, de l’Abîme, que je veux parler à cette époque bénie où le critique peut entretenir le lecteur de ses écrivains préférés, sans être harcelé par le flot des publications.
Maurice Rollinat a été, est, et sera toujours attaqué.
Il personnifie le talent silencieux et puissant, le talent qui s’impose sans le secours de la camaraderie, et ce sont de ces choses qui ne se pardonnent point. J’ai lu avec une certaine curiosité philosophique les articles qui ont été publiés sur lui. Un – et j’aurai la charité de n’en pas nommer l’auteur – allait jusqu’à lui reprocher d’avoir coupé ses cheveux : « Où est-il, le Rollinat d’autrefois, à la tignasse embroussaillée, à l’œil étrange ? Hélas ! il s’est embourgeoisé et bourgeoise aussi est devenue sa poésie. »
Oui, Rollinat s’est embourgeoisé, puisqu’il faut employer ce terme, mais divinement ; le poète des luxures est devenu le poète de la nature, et son œil jadis sombre, étincelant est maintenant limpide et rêveur, l’œil de ceux qui contemplent et qui se détachent de la vie.
Le dernier livre de Rollinat fera le sujet de cette causerie. C’est – à mon humble avis – son chef-d’œuvre. Pas une page, une ligne, un mot qui détonne dans cet ensemble harmonieux. Le titre : La Nature est le seul qui pouvait convenir à ce merveilleux ouvrage, car il le résume, prévient, de la part de l’auteur, d’une ligne de conduite immuable et dont il ne s’est pas départi : parler de la nature et d’elle seulement, la chanter, la glorifier dans ses détails infinis...
L’auteur a parfaitement compris que pour élever un édifice poétique à la gloire de cette nature, tant maudite par des pessimistes endurcis, il suffisait de la décrire. Et c’est ce qu’il a fait dans ces poèmes dont je vais citer quelques extraits.
Celui-ci a atteint la perfection dans l’harmonie imitative ; on croit sentir le vent qui souffle, se glisse et pénètre partout...
Élément fantôme, ondoyant,
Impalpable, invisible, ayant
La soudaineté, le fuyant,
Toutes les forces,
Tous les volumes, tous les poids,
Tous les touchers, toutes les voix,
Toutes les fougues, à la fois
Droites et torses…
Puis ces huit lignes qui forment à elles seules un tableau exquis, saisissant de vérité :
Avec les progrès de l’automne
La campagne se rembrunit
Et, par endroits, saigne et jaunit
Dans son verdoiement monotone.
La méditation du ciel
Prend les paysages. – Les choses
Ont des silhouettes moroses
D’un surgissement solennel.
Quand Rollinat parle des animaux, il fait montre à leur égard d’une pitié attendrissante et il ne s’occupe que des faibles, des petits, des misérables : de la taupe, du crapaud, des êtres malheureux et méprisés à cause de leur laideur, de leurs infirmités :
La taupe a ressenti la haine
Pleine de faim, elle surmène
Sa dent, son groin de pourceau,
Ses mains, ses pieds à forme humaine,
La taupe !
Mais elle jeûne, sans l’aubaine
D’un cloporte ou d’un vermisseau ;
Et la mort va prendre à la peine,
Sous son pauvre petit monceau,
La fouilleuse couleur d’ébène,
La taupe !
Dans ces vers vigoureux, empreints d’une saveur de réalité si prononcée, le poète ne nous entretient pas des hommes. Le sujet est triste, épuisé, peu intéressant.
On a souvent reproché à Maurice Rollinat sa brutalité, quand il parle de ses semblables. Ceux qui lui ont adressé ce reproche n’auront pas été jusqu’au fond de sa pensée. Rollinat n’est pas un misanthrope. Il plaint les hommes en général et chérit ceux qui, comme lui, sont saisis de l’amour profond de la terre, des arbres, du ciel, les simples, les ignorants qui s’identifient avec la nature.
Dans les vers qui suivent, l’homme est relégué au même rang que les bœufs, et il semble dans ce tableau rustique qu’ils sont tous les trois semblables, animés d’une même pensée, d’un même souffle :
Agonisant d’un mal qui traîne
Et temporise avec la mort,
L’homme est venu s’asseoir encor
Sous les branchages du grand chêne.
Soudain, spectral, il se relève
Et vient trouver dans leur purin
Ses deux vieux bœufs Brun et Morin
Qui le regardent comme en rêve.
Entre ces frères de charrue
Toute sa jeunesse apparue
Un instant le console un peu ;
Puis des pleurs baignent ses yeux mornes
Et, tandis qu’il leur dit adieu,
Ses doigts les grattent près des cornes.
On pourra remarquer dans ces différents poèmes une recherche extraordinaire de la rime. On a trouvé cette même qualité – d’aucuns disent défaut – dans les œuvres de Théodore de Banville.
Mais il y a entre l’auteur du Baiser et l’auteur de Dans les brandes une énorme différence dans cette même recherche, car si l’un a trouvé souvent avec bonheur les rimes millionnaires qui caressent délicieusement l’oreille, l’autre n’a voulu obtenir qu’un effet de vérité, d’âpreté. La rime tombe en quelque sorte sèchement, s’imprime dans le cerveau et n’en sort plus. Celui qui a lu quelques passages de la Nature, qui aime quelque peu la poésie et qui est doué d’une certaine dose de mémoire, retient ces passages pour toujours. Voici un exemple de ces vers, au ton brutal et singulier :
La Cigale se perd
Dans la haie
Où rien encore n’effraie
Son corps vert.
À peine s’il fait clair :
Le jour seulement raie
L’oseraie
D’un éclair.
Quelle facilité ! Quel jaillissement fécond et continu de vers sonores et bien remplis, et pas un délayage, pas une phrase inutile : le sujet est si vaste, si profond et il n’a jamais été traité ainsi, c’est-à-dire dans les détails infimes, ces détails qu’un observateur superficiel n’aperçoit pas et qui, réunis, forment ce tout splendide, cette nature radieuse et mystérieuse qui nous plonge dans l’étonnement et dans l’admiration.
Décrire, décrire simplement et communiquer au lecteur cette émotion artistique à laquelle on reconnaît les beaux ouvrages, voilà la marque du vrai génie. Tout inspire Maurice Rollinat, tout : la fumée, le marais, le coucou, le grillon, l’anguille même, qu’il décrit, dans ces vers ravissants :
La grosse anguille est dans sa phase
Torpide : le soleil s’embrase.
Au fond de l’onde qui s’épand,
Huileuse et chaude, elle se case
À la manière du serpent :
Repliée en anse de vase,
En forme de 8, en turban,
En S, en Z : cela dépend
Des caprices de son extase.
Et, pour finir, je citerai la fin de l’ouvrage, cette grandiose pensée si simplement exprimée :
Jouir, Souffrir, Penser les choses
Tour à tour joyeuses, moroses,
C’est implorer l’Être inconnu :
Et surtout grande est la prière
Sans autres témoins que l’air nu,
Le Ciel et l’eau, l’arbre et la pierre.
Maurice Rollinat nous a promis toute une suite d’ouvrages sur le même sujet.
Espérons qu’il tiendra sa promesse et qu’il nous enverra longtemps encore, du fond du petit village de Beauce où il se cache, des vers embaumés d’un parfum sauvage et rustique.
Henri Schwabacher.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Henri Schwabacher, né à Paris le 4 mars 1875 et décédé à Paris le 30 janvier 1937, est un librettiste, écrivain et critique littéraire français. Il est plus connu sous le pseudonyme d’Henri Duvernois.
Dans l’avis nécrologique paru dans L’Action française du 31 janvier 1937, page 2, nous pouvons lire : « Né à Paris en 1875, il avait débuté très jeune, à dix-sept ans, comme secrétaire de la fameuse librairie Charpentier. Il vit les écrivains célèbres du temps, Alphonse Daudet, Emile Zola, Théodore de Banville, Maurice Rollinat, Georges Rodenbach. En même temps il entrait dans le journalisme et devenait tour à tour reporter, échotier, critique littéraire, secrétaire de rédaction. (…) ».
– 2 – Les vers « Élément fantôme, (…) Droites et torses… » correspondent à la première strophe du poème « Le Vent » (page 1).
– 3 – Les vers « Avec les progrès de l’automne (…) D’un surgissement solennel. » correspondent aux deux premières strophes du poème « Les Feuilles mortes » (page 36).
– 4 – Le poème « La Taupe » (page 165) est cité en entier.
– 5 – Les vers suivants correspondent au poème « Le Laboureur » (page 177) cité en entier.
– 6 – Les vers « La Cigale se perd (…) D’un éclair. » correspondent à la première strophe du poème « Journée d’une Cigale » (page 267).
– 7 – Les vers « La grosse anguille (…) Des caprices de son extase. » correspondent à la première strophe du poème « La grosse Anguille » (page 71).
– 8 – Les vers « Jouir, Souffrir, (…) l’arbre et la pierre. » sont les derniers du poème « La Prière » (page 345).
– 9 – Le « petit village de Beauce où il se cache », selon l’auteur de cet article, est en réalité Fresselines dans la Creuse.
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