Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
La Justice
Jeudi 1er mars 1883
Pages 1 et 2.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
(page 1)
CHRONIQUE
LES « NÉVROSES »
Le poète Maurice Rollinat a fini par où il aurait dû commencer : il vient de faire paraître les Névroses, chez l’éditeur Charpentier. J’ai dit ici même ce que je pensais de l’exhibition de l’auteur par les Barnums de la presse boulevardière ; je signalais pour le livre ce grand danger : que l’intérêt qui s’attache à toute œuvre nouvelle fut épuisé par les publications anticipées, par les racontars de toute nature, par les détails donnés sur le talent de musicien et de diseur de Rollinat. J’espère qu’aucune réaction ne se produira chez les critiques à grosses caisses et à cymbales qui ont cru avoir découvert les Névroses, et que leur foi ne cessera pas d’agir, maintenant que le volume a paru. En tous cas, ce prologue doit être considéré comme terminé ; le livre est là ; un homme de lettres, épris de son art, a enfermé dans ces pages dix années de sa vie ; il a peiné, emprisonné par sa volonté, pour faire dire aux mots ce qu’il a vu et ressenti ; il donne maintenant à la foule, peut-être avec hésitation et inquiétude, son être intime : j’estime que cette œuvre mérite une étude approfondie et que l’on doit à cet écrivain la vérité.
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Les Névroses sont divisées en cinq parties : Les Ames, Les Luxures, les Refuges, Les Spectres, Les Ténèbres. Les Ames contiennent les impressions subtiles, presque inanalysables, les sensations qui naissent subitement, fatales et inexplicables ; le poète enferme dans ses vers les frissons, les reflets, les parfums, les plaintes ; il songe devant toutes ces manifestations : la parole, les regards, la musique. Les Luxures célèbrent l’amour qui se saoule de visions et d’odeurs, détaillent le poème des beautés féminines, les doigts et les lèvres, les yeux et les seins, la voix et la chair. Les Refuges, ce sont les bois, les champs, les bords de rivières, les étangs, les mares, les ravines, les creux de rochers, les jardins pleins d’insectes, les forêts pleines d’oiseaux, les étables, les cours de fermes, les pacages où vivent les vaches, les ânes, les chevaux, la lumière du soleil, la nuit calmante, et aussi l’amitié et l’amour vrais.
Mais sitôt que le poète remet le pied dans la boue des villes, les cauchemars le ressaisissent, les terreurs l’assaillent de nouveau. Il écrit alors les Spectres ; il évoque les ombres et les squelettes ; il voit l’ossature et la pourriture sous les chairs ; il se plaît aux cimetières ; il craint et chérit à la fois la Mort qu’il sent toujours là ; il fait grimacer les fous, tousser les poitrinaires dans ses strophes. Dans les Ténèbres, il descend jusqu’au fond de la tristesse et de l’horreur funèbres ; ce ne sont qu’agonies, morts, ensevelissements, morgues, glas, putréfactions. Une épitaphe scelle le volume comme une pierre mortuaire.
Telles sont les grandes lignes de ce livre.
L’esprit qui l’a inspiré est empreint d’une tristesse qui doit être profondément despotique, pour avoir marqué ainsi chacune des pièces, chacun des vers des Névroses, On peut faire de Maurice Rollinat un disciple de Baudelaire si l’on considère certaines descriptions, certaines formes poëtiques ; mais il serait injuste d’accuser le jeune poëte d’avoir voulu plagier l’inspiration du maître écrivain qui fit les Fleurs du mal. Le caractère dominant chez Baudelaire est l’ironie, une ironie froide et élevée où la curiosité et le sarcasme très enveloppés, perceptibles pour les initiés, se confondent étroitement. Chez Rollinat, une même tristesse, toujours égale, est répandue sur toutes choses, coupée seulement par les éclats, par les sanglots, d’une sensibilité maladive ; c’est en lui que l’auteur des Névroses a trouvé son sinistre idéal ; nous sommes en présence d’une œuvre née presque tout entière d’un tempérament spécial, d’un état d’esprit inguérissable, au contraire des Fleurs du mal nées, elles, de l’observation attentive de toutes les maladies morales.
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Cela est si vrai que le poète n’a mis que lui dans quatre parties de son livre ; ses malheurs l’ont absorbé au point qu’il n’a rien vu des douleurs des autres, qu’il n’a rien entendu des cris de souffrance qui traversent le champ de bataille social. Je ne l’en loue ni ne l’en blâme. La critique a pour rôle d’expliquer les œuvres originales, elle n’a pas mission de les refaire. Quand on a montré les ressorts qui font agir un écrivain, quand on a acquis la certitude que le pommier devait produire des pommes, que le poète « du triste et du malsain » devait produire les Névroses, ce serait faire œuvre ridicule que de lui indiquer le « livre à faire ».
Il est aisé de voir, à des signes évidents, que Rollinat essaie de se dérober au cauchemar qui l’obsède. Il lut arrive de dire :
Inspire-moi l’effort qui fait qu’on se relève,
Enseigne le courage à mon cœur éploré.
Mais toujours il revient aux fantômes, à l’idée obsédante de la mort ; il ne sait se contenter de la saine réalité ; il n’accepte pas la vie comme un fait indiscutable ; esprit très moderne, chercheur de raffinements, nourri de Baudelaire et d’Edgar Poë, il voit, pour ainsi dire, à travers les objets ; il veut dégager l’essence des choses ; il peuple l’obscurité de larves ; il parle de la nuit, de la lumière, en mystique ; il prête des facultés étranges aux animaux mystérieux, le serpent, le chat ; il aperçoit la pourriture sous l’enveloppe humaine, et en arrive à vivre plutôt sous la terre des cimetières qu’avec les vivants, qui lui ont semblé n’être que des corps décomposés, des squelettes ambulants. Cette conception désolée de la vie se retrouve presque à chaque page des Névroses. Le poète ne trouve ni repos, ni satisfaction. Il veut que la femme qu’il aimera ait « peur du remords plus que du mal physique », ait « le rire triste et les larmes sincères », et il la baptise l’ « Introuvable » ; l’art
Abîme où s’engloutit la tendresse du cœur
est l’ « Inaccessible. » Alors le désespoir s’empare de lui ; il suit la Muse à tête de mort ; il devient le poète de la peur. La peur, c’est le sentiment que l’on trouve au fond de ce livre qui ne vient pas du grand art païen, bien portant, rayonnant et souriant, mais du catholicisme ennemi du corps, grand metteur en scène de squelettes et de charognes, Rollinat parle de la peur avec des accents saisissants :
La Peur qui met dans les chemins
Des personnages surhumains,
La Peur aux invisibles mains
Qui revêt l’arbre
D’une carcasse ou d’un
linceul :
Qui fait trembler comme un aïeul
Et qui vous rend, quand on est seul,
Blanc comme un marbre.
Dans une autre pièce, d’une superbe forme, il fait ainsi parler cette Peur, qui grandit sans cesse dans son esprit :
Je soumets l’homme à mon caprice,
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Je montre à ses yeux consternés
Des feux dans les maisons désertes,
Et dans les parcs abandonnés,
Des parterres de roses vertes.
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Et l’homme en cette obscurité
Tourbillonne comme un atome,
Et devient une cécité
Qui se cogne contre un fantôme.
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Je sais vaporiser l’objet,
Et je sais corporiser l’ombre.
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Je dénature tous les bruits,
Je déprave toutes les formes,
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(page 2)
Et c’est alors que naissent, de cette inspiration : les Deux poitrinaires, le Magasin de suicides, l’Amante macabre, Mademoiselle Squelette, la Morte embaumée, la Bibliothèque, l’Enterré vif, la Céphalalgie, le Rasoir, Ballade du cadavre, etc. C’est alors qu’il voit se décomposer la chair et grouiller les vers dans les corps de femmes sur lesquels il se pâme ; qu’il suit les assassins depuis le crime jusqu’à l’échafaud ; qu’il s’intéresse au bourreau ; qu’il fait connaissance avec Satan ; qu’il finit, enfin, par s’absorber dans l’idée de la mort, n’entendant plus que le bruit des pelletées de terre tombant sur les cercueils et les glas sinistres des cloches.
On a reproché au vers de Rollinat d’être plus plastique que psychologique ; le reproche est fondé en partie ; nous sommes en présence d’un écrivain descriptif d’une rare puissance ; les objets entrent dans la forme de son vers, non-seulement avec leurs lignes, mais avec leur expression, leur reflet, leur parfum, leur vie. Il y a pourtant un analyste chez Rollinat, mais qui n’analyse que les sensations premières, ne les faisant que rarement aboutir au cerveau qui reçoit et renvoie, synthétise et explique. Le Fantôme du crime, La Peur, Les agonies lentes, sont des exemples d’une rare faculté de perception ; il est impossible d’exprimer le souvenir avec plus de subtilité et d’intensité que dans la Relique et plusieurs autres pièces des Luxures.
Il y aurait aussi à étudier la langue maniée par l’auteur des Névroses avec une sureté qui fait parfois frémir ; il jongle avec les néologismes, il débauche les adjectifs, il déprave les verbes avec une dextérité sans égale ; c’est la langue raffinée jusqu’à la préciosité, alambiquée jusqu’à l’épuisement, née du romantisme et du Parnasse. Les mots impropres, trop fréquents, rendent parfois la phrase inintelligible, la pensée obscure. Les « regards qui sont des baisers bleus », les « hiboux des Hélas ! » et bien d’autres expressions attendront longtemps leur commentateur.
Quoi qu’on pense de la philosophie de ce livre qui commence par une déclaration matérialiste et finit par une invocation à Dieu, quoi qu’on pense de l’inspiration obsédante, – que pour ma part je trouve inférieure, – de laquelle sont sortis ces vers pleins de grimaces d’outre-tombe, il faut convenir qu’il y avait la une poésie latente qui devait trouver son expression ; les surexcitations cérébrales, les hallucinations et les terreurs de l’homme pressé de vivre et craignant la mort, devaient rencontrer un poète amer et dégoûté, doué d’une sorte de double vue artistique, qui les classerait et les cataloguerait sous ce titre douloureux et médical : Les Névroses.
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Mais il est, dans ce livre, une partie où l’artiste révèle toute son originalité, où la vision et la pensée se dégagent de toute influence et de tout rêve, se retrouvent intacts en face de la nature bienfaisante ; cette nature bienfaisante enseigne la vie à qui l’avait désapprise, le remet à l’école des prés et des sources, des bois et des rivières, des nuits paisibles et des journées lumineuses. Le poëte des buveuses d’absinthe et des croque-morts désapprend vite les cauchemars qu’il célébrait ; il laisse tomber tous les voiles funèbres qui couvraient ses yeux ; il voit l’homme et l’animal travailler côte à côte ; il entend la chanson des arbres et des oiseaux. Il découvre une vie immense dans l’immense calme des champs ; il perçoit le glissement de la couleuvre dans les haies, le cheminement du grillon, de la fourmi, du ver de terre sous les herbes ; il passe des journées à regarder les lézards aux « petits flancs peureux qui tremblent au soleil », les martin-pêcheurs, les grives ; au lieu de l’odeur cadavérique qui le hantait, il sent dans l’air les parfums épars des roses.
Aussi il donne à ses vers ce titre d’un heureux symbolisme : Les Refuges ; il se proclame sauvé ; il écrit le Cœur guéri :
Celle que j’aime est une enchanteresse
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Elle a comblé mon esprit d’allégresse,
Purifié mon art et mes instincts.
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Mon pauvre cœur enfin se cicatrise.
Il chante la nuit tombante, les roses, le liseron, la mort des fougères, les papillons ; il note le chant du rossignol ; il brosse de grands tableaux : l’Arc-en-ciel, l’Allée des peupliers, – qui est en même temps une extraordinaire symphonie de mots rendant perceptible les bruits d’une nuit d’ouragan – la Rivière dormante, le Val des marguerites, les Rocs, les Vieilles haies ; il épie le petit lièvre ; il décrit la sauterelle ; il célèbre les pouliches, le vieux baudet. Enfin, il résume toute cette sève qu’il a senti courir, toutes ces forces agissantes qu’il a contemplées, dans cette admirable pièce de vers, unique dans notre littérature : la Vache au taureau.
Pas une tache ne dépare ce morceau beau et simple, d’une magnifique tranquillité ; le début est d’un calme et d’une douceur incomparables :
A l’aube, à l’heure exquise où l’âme du sureau
Baise au bord des marais la tristesse du saule,
Jeanne, pieds et bras nus, l’aiguillon sur l’épaule,
Conduit par le chemin sa génisse au taureau.
Compagnonnage errant de placides femelles,
Plantureuses Vénus de l’animalité
Qui, dans un nonchaloir plein de bonne santé,
S’en vont à pas égaux comme deux sœurs jumelles.
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Aussi, rocs et buissons, les chênes et les chaumes
Semblent leur dire, émus de cette humble union,
Qu’en ce jour c’est la fête et la communion
Des formes, des clartés, des bruits et des aromes.
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Ses cornes aux bouts noirs, arquant leurs fines pointes,
Parent son doux visage ; et d’un air ingénu,
Toute neuve, elle apporte à son mâle inconnu
Ses lèvres de pucelle hermétiquement jointes.
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La vache, en mal d’amour, brame, le cou tendu,
Ou flaira les gazons, sans danger qu’elle y morde ;
Et la fille, en chantant, la mène par la corde,
Ivre et sereine au fond de ce pays perdu.
Puis, c’est la cour de la ferme, les animaux de basse-cour, les fermiers rassemblés, le taureau qui s’avance vers la génisse attachée aux barreaux d’une voiture à foin :
Alors, ces animaux tremblants et tout émus,
Comme pour se conter les ruts qui les harassent,
Se hument longuement, se pourlèchent, s’embrassent,
Corne à corne, et joignant leurs gros museaux camus,
Graves et solennels prés de cette voiture,
Ils ont l’air de comprendre, avec le libre instinct,
Qu’ils vont se donner là, sous l’œil blanc du Matin,
Le grand baiser d’amour qui peuple la Nature.
Et c’est alors dans des vers harmonieusement cadencés, pleins de vitalité, la grande et chaste description de l’accouplement. La solennité des amours animales remplit cette cour de ferme où les paysans font silence ; Jeanne et son galant se donnent rendez-vous par un geste et un regard ; puis, on se sépare.
Mais, avec le départ du Maître en cheveux blancs
Finit cette humble scène aux acteurs ai nature…
On ne trouvera pas de modèles à ces beaux vers ; on n’en trouvera ni chez le philosophe Lucrèce, ni chez le poète Virgile, ni chez le peintre Jean-François Millet, auxquels ils font penser ; on n’en trouvera ni dans Baudelaire, ni dans Hugo, ni ailleurs. Ils suffisent à classer leur auteur comme un artiste original, sincère et puissant. Ils achèvent de faire du livre une des manifestations littéraires les plus considérables de la période actuelle.
Gustave Geffroy
Remarque de Régis Crosnier : Gustave Geffroy intégrera cet article dans son livre Notes d’un journaliste (G. Charpentier et Cie Éditeurs, Paris, 1887), pages 278 à 286.
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