Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

La Bavarde

Jeudi 8 mars 1883 pour l’édition paraissant en province

Samedi 10 mars 1883 pour l’édition de Paris

Page 1.

(Voir la version d’origine sur le site de la bibliothèque municipale de Lyon.)

 

 

LES NÉVROSES

Maurice Rollinat vient de faire un livre très beau. Les savants critiques ont embouché, pour lui, toutes leurs trompettes. On sait qu’il existe depuis quinze mois, le poète qui existe depuis quinze ans. La presse sérieuse l’a découvert en passant, histoire de prouver qu’elle sait découvrir quelque chose. Sainte-Beuve a découvert Ronsard, dans les classiques, il l’a mis à la mode et avec Ronsard, le sonnet. Alexandre Dumas, un jour, découvrit l’Amérique. M. Albert Wolf, pour faire oublier Mirebeau, découvrit Rollinat.

Excellente trouvaille. Nous connaissons Rollinat depuis longtemps. Nous l’avons coudoyé aux Hirsutes, quelquefois ; aux Hydropathes souvent. Il buvait son bock au Chat noir. Ebauche de grand homme, Beau garçon, que les femmes disaient laid. Farouche la figure ravagée par des plis bizarres ; dur et doux. Il frappait sur le piano et lui faisait rendre l’âme. Les doigts crispés de ses mains blanches de squelette rhythmaient toujours des danses macabres. C’était un malade.

Ce malade portait en lui « les Névroses. »

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L’homme célèbre a déserté les cabarets d’autrefois. Les bonshommes gourmés lui ont fait de paternels reproches. Ils lui auraient parlé de débauche des mauvais lieux. C’est l’éternel cliché. Les oncles l’ont entendu dire par leurs oncles : ils le redisent à leurs neveux.

Maurice Rollinat s’est rangé. Les disciples ont en vain cherché le jeune maître. Les admirateurs d’autrefois, la pléïade des nouveaux venus n’étaient plus assez imposante pour sa renommée. Maurice Rollinat devint bourgeois. Il rêve peut-être aux châteaux qu’on échaffaude avec la pâtée des éditeurs. Il bâtit sa cabane sur le dos de son bouquin. Il veut mourir d’indigestion pour que Désaugiers ait tort.

Il est arrivé, les autres sont des ratés. Je parle sans amertume ; j’admire son livre. Je le connaissais depuis longtemps. Rollinat nous l’avait lu ; nous l’avait vécu. Il transfigure ce qu’il récite. C’est pourquoi M. Wolff sera peut-être très étonné en s’apercevant que l’imprimeur a changé son Rollinat.

Ce livre porte un titre heureux : les Névroses.

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Le siècle est malade. Il a des attaques de nerfs, comme une courtisane. Ce ne sont plus les grandes et sublimes colères de la Révolution ; ce sont des spasmes. Il s’est, du reste, déjà prostitué trois fois aux Bonapartes, aux d’Orléans, à la République. En art, il a fait plus.

Le nervosisme est la note moderne ; le mot pathologique du modernisme.

Le germe de la maladie s’est montré dans le naturalisme. Le souci du laid, c’était trop peu. La plume s’est détournée de l’ordure, mais elle s’est donnée des allures de scalpel. On fouille, non dans le cœur mais dans le corps. Le romancier dit : le cœur est un viscère. Le poète-médecin a jugé les sentiments par les fibres. Poème, vivisection, roman, dissection. Les héros de la littérature nouvelle ressemblent à ces écorchés d’un cours d’anatomie, dont on catalogue les artères et les muscles.

La physiologie remplace la philosophie. Dieu s’éloigne, la Providence s’en va ; la plume athée remue l’âme. Il n’y a que des corps.

On écrits ces livres tremblants, saupoudrés de poivre. Tout est dans le détail, mais le détail nerveux. Des femmes nues et des orgies de seins roses. Le parfum des boudoirs est un hatschid. On voulait des émotions fortes, jadis, des scènes corsées ; des brigands extravagants, des voleurs ténébreux, tous les cauchemards de l’imagination de lady Racliff. Sornettes ! Cartouche fait sourire, Fra-Diavolo est d’un banal écœurant, on veut compter les spasmes de l’amant ; on veut savoir les titillements voluptueux de l’amante. Un frisson est classé, un soupir à sa place. Le vol est sot ; le viol seul a le droit de cité ; mais le viol brutal, lâche, cynique, avec la description de la bête en rut.

A la première page, un dessin croustillant. Toile qui promet plus que la scène ne tiendra. Du nu. Un nu spécial qui a gardé ses jarretières ou qui ajuste son chapeau, manière de prouver que c’est plus que le nu de la nature : le nu qui se déshabille. Les petites femmes font vendre les petits livres. C’est du raccrochage. Le public le veut ainsi. Boucher serait trop candide. Sa Vénus semble n’avoir jamais eu de chemise. C’est trop décent. Le drôle n’est pas qu’elle soit sans chemise, c’est de supposer qu’elle vient de l’ôter.

Prurit littéraire. On chatouille, on provoque le rire nerveux. La prose et les vers sont du nervosisme.

A la vérité, ils accusent nos névroses.

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Le peintre est atteint. Son pinceau est amoureux de la chair. Le Salon est plein de femmes qui se tortillent. Plus de Vénus ; des parisiennes choisies dans le tas, comme elles sont, assez mal bâties, mais les cheveux coupés à la chien. Les airs candides c’était bon pour les saintes. L’Eglise ne donne plus de commandes, on fait des Madeleines en pleine pâte de prostituée.

Il ne faut s’en plaindre qu’à demi. C’est la vie, les artistes ont-ils tort d’être des hommes ? Les malheureux, c’est qu’ils sont trop souvent des mâles. Ils peignent en satyres. Leurs ateliers sont pleins de pochades que signerait Charcot. Leurs ébauches sont des débauches.

L’art se morphine. La palette a ses nerfs. Les artistes ont le mal du siècle : les névroses.

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Le nervosisme est tout en haut. Seul, M. Grévy est calme. L’austère président est d’un autre âge. Mais ils sont autour de lui, on ne sait combien de rageurs et brouillons, ministre qui mèneraient la France si des femmes ne les menaient pas.

Gambetta avait fait sa cour de ses impatients, au pouvoir ils se taisaient satisfaits. Les nerfs se détendent sous les caresses de la fortune. Rollinat ne referait peut-être plus ses névroses.

On fouillait dans les petits papiers ; on avait Reinach ici et Déroulède là-bas. Un malade encore, qui a la névrose de la patrie. L’Hetman est nerveux, c’est un poëme muselé – qui n’a pas de sang. Ça ne vit pas. C’est l’histoire de cette patte d’oie qui remue morte quand on tue les fibres. Puis de Gallifet gravitait aussi, autour de ce soleil. Malade, ce soldat ; il ne souffre pas du cœur, mais des nerfs, il eut ses nerfs en mai 1871, quand il assommait les vieillards. Il serait difficile de dire quel jour il eut du cœur.

Les funérailles de l’avocat dictateur ont montré le peuple frémissant, voulant voir pour voir. Paris s’était levé dès l’aurore. Lui qui se lève si tard, n’avait pas dormi ce matin là. Impossible de dormir, il se sentait énervé. On enterrait Gambetta : l’idole bafouée. Et il resta des heures durant, debout sur les places publiques, attendant sans un cri d’enthousiasme et sans un cri de haine.

La politique a rejeté sa hache ; elle n’inspire plus les belles et tragiques épopées. La duègne est malade. Elle ferait des émeutes histoire de calmer ses nerfs. Les émeutes sont des névroses.

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Rollinat a trouvé l’étiquette de cette étrange fin de siècle. Son livre dit cruments, dans un mot, le mal d’une génération. Musset, déjà en souffrait, il y a quelque cinquante ans. Hugo le ressentit, mais il naquit trop près de l’autre siècle, pour être tout entier malade de celui-ci.

Hier, on criait encore, sur les boulevards, le vengeur de Félix Pyat. Félix Pyat, Jules Vallès : ne sont-ils pas les plus atteints parmi les vieux ? Leurs phrases, découpées en lambaux, comme des cartouches, ont des incohérences de lutte. Il y a du combat dans leur ponctuation. Avec eux le style se révolte. En leur genre, ils ont fait école, et je me souviens des proclamations insensées d’un enfant qui les imitait, celui qui créa le Faubourg. Il disait : « nous ferons feu sur du papier d’affiche avec le rouge d’une allumette. » C’était insensé ; tout on nerf, presque idiot. Le peuple comprenait ce pathos et crispait ses poings. Le nervosisme le mena, ce gosse, sur les pontons, puis à Nouméa, car le peloton d’exécution eut peur de trouer cette jeune poitrine. Gustave Maroteau est mort des névroses.

La Commune et ses suites, névroses. Névroses, notre politique hésitante, la chute des ministères ; les noms remplaçant les principes ; névroses nos poèmes ; névroses, nos romans ; névroses, nos tableaux, névroses, nos sculptures, névroses, les toilettes de nos femmes.

Le dix-huitième siècle avait ses langueurs : il a fini par couper le cou d’un roi. Le dix-neuvième siècle a ses névroses, et n’a pas de roi. Son énerement est-il le présage lugubre de l’épouvantable orage qui s’approche ?

E. Desclauzas.

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – E. Desclauzas est un des deux rédacteurs en chef de La Bavarde.

– 2 – L’auteur écrit : « M. Albert Wolf, (…) découvrit Rollinat. » Il fait alors allusion à l’article d’Albert Wolff (avec deux « f ») paru dans Le Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de Paris », suite à la soirée chez Sarah Bernhardt du 5 novembre 1882.

– 3 – Lorsque E. Desclauzas fait allusion à « Désaugiers », est-ce à Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers (1772 – 1827), auteur de vaudevilles et de chansons à succès ? Celles-ci, pleines de gaité, exprimaient une certaine joie de vivre à Paris, comme « Les plaisirs du dimanche », « Tableau de Paris à cinq heures du matin » ou « Tableau de Paris à cinq heures du soir ».

– 4 – Lorsque l’auteur écrit : « Le parfum des boudoirs est un hatschid. », que veut-il dire par « hatschid » ? Comme il n’est pas à une faute d’orthographe près, est-ce le mot « haschich » ? On pourrait alors penser au « Club des Hashischins » du docteur Moreau de Tours, au livre Les Paradis artificiels de Charles Baudelaire, ou à toute autre expérience de consommation de drogues. Ce serait compatible avec la phrase qui suit : « On voulait des émotions fortes (…) ». Il faut noter que Maurice Rollinat n’a jamais consommé de haschich ou autre drogue.

– 5 – Lorsque E. Desclauzas parle « de l’imagination de lady Racliff », pense-t-il à la romancière britannique Ann Radcliffe (1764 – 1823) ? Les livres de celle-ci mettent souvent en scène des jeunes femmes innocentes en proie à des hommes de pouvoir, mais capables de leur résister. Par exemple, dans Les Mystères d’Udolphe, Émilie Saint-Aubert doit s’opposer à Montoni qui s’est accaparé son héritage.

– 6 – L’expression « Cartouche fait sourire » fait certainement référence au brigand et chef de bande appelé « Cartouche » (1693 – 1721).

– 7 – Fra Diavolo (1771 – 1806) est un brigand italien. Celui-ci s’engage ensuite dans l’armée sicilienne puis est nommé à la tête d’un groupe de mercenaires chargé de lutter contre les Français qui ont conquis le royaume de Naples. Il se fait alors connaître pour ses exactions et ses atrocités. Arrêté, il est condamné à mort et pendu.

– 8 – L’expression « on avait Reinach ici et Déroulède là-bas » fait référence à l’opposition entre les deux hommes : Joseph Reinach (1856 – 1921) qui mène campagne contre le général Boulanger, et Paul Déroulède (1846 – 1914), acteur de la droite nationaliste qui soutient le général Boulanger.

– 9 – L’Hetman est un drame en cinq actes en vers de Paul Déroulède.

– 10 – Quant à « de Gallifet », il s’agit de Gaston de Galliffet (avec 2 f), militaire, qui mena une répression brutale contre la Commune de Paris en mai 1871, avec de nombreuses exécutions sommaires. Il devient ensuite un fidèle de Gambetta.

– 11 – « Les funérailles de l’avocat dictateur » évoquent celles de Léon Gambetta décédé le 31 décembre 1882.

– 12 – Le Vengeur est un journal républicain et patriotique, publié avant et pendant la Commune, de février à mai 1871. Félix Pyat en est le « Directeur politique ». Ce journal est en ligne sur Gallica.

– 13 – Le Faubourg est un journal dont le rédacteur en chef est Gustave Maroteau. Ce journal est en ligne sur Gallica. Il n’a eu que trois numéros (deux en 1870 et un en 1871), plus un numéro spécial non daté (mais vraisemblablement de 1870). C’est dans celui-ci que Gustave Maroteau signe un article intitulé « A M. le Président de la 7me Chambre », où on peut lire la phrase : « Le FAUBOURG tué, je fonderai LA RÉVOLTE, et quand vous aurez déchiré encore mon papier, épointé ma plume, je ferai feu sur du papier d’affiches avec le rouge d’une allumette. » (page 1).