Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
La Petite République
Mardi 21 juillet 1896
Page 1.
(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)
Politique et Littérature
LES APPARITIONS
Maurice Rollinat (Bibliothèque Charpentier)
Est-ce bien de la critique que je vais faire aujourd’hui ? Je n’oserais le dire. La critique, à supposer qu’elle puisse avoir quelque influence sur un auteur, ne saurait modifier dans son développement que l’écrivain novice, celui qui cherche encore son originalité. Elle ne peut guère agir sur celui qui a déjà donné sa mesure, exprimé sa nature, trouvé sa forme personnelle, conquis sa réputation d’artiste. Laissez-moi donc, en parlant de la dernière œuvre de M. Rollinat, vous dire tout uniment comment il m’apparaît à travers ce volume de vers.
Poète du cauchemar, peintre de l’hallucination, roi des épouvantements, tel je le vois tout d’abord. A lui les fleurs rouges ou noires du rêve, les orchidées monstrueuses poussant à foison dans son imagination maladive. Ce ne sont que visions lugubres, fantômes, hibous, serpents, corbeaux, portraits qui revivent, cavernes mystérieuses suant l’angoisse, vampires accroupis sur la poitrine des dormeurs. Il se complaît dans les affres de la peur, de la vraie peur, celle qui frissonne sans savoir pourquoi, qui s’effare de tout et de rien, de la nuit, du silence, de l’inconnu, de l’invisible. La Mort, comme dans les rondes macabres des vieux maîtres, est un personnage qui revient dans son œuvre sous mille déguisements. C’est elle, batelier fantastique, qui un soir d’orage lui fait traverser la rivière dans une barque soudainement apparue et disparue. C’est elle, passant sinistre, qui étrangle le voleur embusqué pour lui demander la bourse ou la vie. Encore elle, sombre ouvrier des pompes funèbres, qui, sur la terre blanche de neige a
Tendu l’immensité de ses draps funéraires.
Toujours présente à sa pensée, elle lui voile le soleil, lui noircit l’avenir, lui gâte toutes les fêtes. Que d’autres se réjouissent au nouvel an ; le 1er janvier lui rappelle seulement que l’implacable ennemie vient d’emporter un lambeau de son existence.
Le pis dans cette lutte de tous les instants contre la grande tueuse sûre de vaincre un jour, c’est que les choses se font ses alliées, ses complices, s’animent pour l’aider dans sa besogne meurtrière. Ecoutez le dialogue du couteau, du fusil et du champignon qui se disputent à qui fera périr l’homme, leur maître. Voyez la table tournante qui bondit et écrase sous ses pieds l’imprudente créature de qui elle a reçu l’ordre de se mouvoir. Les choses ont une âme, mais une âme mauvaise. Et la nature déformée, assombrie, pleine de haines, de colères, de sourdes rancunes, prend des aspects tragiques. Le chêne aux bras décharnés n’est plus qu’un grand spectre en démence
Dans la livide horreur de la nuit qui commence,
à moins qu’il ne se fasse le vengeur de la forêt en écrasant le bûcheron. Le vent tiède semble le dernier souffle d’un mourant. Un vieux mendiant marchait auréolé par la pourpre du soleil couchant : le poète a cru voir
Le Temps qui cheminait dans le sang du Soleil.
La lune, rouge dans le ciel, comme un œil sanguinolent, se reflète dans l’eau d’un puits qu’elle teint de sa couleur de rouille, et l’on dirait un assassin qui se regarde dans une flaque de sang formant miroir.
Il rit pourtant, çà et là, le poète. Mais son rire fait songer à ce qu’il appelle lui-même « le grand rire », au rictus éternel figé sur les gencives des morts. Il a des gaîtés de fossoyeur en goguette. Je sais une série de tercets aimables sur les poisons, en petits vers à refrain sur lesquels on danserait. Sept veuves (très consolables) content agréablement les façons diverses dont sont morts leurs sept maris. Ailleurs, une araignée au bout de son fil fait un vis-à-vis narquois à un pendu qui brandille au bout de sa corde. Pourquoi le souvenir du vieux Saint-Amant, le poète drôlatique, précieux et macabre, surgit-il en moi tout à coup ? Il y a ainsi des morts qui reviennent au moment où l’on y songe le moins.
Tout comme le chantre de la Crevaille, du Moïse sauvé, de la Solitude, M. Rollinat est à la fois un visionnaire et un visuel. Ses yeux, pour regarder au-delà du réel, n’ignorent pas la réalité. Ils la voient triste le plus souvent. Dans de brumeux paysages, noyés d’eau, l’ouragan siffle et hurle ; la pluie tombe fine, serrée, patiente, interminable, si bien que vous sentez « tout le ciel pleurer dans votre âme ». Au seuil du marais, se dresse dans le crépuscule la pâle silhouette d’un cheval attaché à un pieu, condamné qu’il est à mourir lentement, vidé par les sangsues. Mais, au milieu de ces spectacles affligeants, éclatent des rayées de soleil, et l’on salue avec une joie étonnée des oasis de grâce et de sérénité. Rien de frais et de joli comme le vagabondage de deux papillons blancs dans le calme du soir :
… En spirale, à replis soyeux,
Se resserre et se redénoue
Leur voltigement qui se joue,
Élastique et silencieux.
En battant l’herbe parfumée
De leur fantasque trémolo,
Ils ont les mouvements de l’eau,
Du brouillard et de la fumée.
Frôleurs du sable et de la ronce,
De la roche et de l’arbrisseau,
Du clair et gazouillant ruisseau,
De l’étang muet qui se fronce,
Par ces grands silences moroses,
Au travers de l’espace bleu,
Ils ont l’air d’emporter un peu
De l’émanation des choses.
Ils semblent, si tard en tournée,
Le regret furtif et tremblant,
L’adieu mélancolique et blanc
De cette expirante journée…
Le descriptif très habile qui existe en M. Rollinat s’amuse à détailler les manèges d’une couleuvre nacrée. Il est friand d’effets de lumière, violents ou étranges, à la Besnard, soit qu’il montre en une nuit d’hiver « la fête blanche des ténèbres », soit qu’il fasse baigner la lune, le ciel, les mares, le paysage entier dans la douceur opaline d’une lueur verte. Il sait, par une série de comparaisons, faire voir la nuance changeante des choses : c’est ainsi que la rivière qui croit devient tour à tour couleur sable, couleur d’étang huileux, couleur crapaud, couleur cloaque ; c’est ainsi que sont notés avec des scrupules d’exactitude les frissons, les moires, les rides des eaux dormantes qui s’éveillent, quand le vent fait chanter
Le liquide clavier sous ses doigts invisibles.
Il faut à l’artiste raffiné des mots rares et singuliers pour faire passer dans les autres l’impression qu’il éprouve. Il les cherche, il les forge au besoin et quelquefois surprend par des bizarreries voulues. C’est une bête qui s’avance rampeusement. C’est une voix qui sonne vibreusement. L’appel cristallin du crapaud devient « un cri qui vitre sa douceur. » Une source laisse échapper un « goutteleux soupir. » Parmi ces recherches, qui ne sont pas toutes heureuses, se rencontrent des trouvailles d’expression. Le poète les enchâsse dans des rythmes savants, souples, variés, souvent compliqués : mais il borne son invention à entrelacer curieusement les rimes ; fidèle pour le reste à la vieille prosodie, son oreille se refuse au vers brisé, désossé, anarchique, retombant à la fluide liberté de la prose.
Quelle est la pensée, la conception du monde qui se dégage de tout cela ? On ne s’attend point à une philosophie riante et celle de l’auteur se résume en quatre mots : l’aspiration au néant. Un crapaud dans une tête de mort, voilà, suivant lui, le symbole d’une vie qui se traîne languissante, ennuyée, visqueuse, entre l’horreur d’être né et la peur instinctive de mourir. O le néant, le bienfaisant repos ! S’il était refusé à l’homme ! Le poète ne conçoit pas pour ce malheureux de plus épouvantable avenir ; car dans une sorte de concours qu’il institue à qui contera le rêve le plus affreux, il donne la palme à celui qui, paraphrasant sans y penser un admirable vers d’Agrippa d’Aubigné, s’est vu en songe condamné
A l’éternelle soif de l’impossible mort.
Mais que l’homme se rassure. Il échappera au supplice de l’immortalité. La croix, qui sur monte les tombes, n’a pas en vain la forme d’un poignard ; elle cloue les cadavres au fond de leurs cercueils. Et la cause première, quand on l’interroge, daigne affirmer
Le vide de l’espace et de l’éternité.
Quand on professe un pessimisme aussi absolu, on n’est plus qu’un homme-fantôme. On est mort à la femme comme au livre, à la nature comme à l’art.
C’est le mort de l’indifférence,
Il ne vit plus qu’en apparence.
Etre inutile autant qu’éphémère, ou n’a plus qu’à attendre en végétant l’engloutissement dans le néant final.
Mais quoi ! L’on n’est pas impunément vivant et poète. Et voici soudain que l’indifférent ou soi-disant tel se met à prêcher l’humilité, ce qui se comprend, puis la bonté, la pureté, l’activité même, ce qui se comprend moins. Faut-il crier : Défaillance ? Manque de logique ?
Toujours est-il que le grand désespéré se reprend à je ne sais quelle vague espérance, ou du moins se surprend à se bercer dans une apaisante sérénité. Tantôt il constate comme une revanche de l’atôme la survivance victorieuse du meilleur de nous-mêmes dans ce que nous aurons pu faire de bon ou de beau. Le poète, qui rêve de gloire, triomphe ici du pessimiste. Tantôt il s’écrie :
La routine de la nature,
Sa bonne résignation.
M’ont guéri de l’obsession
De la funèbre pourriture.
Il va jusqu’à maudire la névrose qui fut son talent, et, heureux d’échapper au tourment de l’art qui l’a épuisé, il est près d’obéir à ce conseil de la Nature :
Fais donc fête à ton corps qui rit ;
Et simple d’âme, enfant d’esprit.
Vis ! pour le seul bonheur de vivre.
Ainsi s’achève de façon indécise le recueil du poète.
On dirait en lui une lutte de la raison froide et de l’imagination troublée, un commencement de guérison de ses folles terreurs et de ses emballements passionnés. Ne dit-il pas quelque part en parlant des objets inanimés :
… On sent bien, lorsque l’on raisonne,
Qu’ils n’ont pas la pensée et ne peuvent l’avoir.
Le poète visionnaire et halluciné aurait-il jeté dans ce recueil ses derniers cauchemars ? Un autre poète, plus penseur et moins songeur, plus rapproché et plus occupé du commun des mortels et moins dominé par ses nerfs, serait-il sur le point de naître en M. Rollinat ? Qui peut savoir ? Qui peut dire à un talent vivant : Tu as développé tout ce qui était en toi. Tu n’iras pas plus loin ?
Georges Renard.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Georges Renard est né le 21 novembre 1847 à Amillis (Seine-et-Marne) et décédé le 17 octobre 1930 à Paris. Il entre en 1867 à l’École normale supérieure mais il ne peut terminer ses études du fait de la guerre. Pendant la Commune, il est le secrétaire de Rossel. Il doit ensuite s’exiler en Suisse où il obtient un poste à l’université de Lausanne. Après son retour en France, il est chargé de la littérature dans La Petite République, de 1893 à 1897. (Voir « De la politique à la littérature ? La Petite République et la critique littéraire » de Gilles Candar, article paru dans Romantisme, année 2003, pages 71 à 79, et « Georges Renard » de Justinien Raymond sur Le Maitron, dictionnaire biographique sur le mouvement ouvrier et le mouvement social).
Il avait rencontré Maurice Rollinat chez Léon Cladel : « Je le revois tel que je l’ai vu il y a une quinzaine d’années, à Sèvres, dans l’hospitalière maison de Cladel, avec ses longs cheveux, ses yeux trop brillants, sa face osseuse, carrée, tragique. Accompagné sur le piano par Mme Cladel, il disait, il chantait une de ses poésies macabres, Les Corbeaux, de façon à vous faire passer sur la nuque le frisson du cauchemar. » (article « Maurice Rollinat » de Georges Renard, paru dans La Petite République du 17 octobre 1906, page 1).
– 2 – L’allusion au « batelier fantastique » renvoie au poème « Le batelier » (Les Apparitions, pages 242 à 244).
– 3 – L’allusion au « voleur embusqué » renvoie au poème « L’attaque nocturne » (Les Apparitions, pages 62 et 63).
– 4 – Le vers « Tendu l’immensité de ses draps funéraires. » est extrait du poème « Soir de neige » (Les Apparitions, pages 148 et 149).
– 5 – L’allusion au « 1er janvier » renvoie au poème « Le premier janvier » (Les Apparitions, pages 278 et 279).
– 6 – L’allusion au « dialogue du couteau, du fusil et du champignon » renvoie au poème « Dans une cuisine » (Les Apparitions, pages 74 et 75).
– 7 – L’allusion à une « table tournante » renvoie au poème « Vengeance d’outre-tombe » (Les Apparitions, pages 30 à 32).
– 8 – Le vers « Dans la livide horreur de la nuit qui commence » est extrait du poème « L’arbre mort » (Les Apparitions, pages 179 et 180).
– 9 – L’allusion au « vent tiède » renvoie au poème « Le jour des morts » (Les Apparitions, pages 252 à 257).
– 10 – Le vers « Le Temps qui cheminait dans le sang du Soleil. » est extrait du poème « Le vieux pauvre » (Les Apparitions, pages 224 et 225).
– 11 – L’allusion à la « La lune, rouge dans le ciel, » renvoie au poème « Lune rouge » (Les Apparitions, pages 206 à 208).
– 12 – « Le grand rire » est le titre d’un poème (Les Apparitions, pages 270 et 271).
– 13 – « Les poisons » est un poème composé de dix-neuf tercets et d’un quintil (Les Apparitions, pages 42 à 46).
– 14 – « Les sept veuves » est le titre d’un poème (Les Apparitions, pages 55 à 57).
– 15 – L’allusion à « une araignée au bout de son fil » renvoie au poème « Les pendants » (Les Apparitions, pages 60 et 61).
– 16 – « La Crevaille », « Moïse sauvé » et « La Solitude » sont des titres d’œuvres de Marc-Antoine Girard, sieur de Saint-Amant (1594 – 1661).
– 17 – Le vers « tout le ciel pleurer dans votre âme » est extrait du poème « Les deux pluies » (Les Apparitions, pages 172 à 174).
– 18 – L’allusion à la « silhouette d’un cheval » renvoie au poème « Le cheval blanc » (Les Apparitions, pages 92 à 94).
– 19 – Les cinq strophes données en exemple sont extraites du poème « Les papillons blancs » (Les Apparitions, pages 102 à 107).
– 20 – L’allusion à « une couleuvre nacrée » renvoie au poème « La couleuvre » (Les Apparitions, pages 110 à 114).
– 21 – Le vers « la fête blanche des ténèbres » est extrait du poème « L’espace blanc » (Les Apparitions, pages 143 à 145).
– 22 – L’allusion à « la rivière qui croit » renvoie au poème « Crue d’automne » (Les Apparitions, pages 152 à 157).
– 23 – Le vers « Le liquide clavier sous ses doigts invisibles. » (en réalité : « Ce liquide clavier sous ces doigts invisibles. ») est extrait du poème « Effet de vent » (Les Apparitions, pages 177 et 178).
– 24 – Le terme « rampeusement » est extrait du poème « Le cheval blanc » (Les Apparitions, pages 92 à 94).
– 25 – Le terme « vibreusement » est extrait du poème « Les carreaux » (Les Apparitions, pages 81 et 82).
– 26 – L’expression « un cri qui vitre sa douceur » est extraite du poème « Les célébreurs » (Les Apparitions, pages 100 et 101).
– 27 – L’expression « goutteleux soupir » est extraite du poème « La soirée verte » (Les Apparitions, pages 150 et 151).
– 28 – Le paragraphe commençant par « Quelle est la pensée » fait référence au poème « Les treize rêves » (Les Apparitions, pages 9 à 18).
– 29 – Le vers exact d’Agrippa d’Aubigné est « Que l’éternelle soif de l’impossible mort. » Il est extrait des Tragiques (« Jugement », page 385 de l’édition de 1616). L’auteur nous montre les damnés impuissants à se donner la mort : « Voulez vous du poizon ? en vain cet artifice, / Vous vous précipitez ? en vain le précipice ; / Courez au feu brusler ? le feu vous gellera ; / Noyez vous ? l’eau est feu, l’eau vous embrasera, / La peste n’aura plus de vous miséricorde ; / Estranglez vous ? en vain vous tordez une corde ; / Criez après l’Enfer ? de l’Enfer il ne sort / Que l’Eternelle soif de l’impossible mort. »
– 30 – « La croix » à « la forme d’un poignard » fait référence au poème « La croix noire » (Les Apparitions, pages 260 et 261).
– 31 – Le vers « Le vide de l’espace et de l’éternité. » est extrait du poème « Un misanthrope » (Les Apparitions, pages 284 à 287).
– 32 – Les vers « C’est le mort de l’indifférence, (…) Il ne vit plus qu’en apparence. » sont extraits du poème « L’homme-fantôme » (Les Apparitions, pages 24 à 26).
– 33 – La strophe « La routine de la nature, (…) De la funèbre pourriture. » est extraite du poème « Un misanthrope » (Les Apparitions, pages 284 à 287).
– 34 – La strophe « Fais donc fête à ton corps qui rit ; (…) Vis ! pour le seul bonheur de vivre ! » est extraite du poème « La nature et l’art » (Les Apparitions, pages 302 à 305).
– 35 – Les vers « On sent bien, lorsque l’on raisonne, / Qu’ils n’ont pas la pensée et ne peuvent l’avoir. » sont extraits du poème « Le monstre » (Les Apparitions, pages 90 et 91).
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