Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
La Justice
Mercredi 2 juin 1886
Pages 1 et 2.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
(page 1)
CHRONIQUE
L’ABIME
Le poète des Brandes et des Névroses, Maurice Rollinat, publie l’Abîme, après trois années de silence et de solitude. Trois années ! il semble que le fait seul de ce travail isolé et continu doive fixer l’attention de ceux qui écrivaillent au jour le jour, de ceux qui produisent deux, trois, quatre volumes par an, – et des lecteurs de toute cette littérature hâtive. Il y a d’abord tout intérêt à connaître la pensée et à pénétrer l’art du sensitif qu’est Rollinat, tellement ouvert au langage des mots et à la musique des rythmes. Et l’intérêt doit grandir, lorsque l’artiste a coupé court aux relations sociales, a supprimé tout décor de civilisation citadine, s’est pris pour seul interlocuteur dans ses courses au creux du val et le long de la route. Le recul fait mieux voir le paysage qu’on a parcouru en détail : se mettre à l’écart de l’humanité, après toute une période de fréquentation fatigante, n’est pas non plus une mauvaise méthode pour arriver à serrer ses observations et à généraliser ses idées. Elle vous suit dans votre retraite, cette humanité, elle peuple vos entours de souvenirs. Tout l’insignifiant, tout l’inutile, disparaissent dans des lointains brouillés, tandis que l’image caractéristique sort de l’ombre, que la gesticulation obsédante recommence sans cesse devant les yeux, que la pensée déjà creusée se montre davantage mystérieuse et profonde. Les aspects pourront changer, suivant les préoccupations de l’esprit et les habitudes de l’intelligence. Mais il est impossible, dans ces conditions de sincérité, dans cet examen des êtres autrefois rencontrés, dans cet interrogatoire de soi-même, il est impossible qu’un morceau du voile mensonger qui recouvre le nu de la vérité ne soit pas arraché, il est impossible qu’une attitude ne soit pas fixée, qu’un cri ne soit pas entendu.
Il appartenait, sans doute, à ceux qui ont « découvert » Rollinat, – après Barbey d’Aurevilly, toutefois, qui fit le premier article sur les Névroses, – de continuer leurs explications, de noter les progrès ou les décroissances de ce grand talent. Il appartenait aussi aux poètes si aptes au journalisme de prouver, à défaut de goût pour les spéculations philosophiques, leur passion pour les questions de métier poétique. Il n’en a pas été ainsi jusqu’à présent, et l’Abîme semble devoir être considéré comme non avenu par ceux-ci et par ceux-là. Le livre n’en existe pas moins.
Que dit-il donc, ce livre, et comment le dit-il ?
*
* *
La configuration générale peut suffire à faire prévoir et à expliquer une lente fortune auprès de ceux qui lisent, une presque invisible pénétration des intelligences. Le titre général, les titres des pièces, inspirent tout d’abord une méfiance aux esprits paresseux ennemis des exposés et des discussions métaphysiques. Le livre parcouru confirme peut-être, pour beaucoup, cette première impression. Aucune mise en valeur des lieux et des personnages. Les agréments ordinaires de la poésie ont été bannis. Le dôme changeant des nuages, les illuminations des végétaux par le soleil, le murmure des bois, la chanson du ruisseau, la musique profonde de la vague, le passage de l’amoureuse dans le sentier, tous ces tableaux perpétuellement évoqués par les beaux vers puérils, n’ont pas été accrochés aux pages de ce livre. C’est de l’homme qu’il s’agit. Et non pas de l’homme dans des situations définies, dans des rapports déterminés avec ses semblables. Ces situations et ces rapports sont des prétextes, vite exposés, aux recherches obscures, aux développements de la plus triste psychologie. La société et la nature n’apparaissent qu’à l’état de vague fond grouillant, d’enveloppe confuse, par un parti-pris que peuvent se permettre les recueils de pensées et les livres de poésies où le vers est employé pour condenser une sensation de l’âme, une observation d’ordre intérieur. L’homme seul est en jeu, et pas même l’homme à profession, agissant au milieu de ses semblables, l’homme logé, vêtu, occupé ou indolent, l’homme social et légal, – mais l’homme considéré comme unité et comme résumé, semblable à ceux qui sont venus hier, à ceux qui viendront demain, l’homme incarné en ces mots génériques : âme, cœur, sens, chair, esprit, l’homme en suspension dans le temps et dans l’espace. C’est là le thème habituel aux moralistes tranquilles et aux philosophes inquiets, c’est l’entreprise sans cesse recommencée qui ennoblit tous ceux qui la tentent. Le champ restera toujours libre et la solution toujours introuvable. Des opinions différentes se mettront en présence. Les raisonneurs du doute, les dégoûtés de l’humanité, les résignés de la vie, les désespérés devant l’inconnu, les prôneurs de l’action, auront, tour à tour, ou à la fois, raison, et la même étude, toujours refaite, sera toujours à recommencer. Rollinat vient, à son tour, et essaye de soulever et de remonter ce rocher de Sisyphe de la destinée humaine. A-t-on le droit d’être insensible à une telle entreprise, et ne faut-il pas chercher à savoir quel effort a été déployé, quelle pente a été gravie ?
C’est d’abord une inspection extérieure. (page 2) La face humaine est mesurée, explorée, palpée ; les doigts sensibles du poète y cherchent un signe extérieur de la pensée secrète. Il ne trouve rien. A peine un rare indice. Une lueur peut apparaître à travers « des lointains très prudents », mais c’est tout : on n’a jamais lu distinctement les haines, les projets, les vices, les luxures.
…………………… C’est une carapace
Que ce marbre animé, larmoyant et rieur,
Où le souffle enragé du rêve intérieur
Ne se trahit pas plus qu’un soupir dans l’espace.
La joue peut blêmir ou rougir, la bouche se serrer, la narine palpiter, les paupières battre. N’importe,
L’âme écrit seulement ce qu’elle veut écrire.
. . . . . .
. . . . . .
. . . . . .
. .
Et les lèvres, le front, le nez comme les yeux
S’entendent pour voiler tout ce qu’elle veut taire.
Après le Facies humain, les Regards. Moins que le cri, moins que le geste, les yeux renseignent sur la pensée qui se cache. Peut-être la « conscience double » regarde-t-elle comme la vertu :
Et pourquoi pas une âme blanche
Condamnée à ce regard noir ?
Est-ce un rêve d’ange ou de faune
Qui coule ce bleu si bénin ?
Est-ce du baume ou du venin,
Qui rancit derrière ce jaune ?
Leur lumineuse pantomime
Devrait nous laisser indécis
Puisqu’elle n’a de sens précis
Que pour celui qui les anime.
De même que le visage ne devient révélateur que sous l’action despotique d’un remords plus fort que la volonté, de même les yeux ne sont véridiques que lorsque l’homme est seul, « dans la sécurité du gite » :
Mais ni sa mère ni personne
Ne surprendront ces regards-là
Par lesquels il dit : « Me voilà ! »
A son propre cœur qui frissonne.
Ce n’est que dans les grimaces de l’hypocrisie, dans les gestes de la colère, dans les à peu près du cauchemar et du délire, dans le rire jaune, dans les tremblements de la luxure, que le poète trouvera les renseignements initiaux, les clefs qui ouvrent l’âme. Il interrogera intuitivement tous ceux qu’il rencontrera, tous ceux avec lesquels il aura un contact, et enfin, il fera comparaître son propre individu, non pas seulement l’individu qu’il est, mais l’individu possible qu’il porte en lui, comme tous les autres hommes, l’individu qui aurait pu obéir aux instincts réfrénés, qui aurait pu naître de circonstances non rencontrées, mais admissibles. Il fait des opérations, des ajoutages, des défalcations, il donne des cours différents aux sentiments et aux besoins. Et c’est alors qu’il se trouve au bord de ce « cloaque ignoré de la sonde », de cet « abîme » dont nul ne peut se vanter d’avoir touché le fond. Oui, le chercheur, le divinateur, une fois qu’il a pénétré derrière l’enveloppe charnelle, connaît toutes les peurs et tous les vertiges. Il trouve de l’inaccessible à gravir et des précipices qui soufflent un froid mortel et qui sont habités par toutes les scélératesses. Il célèbre et exalte l’homme dans les Antagonistes, – l’esprit et le corps, l’âme « au vol à jamais refoulé par sa hideuse chrysalide, l’âme qui « cherche sa route à elle », pendant que le corps « veut son auberge à lui. » Il dénonce alors la pensée comme une ennemie, – dans la Pensée :
Que l’on veuille croire ou douter,
Elle arrive à nous dérouter
. . . . . .
. . . . . .
. .
Sous le chagrin qu’elle épaissit
L’enthousiasme se rancit ;
Elle supprime ou raccourcit
La confidence,
Et dans le danger, qu’elle
accroît,
Nous fait du courage un adroit
Qui suppute, esquive et ne croit
Qu’à la prudence.
– dans l’Artiste :
Par les Formes et les Idées
Son tarissement est certain.
. . . . . .
. . . . . .
.
Il reste chasseur et butin
De ces ombres impossédées
. . . . . .
. . . . . .
.
Tout son sang sera leur festin.
Fonds, cervelet ! Brûle, intestin,
Pour les Formes et les Idées !
. . . . . .
. . . . . .
.
Tu voudras peut-être un matin
Revenir à ton pur instinct,
Mais tes veines seront vidées
Par les Formes et les Idées.
– et enfin dans toutes les actions, dans toutes les tentations même, suggérées par cette Pensée pétrie avec les instincts, avec les intérêts, avec les vices, avec les méchancetés sans raison. C’est alors qu’il passe la formidable revue de toutes les faiblesses involontaires et de tous les sentiments mauvais. Les visions s’ajoutent aux observations, le catalogue s’allonge indéfiniment. Cela devient comme une histoire naturelle de monstres abstraits, avec des subdivisions, des classements en espèces, en genres, en sous-genres, des ramifications, des points de départ impossibles à reconnaître, des aboutissements imprévus. Peu à peu, une vie particulière anime les mots placés comme des étiquettes ; ils deviennent remuants et agissants, influents et tyranniques ; ils dépendent de l’homme et ils le commandent ; ils se partagent son esprit et son corps ; leur existence de sentiments et d’instincts s’affirme bientôt comme la seule valable ; ils prennent, dans le monde, l’importance de locataires à demeure, de conquérants inexpugnables. C’est un défilé sans ordre, où les préséances s’affirment au passages, où des insolences se pavanent, où des attitudes doucereuses éveillent l’épouvante. C’est successivement l’Hypocrisie qui « joue à la tendresse » et « s’exerce à la fausseté, » – l’Intérêt, « pivot de la vertu » et « régulateur du vice », – le Soupçon, le flair qui « dénonce notre fourberie » :
…… l’on ne devient méfiant
Qu’après avoir trompé les autres,
– La Colère, qui éclate, irresponsable, ou fermente en rancune et en haine, – l’Ennui, oisiveté placide ou indifférence humaine, – la Douceur, qui dissout la prudence, – la Luxure, le despote intime,
Allongeant ses bras nus sans pouvoir rien saisir,
Mangeant sans appétit et buvant sans ivresse,
Elle voudrait toujours inventer la caresse
Et métamorphoser le frisson du plaisir.
C’est la consolatrice abominable et fausse
De tous les affamés de voir et de sentir,
Et qui voudraient, plutôt que de s’anéantir,
Mêler le cauchemar au sommeil de la fosse.
. . . . . .
. . . . . .
. . . . . .
… Quand elle n’a rien pour lui rendre service,
Plus rien que la vieillesse ou la difformité,
Elle trouve un manteau dans sa caducité
Et sa laideur devient le masque de son vice.
– L’Enigme où le vieux mythe catholique de Satan, transformé, devient la Nature tentatrice, – la Vanité, résidant au coin le plus perdu du cœur le plus indifférent, – les incitations et les chuchotements de l’Apostrophe :
Pourquoi pas tenter l’aventure
Du péché vécu sans témoin ?
. . . . .
. . . . .
. . . .
. .
. . . . .
. . . . . le Pourquoi
pas
Use avec son horrible et douce patience,
Vos Parce que flottants, redits toujours plus bas
Par votre pauvre Conscience !
et du Mauvais Conseilleur :
Pour chacun sois bon compère :
Papillonne avec l’oiseau,
Ondule avec la vipère.
– l’Ajournement qui explique la perpétuelle remise au lendemain du Devoir :
A ce vieux mentor trop sévère
On propose des compromis,
On promet du déjà promis ;
Bref, dans le mal on persévère.
Avec tout le bien qu’on doit faire
On s’absout des péchés commis.
– l’Argent,
… Notre plus vrai souci,
Qui sur tous les autres s’incruste.
D’autres pièces s’embranchent sur celles-là, montrant des nuances de pensées, des ébauches de gestes. Des personnages peu définis, poussés au type, circulent avec des pantomimes excessives, des tics de maniaques ou se dressent dans des postures figées, surpris dans l’exercice d’un vice, dans le défi d’une révolte, dans la prostration de l’indifférence : tels sont les Deux solitaires, le Blafard, le Sceptique, l’Automate vidé par la vie. Un pistolet décroché du mur adresse un discours d’un comique funèbre à l’homme irrésolu devant le suicide.
Ce comique froid et pénétrant est une des notes particulières du livre. Le sarcasme est souvent mêlé à l’éloquence des dissertations. L’unité artistique est d’ailleurs remarquablement observée. On peut suivre, page par page, le travail de creusement, de construction, de condensation, auquel s’est livré avec une véritable rage intellectuelle l’être double qui habite en Rollinat comme en tout poète supérieur à la banale fabrication. L’homme qui pense, qui réfléchit, a trouvé les remarques dominantes, les thèmes à développer ; l’artiste est venu, et avec une abnégation qui sera un exemple peu imité, a proscrit impitoyablement tout pittoresque, toute recherche d’enjolivement. Certes, le vers est employé avec une dextérité suprême, mais il n’est pourtant pas ici l’enveloppe ordinaire ajourée et ciselée, il est l’épanouissement propre de la pensée en des mots caractéristiques, précis, ajustés, inattendus, souvent forgés à l’instant même où l’idée se produisait, pour lui mouler, à cette idée, un vêtement de fer qui ne pût servir qu’à elle. En aucun livre, peut-être, on n’a vu surgir une telle poussée de néologismes, expressifs et clairs, mais si l’on en vient à applaudir à cet acharnement du poète qui se bat avec la phrase rebelle, on en arrive aussi, en quelques endroits, à regretter que le but soit dépassé, que la phrase crève sous l’excès. Inutile de rien signaler de ces cas, en somme, peu fréquents : on ne s’est guère occupé de l’Abîme que pour dénoncer ces inutiles arabesques et ces scories encombrantes. La besogne est donc faite. Rollinat, d’ailleurs, a trop le goût de la netteté et du compréhensible pour ne pas porter un jour, lui même une plume meurtrière sur les festons et les astragales de décadence dont il a surchargé la pureté de quelques lignes. Ce jour-là, il reverra et refera peut-être la pièce intitulée le Mépris, surchargée et incompréhensible. C’est la seule qui sera inscrite ici, pour motiver ces réserves.
*
* *
Il n’y a pas à porter un jugement absolu sur un tel livre quand on en a constaté la sincérité. Sans doute, Rollinat peut paraître le hanté de quelques idées fixes. Satan et le péché, qui reviennent dans certaines pièces comme des obsessions, peuvent faire croire à une préoccupation catholique. Mais ce sont les rencontres d’un esprit libre avec des doctrines étrangères. En réalité, une haute incertitude domine le livre. Pas une hypothèse spiritualiste n’y est affirmée. Chaque avance de la foi est immédiatement abolie par le doute. Il reste une philosophie de la désespérance, des irrésolutions et des amertumes qui témoignent d’une filiation intellectuelle très française remontant à Pascal à travers La Rochefoucault et renforcée par l’expérience personnelle de vingt années d’existence chez les hommes. La conclusion du livre, la conclusion personnelle, on la trouvera dans des pièces comme La Vanité, où l’homme aspire à vivre « derrière sa vie », – comme Prière, où il demande que la chute soit sans cesse retardée, – et surtout comme L’Humilité, où d’admirables vers, clairs comme des diamants, sonnant comme l’or, enchâssent ces conseils d’une honnêteté désabusée :
Reste naïf avec les autres,
Garde tes contrôles pour toi,
Et note le mauvais aloi
De tes sentiments bons apôtres.
. . . . . .
. . . . . .
. .
Dans le bien marche simple et triste.
. . . . .
. . . . .
. . . .
Sois l’hésitant de ta justice
Et le timoré de ta loi,
Et quand tu sens grandir ta foi
Que ton doute la rapetisse.
Le mal te voue à son empire ;
Exagère-en la frayeur.
Tu seras peut-être meilleur
En craignant toujours d’être pire.
Quand on a écrit ces vers là, il est évident qu’on n’est pas le poète des lamentations inutiles, des blasphèmes sans objets. Rollinat, maintenant remis à la besogne, va donner une suite à ces Refuges qui étaient la halte reposante des Névroses ; il dira sans doute alors, en même temps que l’inaltérable inconscience de la Nature, quelle léthargie bienfaisante elle peut communiquer à l’homme, – et ce jour là, instruit de la presque totalité des phénomènes de la vie, il pourrait bien se trouver, non le troublé et le révolté qu’il est aujourd’hui, mais le résigné adapté aux nécessités de l’existence physiologique et morale. – L’Abîme n’en prendra qu’une signification plus complète ; ce beau livre volontaire et artiste restera comme une confrontation de l’homme avec lui-même.
Gustave Geffroy.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – La majeure partie de ce texte avec de légères modifications, sera reprise par Gustave Geffroy dans son article intitulé tout simplement Maurice Rollinat (1846-1903), paru dans la Revue universelle n° 99 du 1er décembre 1903, page 617 à 626.
– 2 – Dans cet article Gustave Geffroy a écrit : « remontant à Pascal à travers La Rochefoucault ». Il faut bien sûr lire « La Rochefoucauld », orthographe corrigée dans l’article de la Revue universelle. (François VI, duc de La Rochefoucauld, prince de Marcillac, né le 15 septembre 1613 à Paris et mort le 17 mars 1680, est un écrivain, moraliste et mémorialiste français, surtout connu pour ses Maximes. Extrait de Wikipédia)
|