Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
La Justice
Samedi 25 novembre 1882
Page 1
(Voir le texte d'origine sur Gallica)
CHRONIQUE
BONIMENTS
Dans quelques jours, un poète publiera un volume de vers. Le poète se nomme Maurice Rollinat ; le volume aura pour titre : Les Névroses. Les pièces que les journaux littéraires ont publiées, l’opinion des amis de l’auteur, peuvent faire présager un événement littéraire de premier ordre. Ce ne sera rien moins qu’une vision nouvelle de la vie, un mélange de réalité et de fantastique, une mixture de Baudelaire et de Poë. Les vers que nous connaissons sont pleins d’éclats de rire stridents, de mouvements fiévreux, de livides éclairs ; le côté fou de l’excès de civilisation y paraît supérieurement exprimé. Nos névroses, je crois, aboutissent à plus de langueur et de scepticisme ; non seulement on ne prend presque rien au tragique, mais encore on ne prend pas grand chose au sérieux ; toutefois, il y a place pour qui voudra être le chantre des détraquements cérébraux et des obsédants cauchemars.
Et Rollinat a les qualités nécessaires : étrangeté de pensée et raffinement de forme, pour être ce poète de nos délires et de nos hallucinations.
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Mais je ne veux, ni ne puis, apprécier ici une œuvre que je ne connais pas. L’écrivain a droit à plus d’examen et à plus de justice, et je ne comprends guère un article sur les Névroses, paraissant avant les Névroses.
C’est pourtant ce qui se fait beaucoup en ce moment. On ne peut ouvrir un journal sans trouver des considérations sur la poésie de Rollinat, sur l’originalité de Rollinat, sur le rôle qui incombe à Rollinat. Et comme les critiques-précurseurs qui font ce tapage ne peuvent guère plaider avec succès une cause encore inconnue du public, ils ont entrepris une campagne spéciale.
On en peut faire rapidement l’historique. Vous allez voir immédiatement de quel genre de « névrose » il s’agit.
M. Barbey d’Aurevilly a le premier parlé du poëte ; il l’a fait, je dois le reconnaître, avec une sincérité et un désintéressement parfaits. Mais des malins n’ont pas tardé à découvrir cet article révélateur ; de leurs nez exercés à sentir les filons d’or, ils ont flairé l’affaire. Le lendemain, ils la reprenaient en sous-ordre, s’en emparaient définitivement, la lançaient comme une émission difficile à enlever, comme une chanteuse sans voix à faire accepter.
Ne pouvant se livrer aux exercices de style de Barbey d’Aurevilly, se souciant des destinées de la poésie française « comme un poisson d’une pomme », la rédaction cosmopolite du Figaro, cette Internationale du reportage, appliqua au poète Rollinat les procédés d’investigation et d’exhibition dont elle use à l’égard de tout monarque, de toute vieille-garde à trente-six carats qui franchissent le mur d’enceinte.
L’écrivain de la maison rendit compte de son entrevue avec le poète chez Sarah Bernhardt. Il se trouve que Rollinat, acteur et musicien, dit et chante ses vers en s’accompagnant d’une musique étrange et improvisée. On se mit donc à célébrer l’acteur et le musicien ; on décrivit ses gestes, ses allures ; on s’attacha à exprimer par des mots colorés le feu de ses yeux, le hérissement de sa chevelure, la sonorité de sa voix.
Et tous les journaux qui veulent être aussi bien informés que le confrère se mirent de la partie ; on suivit Rollinat chez lui, on nota ses habitudes, on analysa ses boissons. Quelqu’un lui découvrit des sentiments religieux. Le Figaro eut pourtant le dernier mot. Il fit venir Rollinat dans son hôtel, comme il y a fait venir autrefois Mme Judic, le prince de Galles, don Carlos, la reine d’Espagne, M. de San Malato, le duelliste, M. Herrmann, le prestidigitateur. Là, l’auteur des Névroses, devant les rédacteurs du journal et leurs amis, écrémés sur le Tout-Paris, a chanté, mimé ses vers, plaqué des accords entre les strophes. Aux repos, un musicien hongrois jouait de la cithare.
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C’est se livrer à une drôle de critique littéraire que de laisser ainsi l’œuvre de côté et s’ingénier à faire pénétrer au public la vie de l’écrivain. Les ouvriers qui peinent sur une page, les artistes qui s’épuisent à la recherche du mot, ont droit à un autre hommage qu’à des dithyrambes sur la coupe de leurs vêtements, le charme de leur voix, la nervosité de leurs allures, la singularité de leurs habitudes.
Après avoir dépravé le jugement des comédiens et des peintres par l’excès de l’adulation, l’énormité des épithètes, veut-on faire des hommes de lettres des affamés qui iront réciter leur prose et chanter leurs vers pour obtenir deux sous de publicité ? Ne se contentera-t-on pas d’apprécier le volume qui paraît, et va-t-on exhiber l’auteur en public avec une couronne de papier doré sur la tête et une lyre de pacotille sous le bras ? Voici qu’on publie les livres par tranches, avant leur impression ; qu’on a inventé de faire précéder les premières représentations de répétitions générales auxquelles il faut assister, sous peine de déshonneur.
C’est nous mener au cabotinisme, c’est nous faire des mœurs de joueurs de flûte et de tambourinaires, c’est remplacer l’étude et la discussion par zim-laï-la !
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Je suis fâché que Maurice Rollinat ait consenti aussi facilement à se laisse montrer dans la salle des dépêches. Il doit nourrir d’autres ambitions que celle de devenir une réclame de première page pour les lieutenants de Villemessant.
Qu’il presse donc le tirage de son livre ; qu’il le fasse paraître demain, ce soir s’il peut. Qu’il songe que ses vers devront plaider leur cause eux-mêmes, qu’il ne pourra aller à domicile jouer son volume sur le piano, et que les trompettes et les grosses caisses de Barnum sont déjà prêtes pour d’autres besognes.
Gustave Geffroy.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Jules Barbey d’Aurevilly a parlé pour la première fois de Maurice Rollinat dans un article intitulé Rollinat – Un poète à l’horizon ! paru dans le n° 17 de Lyon-Revue de novembre 1881 (pages 629 à 635) ; il y dresse un portrait du poète et établit des comparaisons avec Baudelaire et Edgar Poe. Cet article sera publié à nouveau dans Le Constitutionnel du 2 juin 1882, page 3, et dans Le Parnasse du 15 juin 1882, pages 4 à 6. L’auteur reprendra avec de légères modifications cet article pour constituer les points I à III (pages 321 à 331) de la partie consacrée à Maurice Rollinat dans son livre Les Œuvres et les Hommes - Les Poètes (Alphonse Lemerre éditeur, Paris, 1889, 361 pages).
– 2 – La soirée chez Sarah Bernhardt s’est déroulée le 5 novembre 1882. L’article paru le lendemain dans Le Gaulois (Lundi 6 novembre 1882, page 1) était signé Charles Buet sous le pseudonyme « TOUT PARIS » ; il était intitulé « Une Célébrité de demain ». L’article d’Albert Wolff est paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris ».
– 3 – La venue de Maurice Rollinat dans les locaux du Figaro est relatée dans l’édition de ce journal en date du 21 novembre 1882, page 1. L’article intitulé Maurice Rollinat au Figaro, décrit la soirée organisée à l’intention des collaborateurs du journal, qui ont été émerveillés par Maurice Rollinat.
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