Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
La Dépêche (Toulouse)
Mardi 29 janvier 1901
Page 1.
(Voir le texte d’origine sur RetroNews)
Notre Temps
MAURICE ROLLINAT
Ces jours-ci, à Paris, grâce à l’initiative de notre confrère Arsène Alexandre et de Mme Yvette Guilbert, il y a eu une fête d’art à la Bodinière : après une conférence de l’écrivain, la chanteuse a interprété la musique écrite par Rollinat sur ses poèmes et les poèmes de Beaudelaire.
Je loue très fort ceux qui se sont avisés de remettre sur l’affiche parisienne le nom de Maurice Rollinat, un des poètes les plus profonds, les plus expressifs de notre temps, et aussi un musicien d’une puissance imprévue, tout à fait extraordinaire. Rollinat, qui a été, au moment des Névroses, une gloire de Paris, ou, si vous voulez, une mode de Paris, était de force à survivre à une popularité de ce genre, habituellement éphémère, et il a survécu, en effet. Son talent, depuis les Névroses, s’est développé, a trouvé son plein et son équilibre.
Le livre de l’Abîme, si morose et amer, si sarcastique et éloquent, est un livre unique par la forme philosophique et pittoresque du vers, par l’étendue et la précision de la pensée. On a rarement projeté un tel coup de lumière dans les coulisses et les dessous de notre pensée : c’est comme un jet brûlant et impitoyable de lanterne sourde braquée sur les ténèbres. Sous cette vive clarté, qui troue le noir opaque de la conscience, on voit les passions, les sentiments, les intérêts, qui se tordent, volettent, se cognent, effarés, touchants, plaintifs, affreux, ainsi qu’un grouillement d’insectes et de reptiles de cave, ainsi qu’une nichée d’oiseaux de nuit.
Je préfère naturellement l’inspiration si forte, l’exécution si nette, de l’Abîme aux pièces de vers singulières et macabres qui firent tout d’abord le renom de l’auteur des Névroses. Toutefois, il y avait dans les Névroses le commencement de l’Abîme, on pouvait deviner l’ouverture du gouffre noir où le poète allait bientôt descendre. C’est qu’il y a, chez Rollinat, une évolution continue, une parfaite cohésion de pensée. Quoi qu’on ait dit de lui, il n’y a jamais eu en lui le metteur en scène de sa propre personnalité que l’on a cru ou voulu voir. Aucun cabotinage. Il dit ses vers et il chante sa musique, ou plutôt il les a dits et chantés, car il a renoncé à cette exhibition de sa personne depuis longtemps, mais quoi ! il se manifestait librement et naturellement en mettant sa voix au service de son art. J’ai beau chercher, je ne puis arriver à découvrir là aucune preuve de ce fameux cabotinage que lui ont reproché, avec des mines si scandalisées, tant de cabotins d’un autre acabit.
Chez Rollinat, j’en suis certain, et tous ceux qui le connaissent en sont certains aussi, il y a toujours eu une parfaite bonne foi, et une unité absolue de sensations et d’inspiration. Je veux dire qu’il a toujours été soumis à la vie, et toujours enivré par l’art.
Son premier livre : Dans les Brandes, recueil de paysages et de scènes du Berry, est un délicieux volume écrit à la gloire intime d’un pays. C’est d’un sentiment local exquis, qui va se développant dans la partie des Névroses intitulée : les Refuges. Désormais, Rollinat a trouvé sa vraie personnalité et ses vraies amours, il est devenu un poète naturiste connaissant et aimant la région, les choses, les bêtes, les gens, qui sont devenus presque exclusivement, après la sombre exploration de l’Abîme, les sujets habituels de son exploration. On connait toute cette série de beaux livres sur la campagne : la Nature, les Apparitions, Paysages et Paysans. Voulez-vous que j’ouvre au hasard ce dernier livre paru. Voici un vieux paysan au coin de son feu, avec son soufflet :
« C’est la solitude infinie
Ici chez vous, père Grelet !
Pas même un chat pour compagnie ? »
« – Ma foi non ! mais, j’ai mon soufflet.
Il a des bras comme un’ charrue
Et des pectoraux comme un bœuf.
J’ l’ai vu toujours, i’ n’est pas neuf.
Hein ? quell’ taille et quell’ min’ bourrue !
Dam ! c’est pas mignon comm’ les vôtres.
Son fer, ses clous, son cuir, son bois,
Ayant vieilli tous à la fois
Sont aussi noirs les uns q’les autres.
Si l’ennui m’prend trop dans mon coin
J’ souffle avec, sans q’ça soit d’besoin.
Du bout, dans les charbons j’tisonne.
Et quand j’m’en sers plus, qu’i’ s’tient
coi,
J’aime à l’avoir couché sur moi.
Mon soufflet m’tient lieu d’un’ personne !
A son vieux clou c’est lui qui m’garde.
Ent’ mes ch’nets, j’ m’assoupis un peu…
J’ m’éveille… et j’ vois au clair du feu :
Sa grand’ forme en cœur qui me r’garde !
L’ tenant l’dernier d’ la maisonnée
J’ crois frôler les mains et les g’noux
D’ tous les chers en allés d’ cheux nous
Qui l’ fir’ marcher d’vant c’te ch’minée. »
Il est nombre de silhouettes et de conversations où l’on sent ainsi l’observation appuyée sur les êtres et sur les objets, les sentiments d’habitude lentement cristallisés en poésie. Il est des portraits, comme ceux de l’Enjôleur, de la Fille amoureuse, qui ramassent tout un drame, tout un roman, par le raccourci de leur analyse de caractère. Mais je voudrais surtout faire apparaître la sérénité philosophique acquise par Rollinat pendant les vingt années qu’il vient de passer dans la Creuse, avec de rares échappées à Paris.
Une pièce, tout d’abord, qui a pour titre les Apaiseurs :
Le silence et la solitude,
Les ténèbres et le secret
Sont les apaiseurs du regret,
Du doute et de l’inquiétude.
A creuser le songe on n’extrait
Que l’ironique incertitude.
Le monde, un moment, vous distrait
Avec sa folle multitude,
Mais, lorsqu’on en a fait l’étude,
On en retrouve le portrait
Dans sa propre vicissitude.
Au contraire, univers discret,
Sans mensonge, sans turpitude,
La nature a tant d’intérêt,
De grâce, de sollicitude
Dans ses détails, son amplitude,
Que l’on s’oublie à son attrait.
La tristesse, au creux d’un guéret,
Devient de la bonne hébétude,
Et le vol d’un chardonneret
Vous remplit de mansuétude.
On vieillit comme une forêt
Sans guetter sa décrépitude,
Et l’on trouve son mal moins rude,
Très douce, la mort apparaît,
Quand, par volontaire habitude,
On cherche l’ombre et le secret,
Le silence et la solitude.
Et cette autre, ce sonnet sur l’Instinct :
Heureux l’homme qui se guérit
De la vénéneuse lecture,
Du projet, du songe, et nourrit
Sa pensée avec la nature !
Il sent flotter à l’aventure
Sur les friches de son esprit
L’âme des choses, il sourit
A tout, même à la sépulture !
Oh ! s’échapper enfin des mots,
Rêver comme les animaux,
Ravoir la vision première !
Seulement d’instinct, savourer
La création ! S’enivrer
De l’espace et de la lumière !
Le poète qui s’est exilé de Paris pour devenir, si l’on veut, une gloire campagnarde, une gloire provinciale, ne s’est donc pas diminué : son esprit n’a fait que s’affirmer davantage par la confrontation du monde social avec la nature éternelle, son art n’a fait que s’épurer et s’agrandir.
Je souhaite que la bataille de Paris fasse trêve pour que l’on puisse entendre cette voix pure et passionnée qui jette de si beaux cris de passion et module si bien les mélopées errantes dans l’espace, parmi les souffles du vent, au bord des eaux dormantes et des eaux courantes. Je souhaite que l’on accueille selon son haut mérite ce fervent de l’art, que consacre le premier Barbey d’Aurevilly, ce magicien de poésie et de musique, ce fils du Berry devenu artiste à Paris, et qui est retourné vers ses rivières, ses champs, ses brandes, donnant ainsi à tous le grand exemple de la sagesse consciente et de la vie acceptée.
GUSTAVE GEFFROY.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Il y a eu six séances à la Bodinière, les 11, 15, 18, 22, 25 et 29 janvier 1901.
– 2 – Maurice Rollinat enverra une lettre de remerciements à Gustave Geffroy, datée de janvier 1901. Celle-ci a été publiée dans Fin d’Œuvre, pages 323 et 324. En voici le début :
Cher ami,
Merci bien affectueusement pour votre bel article dans la Dépêche de Toulouse ! Je suis profondément touché de ces lignes savantes et cordiales qui, tout en témoignant tant de sympathie pour mes poésies et musiques, établissent nettement ma vie de labeur patient et d’observation solitaire, consacrent ma passion de la nature, affirment hautement ma toute sincère et philosophique simplicité !
Le fait est que le genre de mes goûts et travaux me tient en dehors de l’artificiel de monde ; mon œuvre minutieuse, toute de scrupules, et autant de volonté que d’instinct, m’absorbe indéfiniment, me ramène toujours à elle. En toute occasion, à toute heure et partout, je me surprends à chercher le mot et à ruminer la note : au cours des moindres comme des plus graves opérations de mon existence, je ne puis me dérober à la hantise du sujet. Ah ! que vous avez donc bien exactement précisé le sens de mon âme, dépeint la forme et le caractère de mon esprit ! Merci et remerci, mon cher Geffroy ; venant de vous, le penseur sagace, l’écrivain burineur et coloriste, une telle appréciation m’est précieuse et suffirait à m’indemniser amplement des insinuations perfides et du silence organisé des bons petits conspirateurs confrères, si ne souffrant dans mon orgueil que des seules embûches et mystifications de mon art, j’étais sensible comme d’autres, à la dénigrante et rabaisseuse injustice de mes semblables !
(…)
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