Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
La Jeune France
1er mars 1883
Pages 671 à 677.
(Voir le texte d’origine sur Gallica)
(page 671)
LES HOMMES DE LA JEUNE FRANCE
XV
MAURICE ROLLINAT
Maurice Rollinat paraît. De longs cheveux noirs encadrent sa figure étrange, douloureuse, où l’œil met des lueurs soudaines et qui inquiètent. Avec un art admirable, il détaille ses poèmes visionnaires, il fait ruisseler la douleur qui le noie, il lance à pleine gorge sa sincérité ; et ses vers cabrés devant la vie, secoués de tous les frissons, mordus de toutes les fièvres, se frayent brutalement un chemin à travers les résistances, foulent aux pieds les traditions et marquent à jamais de leurs sabots vainqueurs l’auditoire sur lequel ils bondissent.
Puis le poète se met au piano. Il évoque les sensations rares près desquelles la parole reste impuissante, il interprète Baudelaire, il fait gémir les névroses. A son appel, des profondes ténèbres de l’Au-delà, des abîmes obscurs de la conscience, surgit le vol lourd et hagard des idées qui sommeillent ; et la Peur échevelée dont les prunelles se dilatent, et les squelettes reposant en la tombe, et les cauchemars accroupis dans la nuit, s’effarent et chevauchent sa musique.
Vint le jour où ce talent déborda les cénacles intimes. De leurs ailes puissantes ses vers frôlèrent les cloches que l’on sait. Ce fut un beau tapage. Et jamais plus brillant carillon ne réjouit la naissance d’un poète que celui qui apprit un jour au grand public que les Brandes étaient parues en 1877 et que les Névroses allaient paraître.
I
Ce rapide succès ne doit pas nous étonner. Baudelaire avait marché trop vite ; ses contemporains ne purent le suivre et le perdirent de vue. La génération suivante le rejoignit ; mais, soit qu’elle fût essoufflée de la course, soit que le parfum des Fleurs du Mal l’ait effrayée, tout d’abord elle ne ramassa point le sombre et admirable bouquet. Cependant ces Fleurs du Mal avaient imprégné l’atmosphère ; quelques-uns en paraient leur boutonnière ; peu à peu, elles (page 672) devinrent une parcelle de notre intelligence à chacun, et aujourd’hui, chères à beaucoup d’esprits, elles sont supportées de tous.
Les Névroses seront donc comprises. Nul ne soupçonnera le poète de faire vibrer ses nerfs tendus pour agacer l’attention du passant, de conduire à travers la foule mystifiée, et sous couleur d’effrayantes visions, le bizarre défilé de fantasmagories quelconques. Tel est en effet le constant caractère des intelligences moyennes et le premier élan des plus distinguées, que nous nions toute sensation non éprouvée par nous, tout état de conscience non subi : un contradicteur est un homme de mauvaise foi, ou un fou.
Hélas ! ce sont bien ses propres tristesses, ses réels cauchemars que Rollinat essaye d’emprisonner dans le rhythme, d’étouffer entre les pages de son livre. Certes ils ne s’étonneront pas de ce singulier tempérament, ils n’accuseront pas le poète de l’avoir revêtu en sa bibliothèque, comme un costume que, près d’entrer en scène, on décroche au vestiaire du passé, ils ne s’ingénieront pas à rechercher ses parentés avec tel ou tel, ceux-là qui savent qu’à de certaines époques, l’esprit général peut s’incarner en quelques êtres à la fois originaux et semblables, ceux-là qui se rappellent Schopenhauer et Leopardi, exprimant à la même époque les mêmes idées, presque en mêmes termes, sans jamais s’être entrevus l’un l’autre. Ceux-là enfin comprendront les Névroses qui ressentirent à la lecture de quelque moderniste intense, Stendhal, Goncourt ou Baudelaire, ce douloureux et joyeux sursaut qu’eut Rollinat déjà poète, mais non encore lettré, le jour qu’il aperçut à l’étalage d’un libraire ce titre flamboyant, les Fleurs du Mal, et que, les ayant achetées aussitôt, il fut révélé à lui-même.
II
C’est que pour enlever une nature, si prime-sautière qu’elle soit, il faut toujours quelque soudain coup de fouet. Nous apportons à la vie les matériaux dont seule elle peut nous relever l’emploi. Le « Moi aussi, je suis peintre » est la banale constatation dont chacun de nous doit sursauter un jour, si les circonstances extérieures ne l’étouffent. Combien ne s’allumèrent jamais du feu sacré du génie, auxquels manqua seulement l’étincelle, qu’eût fait surgir une simple rencontre !
Baudelaire, Edgar Poe, Chopin, voilà, ce me semble, les pères intellectuels de Rollinat. Il se glorifie d’eux et les célèbre avec l’étrangeté qui convient (Chopin, Edgar Poe, la Nuit de novembre…..) On sait qu’il a transposé en musique plusieurs pièces de Baudelaire. Parfois dans ses poèmes il s’en inspire directement : secoué des mêmes (page 673) frissons, il les laisse courir en son œuvre, sans daigner jeter sur eux un voile de style différent.
Pourquoi serait-il permis à tous de traiter les nobles sujets, les héroïsmes monstrueux, les fausses sentimentalités, que les siècles se repassent pour entretenir leur littérature assoupissante, comme font d’une lampe les vieux fumeurs d’opium accroupis, alors qu’un ordre entier de sensations rares encore demeurerait le monopole de quelques-uns ? Il semble entendre la critique, parlant au poète :
– Monsieur, ce petit morceau nous fut rabâché cinq ou six cents fois, veuillez le reprendre ; quant à cet autre, à peine nous l’a-t-on déchiffré, gardez-vous d’y toucher.
Qu’importe si elle est reflétée des pages de Baudelaire, la lune qui glisse bienfaisante et silencieuse à travers l’œuvre de Rollinat (les Bienfaits de la nuit) ! Qu’importe si les Fleurs du Mal, – ces vases précieux où reposent les subtils parfums, l’essence de la culture moderne, – exhalent les troublantes senteurs dont les Névroses sont pénétrées ! Ainsi ces maisons, qu’accablaient la chaleur du jour, aspirent par leur fenêtres grandes ouvertes l’haleine embaumée qui monte de la campagne dans le souffle frais d’un soir d’été.
III
D’ailleurs, bien qu’ils aient élevé leur œuvre dans les mêmes régions et qu’une atmosphère commune les enveloppe, on ne saurait les confondre : Rollinat est un rustique, Baudelaire un dandy. Tandis que celui-ci se cloître en sa demeure, mure toute vue sur la nature et laisse seul se glisser quelque argenté rais de lune, tandis qu’alangui par les énervants parfums de la chambre close où palpitent les débauches de la veille, il se complaît à repasser les lourdes splendeurs des rivages lointains, tandis qu’il jette parfois un regard singulier vers cette porte entre-bâillée, cette porte sanglante des appartements défendus, qui attire et qui inquiète comme la rouge blessure d’une chair, ou la bouche mi-close du vampire, – c’est en pleine campagne au contraire, dans les Brandes, que s’installe Maurice Rollinat. De toutes parts le pénètrent les saines et fortes senteurs de l’étable. Sans doute il s’assombrit la nature, il y porte ses inquiètes dispositions, qui sont un mystère de la naissance et passent le domaine du psychologue ; il souffre étrangement de la tristesse des arbres (les Arbres) ; quand la nuit le surprend au milieu des champs, il est mordu par de fantastiques terreurs, et il file à perdre haleine, trempé de sueur, la tête en avant (la Laveuse). Mais vienne un rayon de soleil, c’est la Délivrance.
Hélas ! il lui faut vivre à la ville. Là ses sens s’affinent, sa sensi-(page 674)bilité s’exaspère. Les luttes pénibles du début le meurtrissent sans le fortifier. Dans cet exil, chaque jour, sa sympathie s’élargit. En toutes choses il voit des êtres, des Ames (1), c’est-à-dire des souffrances. Trop énervé, il ne peut se réfugier en la sereine croyance au Néant. La Mort, pour lui, c’est l’affreux squelette qui sans trêve le poursuit et vient mettre son épouvantement au milieu de toutes joies. Puis, toujours penché vers lui, le Remords chuchote, sournois.
Les Luxures (1) n’ont pu l’assouvir ; son inquiète imagination lui révéla, dans la femme, la ventouse ; dans les étreintes, les râles énamourés des poitrinaires qui se volent la vie en un baiser (les Deux Poitrinaires, les Agonies lentes, le Magasin des suicides, la Ventouse…)
N’est-il donc pas de Refuges (1) ? Ranimé par une noble passion, il aspire à une vie nouvelle. Magnifiquement il chante son Cœur guéri :
Celle que j’aime est une enchanteresse
Au front pudique, aux longs cheveux châtains ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et alors ce poète rustique se tourne vers ses amis de la campagne, vers toutes ces bêtes dont il est l’interprète, le confident, le témoin même jusqu’en leurs amours. Mais, même dans ce dernier refuge, d’épouvantables angoisses le poursuivent ; ses nerfs détraqués, son cerveau halluciné le jettent en de folles terreurs (l’Allée des Peupliers…) et, terrassé par la vie, il implore Notre-Dame la Mort, il compose son épitaphe, puis, d’une voix égarée, entonne son final De Profondis.
(1) Sous-titres des Névroses.
IV
Parfois, à travers ses désespoirs qui grincent, ces frissons fous, ces lueurs qui s’effarent échevelées et blêmes, éclatent des cris sauvages jusqu’au délire, courent des râles monstrueux.
On croirait que, surexcité par le contact de l’auditoire, par la nécessité de faire plus violent, d’étonner encore un public familier, le poète s’emballe parfois au-delà de ses sensations dans la rhétorique du genre. Mais lui, l’artiste consciencieux, pour un motif aussi mesquin, risquerait-il ainsi d’affaiblir sa pensée en l’exagérant, de détruire l’effet par l’exagération même de l’effet, enfin de faire éclater la crédulité trop gonflée du public !
Bien que toujours concis, il ne s’arrête pas, comme fait Baudelaire, à une expression, à une image parfaite ; il accueille, pourvu (page 675) qu’elles soient fortes et originales, toutes celles qui se pressent en sa tête et les laisse ruisseler avec sa sincérité.
Dans le mouvement intellectuel de notre époque qui, avant tout, est une époque de critique, au milieu de la poésie moderne analyste et intense, à côté surtout des inspirateurs immédiats de Rollinat, cet irréfréné tempérament étonne. Cette abondance, ce souffle qui glisse et enchante chez Lamartine, qui se précipite et force l’admiration chez Hugo, sont trop souvent le défaut des Névroses. L’inspiration violente apparaît quelquefois comme le désordre énorme d’une création ; elle en peut sembler aussi le pénible chaos. Dans sa fièvre, Rollinat étreint la langue, la brutalise, la blesse parfois. Elle se venge en se refusant à lui : l’artiste faiblit, l’expression juste se dérobe, la phrase culbute, et l’idée s’enfuit comme elle peut dans un triste lambeau de style.
Puis cette fougue, cet élan sans calcul font parfois que le bond du poète n’étreint que la brise qui passe. La chute est alors complète, et risque d’éveiller les sourires. Sans doute le tempérament est toujours là ; mais l’agitation, les mots à effet ne sauraient nous tromper ; sous la griffe de ces vers, rien ne palpite. Il semble alors qu’on assiste à quelque furieuse pantomime, – lisez la Déveine.
Nous avons rapproché Rollinat de Poe et de Baudelaire ; en son œuvre cependant il n’est rien des savants procédés dévoilés dans l’étude intitulée la Genèse d’un poème, où mathématiquement est démontrée la composition du Corbeau. Il écarte aussi l’admirable rhétorique du grand artiste américain qui communique à son lecteur les plus épouvantables frissons de la terreur, sans même en prononcer le nom ; lui, au risque de nous faire fuir tout d’abord, intitule son poème la Peur…..
Toujours sans critique, sans intervention de la volonté, les sensations se traduisent immédiatement dans son cerveau en récits dramatiques ; il ne les analyse pas, il n’a rien du psychologue qui médita les Fleurs du Mal ; c’est exclusivement un visionnaire. Ainsi emporté par son tempérament, par-dessus les obstacles, au risque de se casser les reins, il va plus loin qu’aucun, et l’art hésite à le suivre. Byron disait : « Je serais curieux d’éprouver les sensations d’un homme qui vient de commettre un crime. » Baudelaire a écrit le Vin de l’Assassin. Rollinat nous révèle le Soliloque de Tropmann. Je ne puis citer cette triste « complainte » ; je ne saurais même l’analyser. Il faut la lire, et regretter que l’artiste se soit ainsi compromis.
(page 676)
V
Telle est cette œuvre d’une épouvantable logique, d’une sincérité qui s’impose. Il faut la lire selon qu’elle est classée. D’abord les Brandes, au milieu desquelles vaguent les premières étrangetés du poète, puis les Névroses : au début, le besoin d’animer l’univers, de personnifier la Douleur, la Misère, la Fatalité, le Reflet même « cette âme de la clarté » ; viennent les Luxures, d’où on sort surexcité, non assouvi. Comment trouver un Refuge en l’Amour, en la Campagne ? Le malheureux les peuple de ses angoisses, de ses chimères, il s’en fait d’épouvantables cavernes d’où, traqué par les Spectres de son imagination, il s’enfuit dans les Ténèbres dernières.
Normal, le fonctionnement du cerveau comme de tout organe nécessite un certain afflux de sang ; excessif, il entraîne une congestion qui peut durer un temps considérable : alors, dans la conscience bouillonnent des pensées immenses et des sentiments violents, poussés à un tel degré d’intensité qu’ils sont des illusions ; puis, des fonds obscurs de l’individu surgissent des états de conscience rares, et qui deviennent les sentiments dominants. Mais si cette congestion fait place à une inflammation, l’ordre et la proportion disparaissent tout à fait, – il y a délire (1).
Jeunes gens qui nous pressons vers ce siècle qui sera nôtre, avant de tourner les dernières années qui seules nous séparent encore des vastes plaines où sans encombre enfin nos vies sauront prendre leur course, jetons un suprême regard sur ces routes que nous achevons et que parcoururent nos pères. Si lointaines que nous les scrutions, elles nous apparaissent jonchées de cadavres. Les plus nobles des hommes sont là. Les uns se sont couchés, refusant désespérément un dernier et inutile effort ; d’autres sont tombés, les bras tendus vers l’avenir, l’œil illuminé des aurores qu’ils entrevoyaient ; d’autres furent jetés brutalement à terre par quelque embuscade du malheur ; d’autres enfin roulèrent dans le fossé, sous le genou de la folie, ou culbutés le rire aux lèvres par les désespérées consolatrices : les ivresses du vin ou des sens.
Mais leurs plaintes ne tombèrent pas avec eux ; et, par-dessus les cadavres gisants, elles viennent battre notre jeunesse, elles font vibrer nos nerfs, elles ont meurtri nos cœurs. Et toutes elles nous enseignent que seule la science peut être notre refuge ; que ceux qu’il aime, l’Art ne sait plus que les serrer contre lui, ignorés de la foule, dans l’ombre de ses ailes géantes. Et s’ils se débattent, s’ils (page 677) veulent, eux aussi, déchirer leur poitrine, et, pour attirer la gloire, lui tendre les lambeaux de leurs cœurs, ils demeureront à jamais un étrange phénomène pour le vulgaire, un froid objet d’étude pour le savant.
(1) Voir Herbert Spencer, Principes de Psychologie, Synthèse physique.
Février 1883.
Maurice BARRÈS.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Cet article avait été annoncé dans le numéro précédent du 1er février 1883, page 626, en conclusion de la publication de trois poèmes, avec une présentation élogieuse de la prochaine publication des Névroses. Maurice Rollinat figurait comme « collaborateur de La Jeune France », dans les pages de couverture de la revue.
– 2 – Maurice Barrès (19 août 1862 – 4 décembre 1923) n’avait que vingt ans lorsqu’il a écrit cet article, d’où ses remarques sur la jeunesse.
– 3 – Maurice Barrès réutilisera avec de légères modifications, les chapitres III, IV et début du V de ce texte, pour écrire les pages consacrées à l’analyse de la poésie de Maurice Rollinat dans son article La folie de Charles Baudelaire, seconde partie, paru dans le n° 2 du 5 décembre 1884 de sa gazette intitulée Les Taches d’Encre, pages 21 à 43 ; la poésie de Maurice Rollinat est analysée pages 32 à 36.
– 4 – La Genèse d’un poème : Edgar Allan Poe, La Philosophie de la composition (The Philosophy of Composition, Philadelphie, Graham’s Magazine, avril 1846), traduit par Baudelaire sous le titre La Genèse d’un poème.
|