Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Jeune France

1er septembre 1883

Page 318.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

Bulletin bibliographique

(…)

Dans les Brandes, par Maurice Rollinat. – Paris, chez Charpentier, 3 fr. 50. – Vers l’an de grâce 1876, nous étions un petit groupe d’amis qui prenions notre pâture quotidienne dans une étrange gargote du quartier Latin. Ce lieu d’horreur, d’où s’exhalaient les fumets les plus terribles, était situé à l’entresol d’une vieille maison, étroite et haute, où l’on arrivait par un escalier qui rappelait l’échelle de corde de Roméo, moins le chant de l’alouette. La petite salle où, résignés, nous nous attablions devant des beefsteaks retrouvés sans doute dans les fouilles d’Herculanum, était si basse de plafond qu’on n’y pouvait entrer son chapeau sur la tête. Mais si on mangeait mal, on riait bien. Le truculent Lafagette, l’auteur bien connu de la Voix du gouffre, y montrait, dans les profondeurs de ses gilets à la Robespierre, l’acier sinistre d’une douzaine de pistolets, sans compter les poignards, kriss malais et autres engins de destruction que ce révolutionnaire ariégeois portait toujours sur lui ; de temps en temps, il tirait de sa poche un petit carnet, et y écrivait un nom : un otage de plus sur sa fameuse liste, pour le jour de la revanche. A côté, Charles Frémine faisait des farces, lâchait des volées de paradoxes, chantait les pommiers de sa Normandie en vers mousseux comme le cidre, et ébauchait déjà son grand ouvrage sur le Corbeau des falaises, – ce qui ne l’empêchait pas d’être l’auteur de Floréal, et d’un beau livre sur Armand Lebailly. Plus loin, le doux et bon Pelleport, âme chaude de poète, nature d’apôtre, enthousiaste et généreuse, et dont nous avons si tristement accompagné le cercueil, il y a deux ans. Mais celui qui nous mettait tous en branle, et qui déchaînait dans l’étroit caboulot les cris les plus farouches et les plus joyeux hurlements, c’était Rollinat. Il était alors mince employé dans quelque mairie de banlieue : Vaugirard ou ailleurs ; il arrivait chaque soir avec ses gros souliers de pèlerin, son bâton noueux, enveloppé dans sa houppelande aux tons de colle-forte ; et, avec cette bonne humeur de paysan, qui lui est restée, je pense, il nous débitait d’épouvantables strophes où les stryges et les larves dansaient des sabbats d’enfer au fond des cimetières les plus sinistres. Quelques-uns de ses vers avaient paru dans des petits journaux littéraires ; mais, quoiqu’il eût déjà une foi robuste en lui-même, il n’entrevoyait encore que vaguement le jour lointain de la popularité. Très désireux de débuter, il préparait un volume où il voulait donner surtout une note de campagne, réservant pour plus tard le macabrisme, fils des littératures pourries, et ces hystéries cérébrales, tristes fleurs écloses sur le fumier des villes. Il avait trouvé un éditeur qui, moyennant finances, bien entendu, consentait à publier ses Brandes. Le livre parut. Il va de soi que personne n’en parla ; la critique était assez occupé avec la littérature boulevardière et cabotine, et, pour un vrai poète qui donnait de vrais vers, d’une inspiration puissante et d’une superbe forme, ce n’était vraiment pas la peine d’attarder la réclame qui avait d’autres chats à fouetter. Ces Brandes étaient pourtant une œuvre de premier ordre, pleine de la forte saveur des champs ; à chaque page éclatait un curieux tempérament de bucolique noir, une étrange faculté de voir la nature avec un œil halluciné : et pour moi, je pense que, malgré tout le tapage fait autour de ses cercueils, de ses croquemorts et de ses squelettes, c’est là, dans cette note de nature, qu’est le vrai talent de Rollinat. C’est là qu’il est sincèrement lui-même ; ailleurs il a des modèles et des maîtres, qu’on peut imiter mais qu’on ne dépasse pas, il en est aussi convaincu que moi. Bref, aujourd’hui Rollinat frête de nouveau les Brandes et les lance dans le grand sillage des Névroses. L’heure est bien choisie. Le livre a du succès ; et certes, il le mérite. Mais ce qu’il y a de plus amusant, et ce qui prouve combien cette misérable critique, soi-disant faite pour éclairer les gens, est aveugle elle-même, c’est que tous les journaux annoncent un nouveau volume de l’auteur des Névroses, et que tous, en effet, en rendent compte comme s’il venait de paraître, tandis que ce livre a été publié il y a plus de six années, sans qu’aucun des Barnum du succès se soit avisé d’y signaler alors le talent dont il est plein. Moralité : Dans le monde où nous vivons, ce n’est pas le talent qui fait la notoriété ; soyez d’abord très connu, et on parlera de vos mérites. Mettez le feu quelque part, assassinez votre concierge, filez en Belgique avec la caisse, et, quand vous aurez accompli ces besognes délicates, le public qui alors connaîtra votre nom pour l’avoir vu, tiré à des millions d’exemplaires dans les journaux, daignera s’apercevoir que sous l’escroc, l’incendiaire ou l’assassin, il y a un poète. Il va sans dire que je recommande ce moyen-là à mes contemporains avec toutes sortes de réserves. Ce qu’il y a encore de plus simple, c’est d’attendre patiemment, de ne pas se décourager, de publier un second, un troisième volume, s’il le faut, et de forcer le succès par la persévérance. C’est ce qu’a fait Rollinat ; nul plus que moi n’est heureux qu’il ait si brillamment et si justement réussi.

(…)

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Cet article n’est pas signé mais a vraisemblablement été écrit par Albert Allenet, « directeur-gérant » de La Jeune France.

– 2 – Maurice Rollinat n’était pas « employé dans quelque mairie de banlieue : Vaugirard ou ailleurs », mais à la mairie du septième arrondissement de Paris, au service de l’état-civil.