Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
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La Petite Presse
Lundi 20 juillet 1896
Page 2.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
REVUE LITTÉRAIRE
Un soir de l’hiver dernier, chez un ami, après dîner, quelqu’un pria une jeune fille de se mettre au piano. Ces accidents, j’ai coutume de les prévoir quand je dîne en ville et je m’y résigne paisiblement, dussé-je entendre une fois de plus la Dernière pensée ou l’Air des bijoux. Cette fois, j’eus une surprise. L’instrument fatal ne martyrisa ni Weber, ni Gounod, ni aucun des « grands classiques » ou des « petits », ni même M. Massenet ; il émit une musique simple, point savante, qui dès les premières notes m’emmena au loin, dans les vastes plaines où triomphent l’or et l’émeraude des cultures. La jeune fille chanta, d’une voix juste, un peu frêle, une romance lente et mélancolique, très courte mais évocatrice de larges horizons. C’était d’abord en ré mineur, une sorte de cantilène où planait la plus harmonieuse des après-midi de juin :
La chanson de la perdrix grise
Et la complainte des grillons,
C’est la musique des sillons
Que j’ai toujours si bien comprise.
Sous l’azur, dans l’air qui me grise,
Se mêle, au vol des papillons,
La chanson de la perdrix grise
Et la complainte des grillons.
Qui n’a jamais entendu dans les champs, vers la Saint-Jean d’été, alors qu’on coupe les seigles, que des transparences blondes frémissent sous le glauque des blés presque mûrs et que les avoines ondulent au soleil parmi des reflets d’acier, qui n’a jamais entendu la rumeur vibrante ininterrompue des grillons, sur laquelle la perdrix, inquiète de ses petits, plaque ses appels disyllabiques, ne percevra pas l’émotion de cette musique, la douceur de ces vers. Puis le chant montait d’un demi-ton, exprimait nuançait d’un style plus grave la misère de l’homme s’il n’avait la nature pour consolatrice.
Et l’ennui qui me martyrise
Me darde en vain ses aiguillons
Puisqu’à l’abri des chauds rayons,
J’entends sur l’aile de la brise.
(Ici la délicieuse note mineure reprenait, écho des tendresses nichées sous les blés)
La chanson de la perdrix grise.
C’était tout. La jeune fille fut applaudie pour sa bonne grâce, pour le charme des vers et la souplesse du musicien qui les avait si fidèlement traduits. Or, le musicien et le poète ne faisaient qu’un – vous l’avez déjà nommé – : Maurice Rollinat.
Ses romances se trouvent à présent sur tous les pupîtres, elles tiennent le succès et le méritent autant par la simplicité que par l’originalité de leur facture. Elles ne s’adressent pas à des virtuoses mais aux rêveurs dont le cœur s’est ouvert aux magnificences du plein air ; il suffirait, semble-t-il, d’en prononcer les mots pour les moduler ; en tout cas, il existe entre le verbe et la note une alliance étroite qu’on ne saurait rompre sans risquer un contresens. L’auteur ne se vante pas à tort : « C’est la musique des sillons – qu’il a toujours si bien comprise. »
Non pas seulement les harmonies de la plaine, mais aussi les aspects changeants du sol qui porte les moissons, de la rivière ou du torrent, des fossés de la route, des collines, du ciel d’où tombent la lumière et l’ombre, la pluie, la neige « continueuse et tenace », il les comprend, il les traduit, il les représente avec de curieux procédés d’imitation. Je suis certain de ne pas offenser M. Maurice Rollinat en lui donnant l’épithète de poète rural (je lui en proposerai une seconde par surcroît tout à l’heure) qu’il a bien gagnée avec ses chansons, son avant-dernier poème La Nature et celui que je viens de recevoir de la Bibliothèque Charpentier : Les Apparitions.
Nous savons qu’il habite aux champs et que c’est par goût. Il y borne l’univers de ses sensations et de ses pensées, ayant une aptitude singulière à y découvrir des images que d’autres n’aperçoivent pas, des fantômes même et des monstres, à se servir des choses pour susciter un tumulte d’idées et de fantasmagories, enfin à s’auto-suggestionner devant un brin d’herbe ou une goutte d’eau. « Gloire à l’Herbe ! » s’écrie-t-il.
Gloire à l’Herbe, à jamais nourricière et décor
Des bons ruminants, vénérables,
Et qui, fêtant la Vie, agrémente la Mort,
Fleurit nos cendres.
Par la voix des grillons qui peuplent son mystère,
Elle chante pendant l’été
Le mystique unisson des cieux et de la terre
L’extase de l’immensité !
Entend-il tomber une goutte d’eau ? Il pense à la fuite des heures et à notre ignorance du futur :
La goutte d’eau tombait… tac tac…
Sur les dalles de la caverne
Dont je visitais sans lanterne
Le fuligineux cul-de-sac.
Creusante, uniforme, pressée,
Cette larme des rochers froids
Tintait fatale, à chaque fois
Faisant un trou dans ma pensée.
L’allégorie était vivante !
Je me dis avec épouvante,
Sorti d’entre ces affreux murs :
« Les heures tombant si funèbres
Goutte à goutte en nos jours obscurs,
C’est ce tac tac dans les ténèbres. »
Ce sentiment d’épouvante qui fait une explosion soudaine, à propos d’un cas banal d’infiltration, est un phénomène piquant de l’imagination de M. Maurice Rollinat ; est-il spontané ou consécutif à une série d’impressions ? est-il voulu ? Je crois qu’il est au moins désiré. Le poète, en présence de la Nature, se place dans un état d’esprit propre à enfanter des tristesses, des désespérances, des terreurs. Sa misanthropie n’est point satisfaite par une retraite à la campagne ; il l’exagère jusqu’au nihilisme : le spectacle des choses de la terre et de l’illimité du ciel avive sa souffrance de vivre, parmi les hommes ou loin des hommes. Il se convainc de l’insignifiance humaine et de la folie d’agir.
Tel fou que son orgueil torture
Pense intéresser à son sort
L’Univers, et veut que sa mort
Devienne un deuil pour la nature.
Et tandis que dans sa misère,
Il se croit le centre de tout,
Une voix lui dit tout à coup :
« Pas un être n’est nécessaire. »
Malgré tous les regrets moroses
Qu’il s’ingénie à leur prêter
L’homme est seul à se regretter
Dans l’indifférence des choses.
Ciel vide, astre en feu, terre noire,
L’air et l’eau, chacun dans sa gloire,
Se suffit immuablement.
La vie est une ombre futile,
Et pour l’éternel élément,
Tout ce qui passe est inutile.
De cette idée d’inutilité il extrait son tourment et le principe directeur de son imagination. Tout effort est vain : le travail de sa pensée ne peut aboutir qu’au néant. Nous devrions obéir à la nature qui nous dit, « prêtant à l’onde, à l’arbre, au vent sa grande voix mystérieuse :
Crois à ton corps qui veut m’étreindre,
Me sentir, m’avoir, me humer,
A ton instinct qui veut m’aimer.
C’est ton seul esprit qu’il faut craindre !…
Fuis le rêve ! ou malheur à toi !…
Mais l’esprit commande, le poète n’a su empêcher son cerveau de recevoir les images de la vie ni de les recréer. Ces images lui apparaissent nécessairement significatives du néant, donc douloureuses. Il s’y est complu, il les a faites méchantes, il les a faites affreuses. Refusant de guérir « de l’obsession de la funèbre pourriture » il a suscité des visions atroces de la sottise et de la cruauté humaines, dans « le vide de l’espace et de l’éternité. » Au lieu de fuir le rêve, il a appelé le cauchemar.
Aussi la plupart de ses « apparitions » sont-elles effrayantes. Des cadavres qui revivent, des spectres, des tigres, des requins, des monstres innomables, des assassins, la tempête et la foudre, la fureur des éléments, la flamme des incendies, un fleuve de sang, composent dans son œuvre une fresque d’apocalypse, dominée par le ricanement du masque de la Mort.
Virtuose, on ne peut en douter devant l’habileté dépensée à combiner ces figures diverses de la Peur, M. Maurice Rollinat jouit du vertige qu’il se donne et espère bien nous communiquer. Des occasions de frissonner lui sont fournies par les choses les plus ordinaires ; par exemple, le reflet de la lune dans un puits :
La lune affreuse qui consacre
L’horreur de cette nuit d’hiver
Luit de tous les feux de l’Enfer,
Et, sanglotante comme un massacre,
Au-dessus du puits découvert.
Et, tellement creux s’y concentre
Son ombre écarlate, qu’elle entre
Dans l’eau verte comme du fiel ;
Et, c’est d’un terrible mystère
Ce cœur tout saignant de la terre
Sous l’œil sanguinolent du ciel ;
Image d’assassin qui la nuit se regarde
Longuement, fixement dans sa glace blafarde
Et qui, de son remords rouge l’éclaboussant,
Se mire, ensanglanté, dans un cristal de sang !
Ces prodiges d’horreur ne se produisent guère que pour M. Rollinat ; son œil aperçoit des fantômes qui nous sont invisibles. Je voudrais les faire défiler ici, tels le Vampire aux yeux ardents qui vient rendre visite au libertin, la Fée à qui les larmes ont fait les deux yeux de la Mort, le pendu et l’araignée se balançant parallèlement à la même solive, la vieille dame qui interroge les morts et meurt, écrasée sous une lourde table, animée par la vengeance d’un Esprit, et surtout les Treize rêves qui compteront entre les plus effroyables inventions de cette littérature, visitée des ombres reconnaissantes des Achim d’Arnim, Anne Radcliffe, Hoffmann. Nous avions promis une seconde épithète ; elle sera notre conclusion : cet amant de la nature est un virtuose de l’épouvante, que magnétise l’éclat de sa virtuosité.
*
* *
(…)
Paul d’Armon.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Paul d’Armon est un pseudonyme utilisé par Charles de Dreux (né le 9 avril 1854 à Méru, Oise, et décédé le 17 mars 1922 à Paris 17e). Celui-ci est avocat et écrit régulièrement des articles dans le journal Le Droit. Mais il aime aussi la musique et les belles-lettre et publie sous le nom de Paul d’Armon, des articles de critique littéraire dans plusieurs journaux.
– 2 – La partition de « La Chanson de la perdrix grise » a été publiée pour la première fois dans l’ensemble Rondels et Rondeaux, dix morceaux de chant, paroles et musique, avec accompagnement de piano, Paris, Henry Lemoine. (Voir Régis Miannay, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, Imprimerie Badel, Châteauroux, 1981, page 567). Le poème correspondant était paru dans le livre Dans les Brandes (pages 208 et 209 de l’édition de 1883).
– 3 – La Nature n’est pas un poème, mais un livre de poésies, de même pour Les Apparitions.
– 4 – Les vers « Gloire à l’Herbe, (…) de l’immensité ! » correspondent à deux strophes du poème « L’herbe » (Les Apparitions, pages 130 et 131). Le quatrième vers a été tronqué ; Maurice Rollinat a écrit : « Fleurit nos cendres misérables ! ».
– 5 – Les vers « La goutte d’eau (…) dans les ténèbres ! » correspondent au poème « La goutte d’eau » (Les Apparitions, pages 128 et 129).
– 6 – Les vers « Tel fou que son orgueil (…) passe est inutile. » correspondent au poème « L’Inutile » (Les Apparitions, pages 280 et 281). Ce que dit la « voix » n’est pas seulement un vers, mais le reste du poème.
– 7 – La citation « prêtant à l’onde, à l’arbre, au vent sa grande voix mystérieuse » correspond aux deux premiers vers du poème « La nature et l’art » (Les Apparitions, pages 302 à 305). Les vers « Crois à ton corps (…) malheur à toi !… » correspondent à la troisième strophe et au premier vers de la quatrième strophe du même poème.
– 8 – Les expressions « de l’obsession de la funèbre pourriture » et « le vide de l’espace et de l’éternité » sont extraites du poème « Un misanthrope » (Les Apparitions, pages 285 et 287).
– 9 – Les vers « La lune affreuse (…) dans un cristal de sang ! » correspondent aux strophes 1, 5 et 6 du poème « Lune rouge » (Les Apparitions, pages 206 à 208). Le quatrième vers a été modifié ; Maurice Rollinat a écrit : « Et, sanglante comme un massacre, » (et non « sanglotante »).
– 10 – L’expression « Vampire aux yeux ardents qui vient rendre visite au libertin » renvoie au poème « Le spectre » (Les Apparitions, pages 37 à 39) ; « la Fée à qui les larmes ont fait les deux yeux de la Mort » au poème « La fée » (id., pages 19 à 21) ; « le pendu et l’araignée se balançant parallèlement à la même solive » au poème « Les pendants » (id., pages 60 et 61) ; « la vieille dame qui interroge les morts et meurt, écrasée sous une lourde table, animée par la vengeance d’un Esprit » au poème « Vengeance d’outre-tombe » (id., pages 30 à 32) et « les Treize rêves » au poème portant ce titre (id., pages 9 à 18).