Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
La Dépêche (Toulouse)
Samedi 7 novembre 1903
Page 5.
(Voir le texte d’origine sur RetroNews.)
Variétés
MAURICE ROLLINAT
Il vient de mourir brusquement et cruellement l’auteur des Névroses, des Brandes et de la Nature. La paralysie a détruit en lui une des figures les plus originales et les plus intenses de la littérature contemporaine. Son œuvre ne disparaît pas, elle est assez solide pour survivre au créateur, mais on ne peut pas dire qu’avec elle, ce soit lui qui subsiste tout entier. Il avait un trop spécial don de s’extérioriser immédiatement par la vie de la causerie, la rapidité de l’observation, les jeux de sa singulière physionomie, ses gestes d’un réalisme pittoresque, sa prenante voix, tant de moyens prestigieux, mais passagers, pour que la mort ne dérobe pas à jamais à ceux qui le connurent beaucoup et trop de cette attirante psychologie.
La brutale nouvelle de sa fin vient restituer à ma mémoire le Rollinat d’autrefois, tel que je le vis à l’époque de la publication des Névroses, dans toute l’animation de sa vitalité et de son premier succès artistique, qui le laissait cependant simple, sans emphase, inattaquablement pareil à lui-même. Mes parents habitaient alors à Sèvres et j’étais tout enfant, le soir d’automne où, ma mère, une de mes sœurs et moi, assez inquiets, nous attendions mon père qui, en affaires à Paris, tardait à rentrer. Dans le limpide silence de la maison et de la campagne endormies, nous guettions le sifflement des trains parcourant la crête des coteaux boisés de Clamart, Belle-vue et Viroflay jusqu’à Versailles.
Tout à coup, aux approches de minuit, au fond de notre long et sombre jardin, nous entendîmes un bruit de voix, tandis que dévalait rapidement les escaliers rustiques vers les lumières levées, un personnage agile, de taille moyenne et nettement découplée que suivait mon père disant : « Je vous ramène Rollinat. »
Il fut bientôt assis devant la table et son frugal souper improvisé, conversant, gesticulant, de la tête et des épaules non sans montrer un bel appétit et des dents vigoureuses sous le trait étroit de la moustache noire. Violemment intéressés, nous observions, pris entre les chaudes clartés de la lampe et du foyer, son masque curieux et beau, sans molesse ou lourdeur, sans affectation de chevelure et de barbe, d’une maigreur finement musclée, et accentuée par un constant demi-sourire, demi-rictus qui tendait sa peau mate sur les joues osseuses, ses lèvres fermes et minces et ouvrait tout ronds ses yeux clairs d’une extraordinaire et froide lucidité bleue, au-dessous d’une mèche rebelle échappée, malgré un perpétuel geste dompteur de la main, à sa forte crinière brune, comme pour battre sur la pente roide du front très haut la cadence mouvementée de cette mobile pensée.
Et il causait passionnèrent de tout ce qui frappait sa sensibilité d’être à la fois rustique et nerveux ; jouant admirablement de sa voix nette, timbrée et tranchante, il décrivait la ville, les champs les bois, les êtres, mais les multiples aspects qui traversaient sa réceptivité bizarre en revenaient empreints d’étrangeté, d’inquiétude et d’une nuance de fantastique saisissant et ingénu. Il disait ce qu’il venait de traduire dans ses vers, ses sensationnelles Névroses, où l’influence de Baudelaire et d’Edgar Poë résonnait fortement à travers son tempérament paysan, l’anormal des routes solitaires, des silhouettes nocturnes d’arbres ou de rochers, le malaise qu’émanent les rumeurs de l’invisible, les plaintes de la faune et de la flore dans l’anxiété des ténèbres, toutes les impressions troublées et troublantes et justement celles qui sont le cauchemar de l’enfance : fantômes, larves, apparitions, morts subites, léthargies, assassinats, grimaçantes apparences de la Nature déformée par les mirages du crépuscule :
Sur des fonds sulfureux, teintés de vert, de gris,
Les peupliers traçaient d’horribles arabesques ;
La foudre accompagnait leur plainte gigantesque,
Et l’Aquilon poussait d’épouvantables cris.
Aussi, ma sœur et moi ne nous sentions-nous pas très rassurées lorsque le précis regard d’acier tombait de notre côté et que deux plis profonds sabraient, du coin des lèvres aux narines. le visage ivoirin ; si mon père souriait de cet esprit à la fois jovial et macabre, nous autres nous frémissions devant celui qui nous semblait un grand frère très éloquent, révélant nos affres inavoués à la traversée des chambres obscures et des coins rarement explorés, rendez-vous des goules ( ?), sans compter les souris, les cloportes, les mites et autre gent de mystère et d’ennui, et nous n’étions guère éloignées d’assimiler ses prunelles pâles aux attrayantes mais effrayantes loupes des baraques foraines, à travers quoi l’on contemple tous les crimes et toutes les catastrophes célèbres.
Après le repas, Rollinat se mit au piano, préluda, d’un jeu saccadé, avec ses longs doigts ligneux et noueux, et remué, trépidant depuis les pieds et les jambes, enroulés aux montants de la chaise, jusqu’à sa mèche toujours flottante et voltigeante, ainsi qu’une flamme noire, il chanta.
C’étaient, sur des vers de Baudelaire, d’insinuantes, de mordantes mélodies de sa composition qui collaient à cette magique poésie comme un voile mouillé à un corps nu. La Tristesse de la Lune, le Madrigal triste, la Causerie, l’Idéal, l’Invitation au Voyage, il en déroulait le verbe sanglotant et magnifique sur le chemin sonore des gammes que grimpaient et descendaient impunément ses accents de si séduisante souplesse, grinçant dans le soprano, s’épanouissant en ondes sereines et vraiment délicieuses dans les moyennes régions du son tout à coup déchirées d’un coup de gosier rageur pour sombrer aux profondeurs du contralto où les poussait le drame de sa pensée ténébreuse. Et sans cesse il s’accompagnait, autant que des notes fiévreuses du piano, du rythme de son corps et des expressions déroutantes et tourmentées de sa belle figure qu’il livrait insoucieusement à toutes les contractions possibles.
Ah ! combien les jeunes, les mûrs artistes qui venaient passer le dimanche chez mon père lui emprunter courage, réconfort et chaleur d’âme, lui en demandèrent à Maurice Rollinat de ces obsédants lamentos d’une irrégulière qualité d’art, obstinément niée par les professionnels de la musique et si réelle pourtant, en son inexpérience et même son ignorance de toute règle, mais où se rencontre la chaleur d’instinct, la savoureuse maladresse d’un dessin de primitif avant la science de la perception et ses proportions !
Tous ceux qui écoutaient le poète-chanteur buvaient la poignante mélancolie de ses chants comme un philtre fait de sucs et de larmes ; chacun, en même temps que lui, aurait pu dire d’une telle musique :
Dans ses fouillis d’accords étranges,
Tumultueux et bourdonnants,
J’entends claquer des ailes d’anges
Et des linceuls de revenants,
et il faut bien croire, devant le souvenir de leur émoi sincère, que cet art simpliste, mais d’une si perforante expression, correspondait à l’atmosphère psychique créée ou plutôt prédite par Baudelaire, dans laquelle Rollinat fit aussi vibrer les doutes, les angoisses, les grâces et les luxures de ses Névroses :
A force de songer, je suis au bout du songe,
Mon pas n’avance plus pour le voyage humain.
Des chants et des vers ! On le pressait un peu. Il faisait brusquement volte-face, le dos au clavier, et il disait, avec quel inimitable talent d’acteur, le Remords de l’Assassin, le Meneur de Loups, le Soliloque de Troppmann, sarcastique joyeux, effrayant, effrayé, se faisant peur à lui-même et toujours véridique dans ses sensations de grand enfant-poète. Soudain, plus d’effets sinistres et de rêves oppressants ; d’autres souvenirs le sollicitaient ; la Creuse, son pays, ses paysans, la pêche, les chiens, les curés de village, les querelles, les convoitises, les ruses, et il mimait, imitait, parodiait merveilleusement bêtes et gens, sans se soucier du nombre de ses auditeurs, qu’il y en eut un ou cinquante, se livrant dans son exubérance qu’on eût cru inépuisable. Parfois, il arrivait à l’improviste et nous trouvait seules, ma sœur et moi, en l’ermitage silencieux. Alors, timides, mais désireuses : « Dites-nous donc une fable, monsieur Rollinat ! » « – Hein ! hein ! quoi ? elle veut une fable, la petite fille ? » répliquait-il avec son demi-rire sautillant, jamais adouci en sourire. Et, généreusement, pour lui peut-être plus que pour nous, mais en choisissant parmi le recueil intitulé les Refuges, les moins amères de ses poésies, les plus accessibles à nos cœurs de dix ans, il détaillait : la Ballade de la Rose et du petit Bleuet, celle de la Reine des Fourmis et du Roi des Cigales, le Petit Lièvre, la Sauterelle :
Sa tête a l’air d’être en bois peint,
Malgré ses mandibules moites ;
Elle a l’œil gros comme un pépin,
Pareille aux bêtes en sapin,
Mouton, cheval, bœuf et lapin,
Que les enfants ont dans des boîtes,
ou il passait l’après-midi à étaler ses dernières trouvailles musicales, tandis que nous restions fourrées à l’angle du piano comme deux petites araignées mélomanes, jusqu’au moment où, toute cette harmonie éteinte, il n’y avait plus devant nous qu’un grand bon garçon à l’allure volontiers un brin campagnarde, épaules arrondies et bras ballants, nous donnant une tape sèche sur la joue avec des : « Ben mignonnes, ben mignonnes, elles sont ben mignonnes, les petites filles. »
Depuis, il quita ce Paris tumultueux qui doublait sa nervosité et son inquiétude pour le Berry, où il redevenait ce qu’il n’avait jamais cessé d’être, malgré son raffiné talent, ses triomphes littéraires et même mondains de poète et de diseur, un rustique, un fils de la Nature.
… Ivre de songerie
Suant la somnolence et la sauvagerie.
Il écrivit Dans les Brandes, les Apparitions, l’Abîme, où ses sentiments surexaltés se sont apaisés dans une certaine mesure, en de longues méditations et au contact des simples. Il s’y prouve peintre ingénieux des aspects agrestes, coloriste varié et abondant, sans que toutefois il ait dépassé la note si puissamment personnelle et obsédante des Névroses.
On pouvait croire, connaissant ses goûts, qu’il y finirait paisiblement ses jours, entre son piano, sa ligne, son chien, ses livres, loin et sans regrets des amis qui avaient d’ailleurs la sagesse d’attendre de lui plus de vie et d’art que de sentimentalité ; mais voilà que ce chantre de la Peur et de la Mort, qui les évoquait toutes avec un profond effroi; celles des villes : explosion, incendie, écroulement, écrasade, apoplexie, et celles peut-être plus affreuses qui vous menacent aux champs : piqûre des mouches charbonneuses, morsure des hydrophobes ou des serpents, foudroiement, coup de soleil, coups de corne des taureaux furieux, voilà que celui qu’on eût pu voir entrer chez soi, presque sans surprise, escorté de la « Dame à la Faux » ou de la troupe des noires Kérès, s’en va non sans avoir vu sa femme périr il y a trois mois de la morsure d’un chien enragé, non sans s’être vu abattre, avant le temps de la vieillesse en pleine cinquantaine, par l’horrible mal qui fait d’un homme un mort-vivant, comme si le Destin rancunier de ses ricanements et de ses plaintes voulait lui en servir la raison posthume !
D’autres étudieront le caractère de l’œuvre, la place qu’elle occupe, celle qu’elle gardera dans la poésie du dix-neuvième siècle panachée de si diverses et complexes intellectualités, les anthologies en recueilleront les plus solides morceaux ; pour ma part, j’ai seulement voulu, en cette page rapide, écrite dès la disparition du poète, évoquer ce qui meurt pour toujours, quelques détails d’une rare et attachante personnalité, plus précieuse encore d’être si transitoire, comme on prend un monologue sur des traits précieux que les glaces mortuaires n’ont pas encore refroidis.
JUDITH CLADEL.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Judith Cladel avait déjà publié un article intitulé « Ceux que j’ai vus – Maurice Rollinat » dans La Fronde du 28 juin 1898, page 1. Il y a de nombreux points communs entre les deux textes, même si les idées sont parfois exprimées différemment.
– 2 – Plusieurs idées et passages de cet article seront repris par Judith Cladel pour écrire son ouvrage Maurice Rollinat, objet de Portraits d’Hier, n° 31 du 15 juin 1910 (32 pages).
– 3 – Judith Cladel, dans le premier paragraphe, parle d’une « paralysie » comme cause de la mort de Maurice Rollinat. Or celle-ci n’est pas récente, elle date de 1896 (voir Émile Vinchon, La vie de Maurice Rollinat – Documents inédits, 1939, page 272). Elle n’a donc aucun lien avec le déclin du poète en fin de vie.
– 4 – Le livre Dans les Brandes n’a pas été écrit à Fresselines, puisqu’une première édition était parue à la Librairie Sandoz et Fischbacher, Paris, en 1877.
– 5 – « Kérès » : dans la mythologie grecque, les Kérès étaient des filles de la famille des Furies, qui hantaient les champs de bataille pour s’abreuver du sang des mourants et envoyer les âmes des morts aux Enfers.
– 6 – Ce n’est pas « sa femme », Mme Marie Rollinat née Sérullaz, qui est décédée « il y a trois mois de la morsure d’un chien enragé », mais sa compagne Cécile Pouettre.
– 7 – Cécile Pouettre n’est pas morte de la rage. Les analyses faites à l’Institut Pasteur ont montré que le petit chien Thopsey qui l’avait mordue, n’était pas « enragé ». Entrée le 23 août 1903 dans une maison de santé située au 130, rue de la Glacière à Paris, Cécile Pouettre décède le 24 août 1903 (voir Émile Vinchon, La vie de Maurice Rollinat – Documents inédits, 1939, page 283). Les causes du décès ne sont pas connues mais sont certainement liées au fait qu’elle prenait de la morphine pour ses douleurs. Il est exact que Maurice Rollinat a été très affecté par ce décès.
– 8 – Maurice Rollinat est entré le 21 octobre 1903 à la maison de santé d’Ivry où il est décédé le 26 octobre 1903, vraisemblablement d’un cancer colorectal, un carcinome selon la terminologie de l’époque.
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