Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Patrie

Jeudi 25 février 1892

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Retronews.)

 

 

FAIT DU JOUR

UN POÈTE RUSTIQUE

– Des yeux clairs à éclat métallique, le front comme martelé par des coups de ponce de statuaire génial, de grands cheveux auréolant la tête, noirs ainsi que la moustache, tout l’être nerveux, un sensitif exacerbé par de subtiles impressions de nature, Allan Edgar Poë devenu villageois dans le Berri.

Rollinat regrette Paris parfois : « Quand je rentre dans certains crépuscules, j’ai de la nostalgie, je voudrais qu’en ouvrant une fenêtre il m’arrivât une bouffée de boulevard, seulement pendant cinq minutes. »

Poète et musicien, les deux ne faisant qu’un, sachant noter l’harmonie des choses et combiner le rhythme des mots, connaissant les mille onomatopées éparses sur la terre, il est bien l’aède antique qui va chantant ses vers en toute la sincérité et la conviction de son art. Sa muse est une sphinge à la crinière de couleuvres et de vipères, aux regards profonds d’ombre, aux lèvres terribles de vampire à la croupe rude et annelée de squelette.

Le rêveur des grands bois, le campagnard de là-bas, le solitaire des brandes, familier aux bruits de la nature, aux « aboiements des chiens dans la nuit » est l’acteur né d’un art théâtral unique, d’une mélodramatique mimique effroyablement suggestive ; Rollinat se met au piano, plaque de ses doigts nerveux des accords répétés, se penche sur l’instrument comme pour l’étreindre, rejette sa tête en arrière ainsi qu’en un recul d’épouvante et d’une voix tour à tour caverneuse, vibrante, douce ou formidable, chante la mélopée du « fou », et l’on est saisi alors malgré soi d’un trouble même pénible d’admiration, des frissons vous courent dans les moelles, la jouissance artistique confine au malaise, c’est tenaillant et douloureux, – c’est superbe !

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Ce croquis se retrouve sous ma plume à propos de ce concert qu’on a organisé récemment à la Bodinière, Collodion l’avait tracé un jour chez Cladel, dans la villa Bon-Accueil, à Sèvres, et ce fut un des premiers instantanés, si communs maintenant en toutes les feuilles.

Dans le petit salon où un portrait du maître, par Carolus Duran, fait face à un plâtre exquis de Rodin, où était groupée, chevelures blondes et brunes, toute la floppée des enfants et où nous nous trouvions quelques amis écoutant les récits Beaudelairiens de l’auteur des Va nu-pieds, Maurice Rollinat, arrivé de la veille à Paris, semblait quelque paysan endimanché venu pour affaires, et mal à l’aise en dehors ainsi de sa chaumine, sans l’escorte accoutumée de ses chiens, de son cheval et de sa vache ; la tête, comme lourde de soucieuses pensées, était endormie sous le casque des cheveux, le regard mélancolique, traversé par instants d’un éclair rapide, le corps maigre tassé dans un effacement timide ; mais, quand cédant aux instances de Mme Cladel, une musicienne aussi, le poète se mit au piano, et commença avec des accords sauvages d’accompagnement, à chanter, l’impression fut toute autre, ce n’était plus le même personnage de tout à l’heure mais un possédé de la muse alors, quelque étrange aède jamais entendu, un fou de génie terrifiant et captivant ; la voix semblait un râle, un cri, un gémissement, le clavier rendait un son douloureux et tous, grands et petits, nous frémissions, empoignés de façon superbe.

Son art, c’est lui-même, et quelque talent que puissent avoir les interprètes choisis, aucun n’arrive à produire la sensation vraie du poète lui-même, aussi me paraît elle très juste, cette lettre que m’envoyait récemment un de ses amis de la première heure :

« Le concert Rollinat s’avance ; les uns s’y intéressent par pose, les autres par emballement ; mais, décidément, tout bien pesé, je pense bien faire en ne m’y rendant point. Non, voyez-vous, je préfère garder son souvenir, tel que depuis des années il ne cesse de me hanter.

« Vaguant des Ternes à Ménilmontant et de là au cabanon de Rollinat à la place Maub’ avec, comme décors, la rue des Anglais, le père Lunette, et, comme toile de fond une échappée sur l’aérienne abside contrefortée de Notre-Dame ; arrivant n’importe à quelle heure de nuit pour effaroucher son petit moineau de femme, et la river tremblante, minable, au piano crecellant ; puis lui, l’employé aux pompes funèbres, avec une tête d’halluciné et des gestes louffocs ; trompette de sa voix de sonnaille de fer ses derniers-nés, en faisant sautiller d’une danse de Saint-Guy les fleurs d’orangers sous globe, les gros souliers à lacets, et le vase en bleu cruel gagné au tourniquet de la dernière foire.

« Puis, dans le vague, dans l’épaisse buée des pipes, les amis, abrutis par cette musique qui leur vrille l’oreille, plaignant son bout de femme toussotante, peinant à l’épinette désaccordée, et lui, toujours lui, infatigable, braillant à jet continu des choses macabres, ou bien quelques vieux airs en mineur, pincés sur des fonds d’assiettes.

« Ensuite, à quelques temps de là, se retrouver dans quelque opéra, avec des gens quelconques qui font semblant de comprendre ce qu’un monsieur au large poitrail en zinc, la crinière au petit fer, dégoise aux flancs d’un Erard, sans conviction aucune, mais correctement dans les règles de l’art, des choses faites pour être beuglées dans une cave ou bien susurrées en plein vent.

« C’est mal rendre service aux gens que de mal représenter leurs œuvres… »

Sauf pour Mounet-Sully, an de ceux qui appartiennent à la grande famille, la conclusion est vraie.

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Pourquoi donc vouloir que Rollinat revienne à Paris, lui, le poète rustique qui ne subit que les inspirations de la nature ? Pourquoi l’arracher à son Berri et le replonger dans la cohue boulevardière, indifférente et dédaigneuse de l’Art ? Qu’il reste en sa maisonnette tranquille, et nous saurons bien, quelques admirateurs sincères, l’y aller voir parfois, en pèlerinage, comme nos aînés allaient jadis voir sa marraine, George Sand.

Maurice Guillemot

 

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Maurice Guillemot (né le 28 novembre 1859 et décédé le 12 juillet 1931 à Neuilly-sur-Seine) est un journaliste et un écrivain. De décembre 1886 à mai 1888, il a été directeur de publication du journal Le Globe illustré (Paris), publication pour la famille (1886-1888). Il est le premier rédacteur en chef du journal Le Parisien dont le premier numéro est paru le 21 mars 1888.

– 2 – Le début de l’article allant de « Des yeux clairs à éclat métallique… » jusqu’à « … c’est tenaillant et douloureux, – c’est superbe ! » est repris de l’article « Ne bougeons plus !… – IV. – Rollinat », signé « Collodio », paru dans Le Pierrot du 31 août 1888, page 4.

– 3 – Les paragraphes « Des yeux clairs à éclat métallique, (…) c’est tenaillant et douloureux, c’est superbe ! » et « Vaguant des Ternes à Ménilmontant, (…) pincés sur des fonds d’assiette. » seront repris dans l’article La Vie littéraire signé Maurice Guillemot, entièrement consacré à la présentation du livre Les Apparitions de Maurice Rollinat, paru dans le Gil Blas du 29 juin 1896, page 2.

– 4 – Dans cet article et dans celui du Pierrot, Maurice Rollinat est qualifié d’ « aède antique » ; cette expression sera corrigée dans La Vie littéraire en « aède rustique ».

– 5 – Maurice Guillemot indique : « Ce croquis se retrouve sous ma plume à propos de ce concert qu’on a organisé récemment à la Bodinière ». Il s’agit de la soirée du 14 février 1892 au Théâtre d’Application, connu aussi sous le nom de La Bodinière. Nous n’avons pas trouvé l’article évoqué.

– 6 – L’auteur continue : « Collodion l’avait tracé un jour chez Cladel ». Il ne s’agit pas de « Collodion » mais de « Collodio », pseudonyme utilisé par Maurice Guillemot. L’article paru dans Le Pierrot a été intégralement repris dans Le Parisien du 12 septembre 1888, page 3, rubrique « Hommes et choses », avec l’introduction suivante : « (…) Collodio est photographe exact, très minutieux, – et sincère. Voyez ce Rollinat tout récent croqué sous mes yeux par Collodio, chez Cladel tandis que le poète des « Névroses » était au clavier. »

– 7 – Maurice Guillemot cite des extraits d’une lettre envoyée par un de ses amis. Dans l’article La Vie littéraire, paru dans le Gil Blas du 29 juin 1896, il introduit celle-ci par le texte suivant : « Au lendemain d’une fête donnée pour lui chez Sarah Bernhardt, avenue de Villiers, Rollinat fut de suite connu ; tout le monde voulut l’entendre chanter ; ce fut un succès instantané dont l’exagération était vraiment permise. Du poète à cette époque, je retrouve un croquis amusant en une lettre d’ami commun : »

– 8 – Maurice Rollinat n’a jamais été « employé aux pompes funèbres », mais au service de l’état-civil de la mairie du septième arrondissement.

– 9 – George Sand n’est pas la marraine de Maurice Rollinat au sens religieux du terme, c’est sa tante Emma Didion. George Sand peut être considérée comme sa marraine littéraire.