Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
La Justice
Mercredi 16 mars 1892
Page 1.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
CHRONIQUE LITTÉRAIRE
POÉSIE
La Nature, par Maurice Rollinat (Charpentier et Fasquelle, éditeurs)
Par le sujet, et par l’accord de vie intime que nous savons exister entre ce sujet et l’artiste, le livre de Maurice Rollinat, La Nature, ne peut-il pas être considéré comme un de ceux qui sont pour intéresser le plus violemment l’habitant des villes ? Le point d’interrogation fera sourire sans doute tout d’abord les versificateurs inquiets seulement des sons et des rythmes de leurs rêveries, les observateurs attentifs de la bataille de l’existence et des mécanismes humains, les aimables Parisiens du boulevard. Pourtant, il me semble qu’à la réflexion, après avoir songé à l’ensemble des choses, les contradicteurs et les indifférents pourraient tout de même arriver à conclure que les aspects de la nature, et l’état d’esprit d’un homme qui est un artiste et qui s’est volontairement réfugié dans la solitude de la campagne, ne sont pas à tellement dédaigner et passer sous silence, et qu’il peut y avoir là, au contraire, un beau et éternel motif de préoccupations artistiques, sociales et morales.
Il suffirait, pour établir ainsi les classements et les proportions, de songer à la terre roulante à travers l’espace, à la place que tiennent sur elle les agglomérations humaines, entassées dans les villes, et les étendues à peine jalonnées de hameaux, de maisons isolées, et les étendues, plus grandes encore, qui sont des déserts livrés aux forces inorganiques, aux végétaux, aux éléments, – les pierres, les arbres, l’herbe, l’eau qui coule, l’eau qui tombe, la neige légère qui tourbillonne, le vent qui souffle, et la mer, la mer immense, encerclée par l’horizon, bombée par la forme du globe.
Comment ce décor ne commanderait-il pas la rêverie de l’homme ? Comment l’être pensant, le seul qui ait su éprouver et exprimer la sensation ressentie devant l’énigme du spectacle des choses, ne serait-il pas parti en voyage à travers ces champs, ces bois, ces montagnes, sur les eaux des rivières et sur l’eau de la mer, pour reconnaître comme il le peut ce domaine qui lui parut d’abord si grand, qu’il va bientôt trouver si restreint, cette pauvre terre qui accomplit et recommence son cycle monotone par la roule uniforme que lui assigne la loi de l’inconsciente matière.
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Aimer la nature, se réfugier pour toujours, pour longtemps, ou pour peu de temps, dans un pays solitaire, où la vie formaliste est réduite aux strictes nécessités, c’est, pour tous les hommes, indiquer un désir de repos, c’est, pour les hommes qui sont surtout des esprits, affirmer une pensée éprise de la généralité et de la diversité des phénomènes, une volonté de se mettre en contact avec les effets passagers et les causes permanentes. Celui-là qui, après comparaison, choisit pour y passer et pour y finir sa vie, un endroit de l’univers où il est davantage en communication avec l’universalité des choses, celui-là s’est défait de liens conventionnels, s’est volontairement placé plus près de son origine fugace et de son néant certain.
Pour ce qui concerne plus spécialement la vie sociale, l’existence hiérarchisée, faite d’habitudes, d’intérêts, d’ambitions ardentes employées à atteindre l’inutile et à conquérir le fragile, tout cela ne se trouve-t-il pas remis à son plan par l’homme, aussitôt qu’il reprend les dialogues désappris avec tous ces aspects riants ou mélancoliques qui sont les visages du réel. Le mystère des bois, la sérénité lumineuse des champs étalés sous le soleil, le ruisseau courant, la lame formidable, les nuages si fugitifs et changeants, tout cela, pour le cerveau qui comprend, ne parle-t-il pas, en chuchotements, en clameurs, et en silences, un langage éloquent et significatif, tout autant que le langage de l’art, peinture, livre, musique.
Et personne, parmi ceux qui entendent ce langage, n’essaierait d’en fixer les échos, par des reflets de couleurs, par des chants, par des paroles qui inscriraient les contemplations, les mélancolies, les cris de l’homme si petit, si perdu, si vite parvenu au terme de sa vie ! On sait bien que c’est impossible, que la nature sera toujours le miroir où cet homme s’en ira chercher la vision d’une rapide image, la source où il ira tromper sa soif de savoir. C’est là, au milieu de cette nature, que sont autrefois nées les religions, dans la frayeur et la joie des combats de la nuit et du jour, – c’est là, aujourd’hui, que séjourne et chante la poésie.
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Nombre de poètes ont dit le poème des heures et des saisons. Ils sont nombreux ceux qui sont retournés, après leur apprentissage citadin, au pays qui était le leur, ou ils retrouvaient les spectacles qui avaient été leur premier enseignement, les sensations qui avaient suscité en eux les nostalgies aux jours ou ils circulaient sur le pavé des villes. Mais il en est peu, évidemment, qui aient prouvé, autant que Rollinat, leur volonté d’éloignement, leur désir de solitude. Il en est peu aussi qui aient grandi leur poésie au delà de la description locale et de leurs sentiments de terroir. Chez Rollinat, il y a une autre observation à faire. En même temps qu’une exacte connaissance du sol sur lequel il est né, du pays où il habite, des paysages qu’il traverse, des gens qu’il rencontre, il y a en lui une intelligence apte à comprendre, devant les apparences familières, les aspects essentiels et permanents des choses, il y a en lui une pensée creusée, attristée, anoblie, par l’obsession persistante de la signification à jamais obscure de tout ce qui existe, par l’idée imprescriptible de la vie et de la mort.
Avec sa simplicité de poète, son inaptitude sociale évidente, Rollinat s’affirme, dans une autre région, comme un observateur très net, un classeur de phénomènes. Lui, éloquent par nature, musicien instinctif, ayant l’activité physique et l’inquiétude cérébrale, il sait aussi à quoi s’en tenir sur le champ que peut parcourir l’homme, sur la vanité de ses efforts, sur la rapidité du son passage et la permanence de sa désagrégation. Les preuves de cet état d’esprit sont produites, on les trouvera dans ses livres, depuis Dans les brandes jusqu’à La Nature.
Il a connu d’abord le charme des matins, des éveils de jeunesse, des vivaces promenades. Il a dit, avec un charme ingénu, ses joies d’enfance et de première jeunesse épanouies au milieu des paysages de son pays. Pourtant, çà et là, une appréhension apparaît, Et voici, dans les Névroses, des descriptions macabres, des récits de cauchemars, le règne de la peur, les années noires, hallucinées, la recherche trop ardente et maladive des accès de nervovisme, des terreurs maladives, des étrangetés artistiques. Tout de même, à travers tout cela, le poète songe aux solitudes, aux bords de rivières, aux sentiers de forêts, aux sommets de collines, qu’il évoque, qu’il veut, et qu’il nomme de ce beau nom de « Refuges. »
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Il les retrouve, ces refuges, il se remet en contact avec eux, il se rafraîchit dans la pure atmosphère, il se calme dans le doux silence, il resonge à tout ce qu’il a vu et appris de l’humanité, et il écrit l’Abîme, qui constitue son avoir d’observation et de philosophie, et qui est un très beau livre où les sentiments et les passions se résument en expressions de visages, en pantomimes de gestes, en mouvements d’âmes. Il s’est soulagé, par ce livre, de toute une bile et de toute une électricité amassées en lui, – et il est revenu à la nature, – et il a écrit la Nature.
C’est évidemment le spectacle de l’univers vu par le poète de l’Abîme, mais pourtant, la sérénité gagne. Parvenu au plateau de la vie, Rollinat, comme beaucoup d’autres, accepte. Il voit le ciel étoilé, il a la notion incompréhensible de l’infini, il sait le rien qu’est la terre, et il se résout à passer le temps de sa vie à noter sa sensation devant l’immense mystère de la matière animée et les quelques menues certitudes, toutes proches, qu’il est donné à l’homme d’acquérir.
J’imagine qu’il arrivera ainsi, les années se succédant, les poèmes s’accumulant, à écrire sur la nature un ouvrage très abondant, presque complet, conçu d’une manière didactique, extraordinairement renseignant, malgré la manière d’être sensitive, frissonnante, exaltée, du poète. Il s’est, en effet, épris des choses, et il ira s’en éprenant de plus en plus. Il est en voie de tout admettre, de tout aimer, et de tout décrire, – les éléments, les météores, les saisons, les heures : le vent, le ciel, la pluie, la neige, la canicule, le froid, l’eau, le crépuscule, la mer, – les animaux : la vache, le chien, le mouton, le cheval, la taupe, le chat-huant, le merle, le coucou, le brochet, l’anguille, le serpent, l’insecte… Mais sous cette nomenclature, quelle vie émouvante ! La pitié pour les choses et pour les êtres pénètre de plus en plus cette poésie, les décors de nature où passent de pauvres silhouettes humaines accueillies et consolées par la pensée du poète : le laboureur, la bergère, le casseur de pierres, le crétin, la folle. Rollinat s’adoucit et se grandit dans sa solitude. Malgré la réserve de son art, la volonté de se projeter au-dehors de lui, il apparaît par les chemins, tout pénétré de la joie des choses telle qu’il l’exprime dans la Journée divine, compréhensif de la grandeur et de l’obscurité de la vision qu’il célèbre par la Prière, ivre de la chaleur du soleil, ou enfermé dans la basse maison au milieu de l’immense silence de la neige. Cette citation, le délicieux rondeau de la Bête à bon dieu dira sa manière d’être et sa beauté d’art :
La bête à bon Dieu tout en haut
D’une fougère d’émeraude
Ravit mes yeux… quand aussitôt,
D’en bas une lueur noiraude
Surgit, froide comme un couteau.
C’est une vipère courtaude
Rêvassant par le sentier chaud
Comme le fait sur l’herbe chaude,
La bête à bon Dieu.
Malgré son venimeux défaut
Et sa démarche qui taraude,
Qui sait ? Ce pauvre serpent rôde
Bête à bon Diable ou peu s’en faut :
Pour la mère Nature il vaut
La bête à bon Dieu.
C’est le même poète qui écrit les vers somptueux et sombres : Au jardin, qui fait tinter les mots mélancoliques du Glas du soir, et qui jette comme des pelletées de terre les phrases graves et assourdies du Vieux cimetière. Tout se tient en ce livre, les vastes descriptions, les minutieux inventaires, et les états d’esprit du poète. Quand il a vécu devant les choses et qu’il les a célébrées, il conclut par le Conseil de la nuit, après avoir écouté le bruit du soir qui lui fait entendre « comme un appel confus vers de lointains voyages » :
Vient la nuit qui me dit : « Va ! ne
regrette point !
« Puisque pour posséder l’univers dans ton coin
« Tu n’as qu’à regarder l’espace et les nuages. »
Gustave Geffroy.
Remarque de Régis Crosnier : Nous trouvons le terme « nervovisme », il s’agit d’une erreur de composition, Gustave Geffroy a certainement écrit « nervosisme ». La phrase où est inclus ce mot est reprise quasiment à l’identique dans l’article « Maurice Rollinat (1846-1903) » paru dans la Revue universelle n° 99 du 1er décembre 1903, pages 617 à 626, lorsque Gustave Geffroy parle des Névroses (page 618) ; le mot utilisé alors est « nervosisme ».
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