Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Fronde

Samedi 20 janvier 1900

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

LA TRIBUNE (1)

LES ÊTRES ET LES CHOSES

Dans l’Œuvre de Maurice Rollinat

Les poètes sont les grands charmeurs de l’humanité. Sans se lasser, ils lui parlent dans leur langue divine, musicale et colorée, caressante aux yeux comme à l’oreille. Chercheurs d’idéal, les uns s’élèvent aux grandes pensées, aux idées généreuses, qui les retiennent sur leurs sommets ; les autres, plus près de nous, se font l’écho mélodieux et immortel des joies et des douleurs humaines. Mais ceux-là sont rares, qui, alliant la puissance à la douceur, nous mènent tour à tour du roc sourcilleux au sentier perdu ; ceux dont l’âme vaste et compréhensive aime et recèle tout, les êtres et les choses, dont le regard pénétrant suit avec le même intérêt toutes les manifestations de la vie, et dont l’esprit universel, également accessible à toute pensée, rêve autant sur le nid que sur le cercueil. Le grand poète Rollinat qui a quitté le bruit et la fièvre des villes pour se livrer tout entier en sa demeure perdue de la Creuse, à la nature inspiratrice, est un de ces élus.

Les êtres ct les choses, c’est-à-dire toute la création voilà ce que Maurice Rollinat a chanté en maint poème : c’est cela qui l’attire surtout, en sa vie quasi solitaire, emplie par les mille harmonies du paysage. Les vers d’amour et de volupté, qui sont réunis sous le titre significatif des Luxures, tiennent dans son œuvre une place peu considérable, et si l’on excepte presque complètement le beau et puissant livre de l’Abîme, où le penseur profond et subtil se révèle en des pages de la plus fine et de la plus amère psychologie humaine qui soient peut-être, tous les autres volumes disent la nature, l’infiniment grand et l’infiniment petit, le ciel, l’eau, le vent, la forêt, la plaine, le soleil ardent sur les pierres, l’ouragan, la neige, les grands pacages sous les crépuscules blêmes, et les flaques d’eau minuscules, les herbes folles, les petits cailloux, et aussi les couleuvres lovées, les pies, les grives, les rainettes, les crapauds mélancoliques, les sauterelles, les lézards, aux « petits flancs peureux qui tremblent au soleil ». Avec une puissance, une richesse, une variété d’expression qui n’appartiennent qu’à lui, Rollinat décrit tous les aspects et note tous les sons de cette nature, qui est sa compagne, son amie et comme son élément ; voici le vent, qui

Passe et repasse,

Tour à tour tendre et furieux,
Ce grand souffle mystérieux :
La respiration des cieux

Ou de l’espace !

et dont tous les souffles, toutes les voix, tous les effets, sont rendus avec une étrange précision, qui demeure toujours poétique ; le vent, qui fait un « bruit bouffant », bat la feuille, qui devient

D’un vert neuf ou d’un vert ancien,
Car il l’époussète aussi bien

Qu’il l’empoussière ;

le vent, qui

Cogne à toutes les cloisons

Des solitudes,

et qui semble emplir le poème entier de ses grondements, de ses râles, de sa clameur montante. Voici la pluie, la pluie d’été, qui,

« … tambourinant, battant vitres, toiture,

Les herbes, les cailloux, le feuillage, le roc,
Oblique, tiède et lourde, et tombant tout d’un bloc,
Est un épanchement joyeux de la nature,

et aussi la pluie lente et triste des automnes et des hivers, dont le

« … coulement droit monotone, muet,
Froid déluge compact et cependant fluet
Donnant au paysage un air de cimetière,
Exprime le chagrin de la nature entière.

C’est encore la neige,

Blanchissant tout, emmitouflant
Le moindre objet, la moindre place…

la neige, qui « matelasse » tous les bruits,

Robant les rocs, dissimulant
L’onde à la rigide cuirasse ;
Terre et ciel – face à face blanc.

C’est le ciel, qui « plafonne les univers, »

« … qui soudain,
Gaze, velours, moire et satin,
Devient le vaporeux jardin

De la lumière,

le ciel changeant, dont les nuages

« … grands rabougris,
Roux et mauves, rosâtres, gris,
Cuivrés, d’émail, de vert-de-gris,

D’or et d’hermine

Vont un à un ou se groupant,
De ce train glisseur et rampant
De l’eau, du spectre, du serpent,

De la vermine.

Et tout serait à citer, l’eau plate lutinée par un vent froid, qui

la brosse, la vernit,

L’obscurcit, la débrouille et puis la reternit,
La fustige, la mord, la caresse et la flatte ;

l’orage en forêt, le soir avec sa magie, la source,

En son recoin mystérieux,
Dont l’ajonc hérisse l’approche.

Une vision exacte des formes et des couleurs, la notation scrupuleuse des sons, une harmonie initiative naturelle et spontanée, font de tous ces poèmes des pages inoubliables des descriptions que rien n’égale, parce qu’elles unissent une précision scientifique en quelque sorte, à une poésie d’un charme pénétrant et fort ; c’est du vu, de l’observé, par des yeux merveilleusement doués, des yeux d’artiste, je dirais presque de peintre, et surtout d’amant passionné de la nature. Dans les Brandes, La Nature, Paysages et paysans, sont des œuvres, on le sent, qui viennent tout droit du pays de Creuse, si accidenté, si pittoresque, et qui ont la couleur de son ciel, le frisson de ses eaux courantes, la sauvage beauté de ses roches.

Rollinat a longtemps passé pour être le poète du macabre et du fantastique, le visionnaire qui errait par la campagne à l’heure des apparitions blêmes, et pour qui les arbres, au bord de la route, revêtaient des apparences de squelettes. Il est vrai que parfois, d’une imagination puissante et vive, et doué d’un tour d’esprit particulier que lui ont peut-être donné la solitude et la contemplation des espaces, il fait des rapprochements imprévus, et pour lui, une lune d’hiver, rouge et toute ronde, qui se reflète dans un puits, devient une

Image d’assassin qui la nuit se regarde,
Longuement, fixement dans sa glace blafarde,
Et qui, de son remords rouge s’éclaboussant,
Se mire, ensanglanté, dans un cristal de sang !

Mais, à côté de ces fantaisies sombres, de ces visions funèbres, de ces histoires de cercueils et de spectres, qui ont fait presque à elles seules, pour bien des gens, la réputation du poète, que de tableaux charmants et attendris de la réelle nature, vue, non plus seulement dans ses manifestations grandioses, où le génie de l’artiste met si aisément du fantastique, mais dans toutes ses menuités animales ou végétales, que l’œil de Rollinat sait découvrir et admirer. Voyez le grillon,

Noir et couleur corne de cerf,
N’ayant corselet ni charnière,
Sans taille, mais dans sa manière,
Joli, plein de grâce et de nerf ;

… Une tête

De moyenne épingle de jais ;
Bien jambé pour tous ses trajets
De carnassier et de poète ;

le grillon indépendant, dédaigneux de la société des humains, et à qui il faut, comme à Rollinat lui-même,

… l’espace animé

Par le frissonnement des choses,
Les cieux pommelés, bleus et roses,
La terre en fleurs, le vent pâmé !

Son bruit « têtu », son « bruit de serrurier, »

S’acharne à limer le silence.

Il va « par le taillis et par la brande ; » il évite prudemment les embûches, s’abrite de l’averse sous un champignon, et, si quelque danger survient,

il a pour se cacher

La complicité du rocher
Et la maternité de l’herbe !

Tout son cheminement d’insecte a été étudié amoureusement par le poète observateur, et rendu, avec quel bonheur d’expression ; voici maintenant, en plein espace, les libellules,

Longs clous d’or et de pierreries,
Ayant grosse tête, gros yeux
Et fines ailes, sous les cieux
Elles promènent leurs féeries.

 

Jeanne Tullio.

(A suivre.)

 

Remarque de Régis Crosnier : Jeanne Tullio est un pseudonyme utilisé par Mme Caruchet, épouse du peintre Henri Caruchet (voir Régis Miannay, Maurice Rollinat, Poète et Musicien du Fantastique, page 524, note 84).

 

 

La Fronde

Dimanche 21 janvier 1900

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

LA TRIBUNE (2)

LES ÊTRES ET LES CHOSES

Dans l’Œuvre de Maurice Rollinat

 

Dans les airs elles font des lieues,
Mais toujours, en haut comme en bas,
Les grandes vertes ont le pas
Sur les toutes petites bleues.
. . . . . . . . . . . . . . .

Et, quand leur vol, plein de crochets,
De zigzags et de ricochets,
Ayant lassé les demoiselles,

On les voit enfin s’arrêter :
Elles semblent moins s’éventer
Que respirer avec leurs ailes.

Et ce dernier vers est une trouvaille, évoque tout le frémissement rythmique de l’être si léger, presque impondérable, posé sur le brin d’herbe, entre deux vols…

Mais voici qu’au loin, dans le bois,

Lorsque s’est accompli le temps des hivernages,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
S’élève un cri d’oiseau rôdant de place en place.
Coucou !…

Dans ses promenades, Rollinat l’entendit souvent, sans doute et « la louche impression de ce cri solitaire, » qui semble une plainte, un appel, un avertissement, on ne sait quoi

d’amer, d’hostile et de narquois

nous parvient à travers le poème, nous apporte sa mélancolie toute spéciale :

Coucou ! Coucou ! Cela jette un froid dans l’espace :
Le vaste paysage inerte sous les cieux
Prend un aspect surpris, écouteur, anxieux,
Chaque fois que dans l’air cela passe et repasse.

Ailleurs, ce sont les grenouilles de la mare, « bon petit peuple vert » qui réjouit les yeux du poète ; les grenouilles qui

S’en vont au loin s’accroupir sur les pierres,
Sur les champignons plats, sur les bosses des troncs,
Et clignotent bientôt leurs petites paupières
Dans un nimbe endormeur et bleu de moucherons.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Émeraude vivante au sein des herbes rousses,
Chacune luit en paix sous le midi brûlant ;
Leur respiration a des lenteurs si douces,
Qu’à peine on voit bouger leur petit goitre blanc…

Comme Rollinat les aime et les connaît, et les a contemplées mille fois, pour les décrire ainsi, si vivantes, si réelles ! Où est-elle, cette fameuse et unique passion du cimetière et du fossoyeur ? Il n’y a ici qu’un tableau délicieux de petites grenouilles vertes engourdies au soleil, et un poète ravi, amoureux de toute bête et de toute plante, qui

« … savoure une ode à la nature
Dans l’humble fixité de leurs yeux cerclés d’or.

Feuilletons les volumes après les volumes. Les moutons de la Creuse, moutons vifs et grimpeurs de la montagne,

Toison d’un blanc sale, ou bien rousse,
Ou toute noire – l’œil bombé,
Vitreux, de longs cils embarbé ;
Une humeur que rien ne courrouce…

passent devant nous, broutant – ou plutôt « broutochant » – sur la roche ou bien dans la plaine,

A grelottement continu,
Mécanique, leur museau pioche.

et nous les voyons dévalant,

Devant le chien qui les rassemble,
En bloc trottinant tous ensemble,
Pied contre pied, flanc contre flanc…

avec ce bruit si particulier, ce bruit d’averse… A quoi songent-ils, les pauvres moutons à l’œil doux, au tendre bêlement ?

Hélas ! savent-ils bien qu’ils se leurrent
En se disant qu’ils mourront bien
De vieillesse, comme le chien ?
Mystère ! mais souvent ils pleurent.

Et le poète, pitoyable à ces frères obscurs, les a surpris plus d’une fois

Ecrasés par leur songerie,
Confondus, béants, semblant voir
Le coutelas de l’abattoir
Ou l’étal de la boucherie.

Le Troupeau de vaches, quatre ou cinq pages magistrales de vie et de réalité, qui font songer à quelque tableau de Troyon. Dans le grand pacage à l’herbe touffue, « moitié prairie et moitié marécage, » un groupe de vaches est disséminé, bêtes superbes, avec « leur beau cornage gris. » L’une broute, d’un mouvement rythmé, avec un « bruit de faux qui coupe » ; l’autre

S’en va boire au marais – le cou dans les roseaux ;

une troisième, génisse follette,

Prend le galop, rebroute et repart de nouveau.

Puis, peu à peu, leur faim s’apaise ;

Maintenant, l’œil mi-clos, en cette herbe mouillée,
Elles semblent dormir le bon ruminement,
Celle-ci flanc à bas, dans le plein vautrement,
Une couchée assise, une autre agenouillée.

Et le soir les surprend dans ces diverses poses,
Tandis qu’au beau milieu de leur jonchement noir,
Trois grands taureaux, debout, chargés de nonchaloir,
Se profilent, tout blancs, avec les cornes roses.

Et ce qu’il faudrait citer tout au long, ce dont les extraits ne font que tronquer et mutiler la beauté, c’est cette admirable Vache au Taureau, un des plus beaux poèmes du maître creusois : peinture du réalisme le plus intense, et qui demeure, par mille détails, pleine d’une fraîche poésie, en même temps quelle se complète et se rehausse d’une philosophie profonde et vraie, celle que la saine nature enseigne aux êtres simples qui vivent en elle

Et Jeanne s’en revient, voluptueuse et rose,
En songeant que ce soir, à l’heure des crapauds,
Elle, bien moins niaise, et lui, bien plus dispos,
Sous la lune, ils feront tous deux, la même chose…

Feuilletons toujours. Voici les grives, avides de raisin, qui

viennent s’abattre avec des vols fougueux,

Cherchant la solitude et le friand breuvage,

et qui, gorgés de vin nouveau, ivres à ne plus se tenir debout, ont

De la colle sur l’aile et du plomb dans les pattes.

Voici les lézards verts,

longue émeraude ayant corps et visage,

Lazzaroni frileux des jardins sans culture,

qui réchauffent longuement, paresseusement,

Leurs petits flancs peureux qui tremblent au soleil.

Voici encore la sauterelle, aux

« … ailes doublées

De rouge antique ou de bleu clair,
Qu’on entrevoit dans ses volées,
Brusques, ronflantes et tremblées.
. . . . . . . . . . . . . . . .

Sa tête a l’air d’être en bois peint,
Malgré ses mandibules moites ;
Elle a l’œil gros comme un pépin.
Pareille aux bêtes en sapin,
Mouton, cheval, bœuf et lapin,
Que les enfants ont dans des boîtes…

Pour Rollinat, cette bête bizarre, qui a l’air d’être en bois peint, est un « beau petit insecte sauteur, » qu’il aime « des pieds à la tête, » et cet amour pour toutes les créations de la nature éclate à chaque page. Ce ne sont pas seulement les animaux qui sont les amis du

Doux poète fureteur,
Mélancolique observateur,

mais encore les végétaux, depuis les grands arbres,

« … martyrs des saisons fauves,
Sombres lyres des vents, ces noirs musiciens,

jusqu’au

champignon nabot,

Rosé sous son petit chapeau,
Et colleretté de sa bague.

Comme il chante la coccinelle et le grillon, Rollinat chante aussi les simples fleurs des champs, ces « bonnes petites sorcières, » qui

Métamorphosent en Eden
La stérilité des bruyères…

Ayant la mouche pour compagne,
Qui leur bourdonne sa gaieté,
Féeriques de simplicité,
Elles enchantent la campagne,

Et l’on aime ces fleurs si douces,
Qui s’harmonisent à la fois
Au gris des rocs, au roux des bois,
Au vert des herbes et des mousses.

Il chante l’herbe, nourricière des « bons ruminants vénérables, »

« … tapis du sol y gardant le dernier

L’éclat profond de sa peinture !

Nappe de la lumière, écrin de la nature,

Pendant son rêve printanier !

Il aime le liseron, qui tend son petit bol pour que l’averse l’emplisse ; les hautes marguerites

Chœur vibrant et muet, innocent et paisible,
Où chaque pâquerette, à côté de sa sœur,
A des mouvements blancs d’une extrême douceur,
Dans la foule compacte et cependant flexible…

et le lierre, et la mousse, et les coquelicots, dont le fouillis, au fond du ravin, « songe et frissonne ».

Mais il faudrait les citer toutes, ces pages qui disent, non seulement la forme et l’éclat de la plante, mais encore ses mouvements, ses ondulations, ses langueurs en plein midi, ses sommeils lorsque tombe le crépuscule, sa vie enfin, sa vie obscure et charmante avec laquelle le poète s’identifie. Pour lui, une âme universelle flotte épandue dans la création et dans la bête, et dans la fleur, et dans l’objet lui-même, elle gît, mystérieuse et inconnue. Les objets, les choses, Rollinat leur prête une vie, une conscience, des souffrances et des souvenirs ; pour lui, ils peuvent menacer ou bénir, être tristes ou joyeux :

 

Jeanne Tullio.

(A suivre.)

 

Remarque de Régis Crosnier : Constant Troyon, né le 28 août 1810 à Sèvres (Seine-et-Oise) et décédé le 20 mars 1865 à Paris (9ème), est un peintre de l’école de Barbizon. Considéré comme un peintre animalier, il s’efforce de représenter les animaux dans leur milieu naturel.

 

 

La Fronde

Mardi 23 janvier 1900

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

LA TRIBUNE (3)

LES ÊTRES ET LES CHOSES

Dans l’Œuvre de Maurice Rollinat

 

Non ! Ce n’est pas toujours le vent
Qui fait bouger l’herbe ou la feuille,
Et quand le zéphyre se recueille,
Plus d’un épi tremble souvent.

Soufflant le parfum qu’elle couve,
Suant le poison secrété
La fleur bâille à la volupté
Et dit le désir qu’elle éprouve.
. . . . . . . . . . . . . . .

L’âme parcourt comme la sève
Les objets les plus abîmés
Dans la mort, – ils sont animés
Pour tous les organes du rêve
. . . . . . . . . . . . . . .

Nous pensons que les choses vivent…
C’est pourquoi nous les redoutons.
Il est des soirs où nous sentons
Qu’elles nous parlent et nous suivent.

Par elles les temps nous reviennent,
Elles retracent l’effacé,
Et racontent l’obscur passé
Comme des vieux qui se souviennent.

L’âme habite bloc et poussière
Toute forme d’inanimé ;
Son frisson y bat renfermé
Comme le cœur de la matière.

Dans la langue magique du poète, les plus humbles objets vont prendre une physionomie, une attitude, revêtir une personnalité ; il n’y aura plus seulement ici des descriptions pleines de vérité ; l’intense imagination de Rollinat ira au-delà, interprétera, symbolisera, et parfois magnifiquement, comme dans cette Maison damnée, d’idée si originale, de facture si puissante et si simple :

Triomphante, avec tous les charmes
De la belle gaieté sans larmes,
La maison ouvre sur les cieux
Ses fenêtres qui sont ses yeux.

Mais la Mort vient trouver ses hôtes,
Les emmène tous, un par un.
Désormais, vitrage défunt !
C’est la grande aveugle des côtes.

Elle est damnée ! Aucun n’en veut.
Et, que le ciel soit gris ou bleu,
Par les soleils brûlant les pierres,

Par les vents froids pleins de sanglots,
En tout temps, on voit toujours clos
Ses volets qui sont ses paupières.

La vieille armoire au cœur de chêne, qui est là, dans son coin, renfrognée, austère, avec sa « grande allure équivoque », n’est-elle pas aussi une personne, muette et sombre, qui vit contre la muraille ? L’âme du poète, toujours prête au frisson mystérieux d’une sourde épouvante, s’en inquiète, s’en alarme :

En vain j’en ai longue habitude.
Toujours elle a l’air, de son coin,
Encor plus juge que témoin,
De surveiller ma solitude.

Elle inspire un trouble, un soupçon,
Et communique le frisson
Du lointain passé qu’elle évoque.

Et je me le dis, par instants :
« Tous ces contacts d’homme ou de femme
Qu’elle eut jadis au bon vieux temps,
Ont fini par lui faire une âme ! »

Une vieille charrue abandonnée, au milieu d’une « lande ardue », à l’heure où le jour trépasse, devient un être esseulé, qui peut-être regrette son labeur, sa vie d’autrefois :

Encore bien plus solitaire,
Sait-on si ce malheureux bloc
N’entend pas monter vers son soc
Une voix du fond de la terre

Qui lui dit : « Sur toi désormais
La moisissure va s’étendre ;
Homme et bœufs, tu peux les attendre,
Ils ne te reviendront jamais. »

La hache hors de service qui git, en un coin, toute mangée de rouille

Le fer et le manche lépreux,

se plaint lamentablement du cancer jaune qui la dévore, et songe au temps où, luisante et belle,

D’un si pur métal gris et bleu,

elle

« … renvoyait, tout comme l’eau
Des reflets d’ardoise et de nacre.

Ailleurs, c’est une vieille échelle, tombée « à plat dans la pierraille »,

Veuve à jamais du pied humain,

à qui, seules, des pies dansant le long de ses échelons, redonnent un peu de vie et de gaieté. La fraternité que le poète n’a peut-être guère pour l’être humain – car il semble le connaître trop bien pour l’aimer beaucoup – il l’éprouve, à coup sûr, pour les choses, et soit qu’il en ait une sourde frayeur, comme de son rasoir, qui lui inocule

Un dangereux frisson d’horreur et de vertige,

soit qu’il les aime et les admire, comme les petits cailloux qui

gisent au hasard du temps,

A la merci brusque de l’homme,
Dormant leur immobile somme,
Mornes, gais, obscurs, miroitants.

toujours on le sent occupé des choses, attiré par leur mystère, qui, pour lui, recèle une vie ; il est

« ………………… le solitaire
Qui, lassé du visage humain,
Trouve toujours sur son chemin
De quoi se pencher vers la terre,

Il ne se demande pas, comme Lamartine, si les objets inanimés ont une âme

Qui s’attache à notre âme et à la force d’aimer

il en est sûr, d’abord parce qu’il possède ce don divin de percevoir toute existence, même la plus rudimentaire, de vibrer à l’unisson du frémissement le plus infime ; ensuite parce que son exquise nervosité d’artiste le laisse sans défense contre les suggestions de ce monde étrange, le monde des choses, immobiles et muettes qui sont si étroitement mêlées à notre vie, qui la partagent peut-être plus que nous ne pensons. C’est le propre du génie de voir et de sentir ce qui échappe aux autres hommes.

Le seul poète contemporain que l’on puisse comparer – et que l’on ait comparé en effet – à Maurice Rollinat, c’est Baudelaire. Chez tous deux, mêmes visions funèbres, même hantise du sépulcre, même préoccupation de la mort, et en ce qu’elle a de plus sinistre, de plus terrifiant : son œuvre de désagrégation et de pourriture ; même amertume, même tristesse morbide, mêlée a l’amour et à la volupté. Mais, toutes ces ressemblances une fois reconnues, combien Rollinat est plus complet que Baudelaire ! Les poèmes d’où se dégage une idée philosophique forte et profonde, on les compte chez le poète des Fleurs du Mal (Voyez l’Albatros). Chez Rollinat, ils forment tout un livre, l’Abîme, et ils trouvent aussi leur place de temps en temps, dans les autres volumes. Puis, ce qui distingue tout à fait le poète Creusois, et qui le met, à notre avis, hors de pair, c’est cette compréhension si haute de la rusticité et de son charme, cette vision si nette des paysages et des êtres. Le souffle aromatisé de la plaine et des bois circule réellement à travers ces pages et les vivifie. C’est la grande et vraie nature, admirée dans toutes ses beautés, surprise dans tous ses secrets, adorée dans ses colères comme dans ses tendresses, qui se dégage de cette œuvre ; on la sent chantée avec passion, la passion de l’artiste qui communie avec le Grand Tout par son être entier. C’est qu’en effet la nature est pour Rollinat la joie des yeux, la guérison du corps, l’apaisement de l’âme ; elle est aussi la foi, la religion :

Plus que le genou qui fléchit
Sur les dalles froides d’un temple,
L’œil est pieux lorsqu’il contemple
Et qu’en lui tout se réfléchit.

On est vraiment religieux
Si, devant l’Aube qui se lève,
On a des larmes plein son rêve
Et du sourire plein les yeux.

La périssable créature
Qui s’émeut d’un soleil couchant
Bénit d’un hommage touchant
L’Eternité de la Nature.
. . . . . . . . . . . . . . .

Jouir, Souffrir, Penser les choses
Tour à tour joyeuses, moroses,
C’est implorer l’Etre inconnu :

Et surtout grande est la prière
Sans autres témoins que l’air nu,
Le ciel et l’eau, l’arbre et la pierre.

Assombris tous deux par la méchanceté des hommes, profondément impressionnés par la mort, par sa continuelle présence au milieu de la vie et de nos joies, Baudelaire et Rollinat ont également chanté sur des rythmes divers, leurs terreurs et leurs amertumes ; mais tandis que le premier a fermé son âme comme un logis de douleur et de rancune, le second a ouvert la sienne à la brise guérisseuse, s’est laissé bercer par tous les chants épars qui montent de la terre, et tel de ses poèmes aura l’immortelle beauté de l’eau, du ciel, de la forêt.

 

Jeanne Tullio.

 

FIN