Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
L’Impartial
Mercredi 2 mai 1883
Page 1.
(Voir le texte d’origine sur Retronews.)
SILHOUETTES
MAURICE ROLLINAT
Un grand artiste.
M. Monselet se demande ce que serait Rollinat si Baudelaire n’avait pas existé ; – moi je crois qu’il aurait écrit les Fleurs du mal ou les Fleurs du pire encore. Car il y a une incontestable confraternité d’âme entre ces deux grands poètes.
Mais Rollinat, avec une volonté de diamant, a évité à son originalité ce terrible écueil, et son œuvre est d’une personnalité absolue.
Il a tourné ses yeux vers la Nature – que Baudelaire, cet amer isolé en lui même, n’a jamais vue – il y désaltère ses fièvres de malade d’Idéal, il y endort ses nostalgies ; et sa mélancolie s’y angélise et se distille en vers d’une incomparable beauté.
Et il la regarde avec des yeux si remplis de tendresse, que nul détail ne lui échappe.
C’est de la miniature impressionniste par la magie du langage à la fois suggestif et précis :
LA SAUTERELLE
Sa tête a l’air d’être en bois peint,
Malgré ses mandibules moites ;
Elle a l’œil gros comme un pépin.
Pareille aux bêtes en sapin,
Mouton, cheval, bœuf et lapin,
Que les enfants ont dans des boîtes,
Sa tête a l’air d’être en bois peint,
Malgré ses mandibules moites.
La toute petite grenouille
La regarde et croit voir sa sœur,
Au bord du pacage qui grouille
De fougères couleur de rouille.
Dans sa rigole où l’eau gargouille,
Sur son brin de jonc caresseur,
La toute petite grenouille
La regarde et croit voir sa sœur.
Elle habite loin des marais,
Sous la feuillée, au pied du chêne ;
Dans les clairières des forêts,
Sur le chaume et dans les guérets.
Aux champs, elle frétille auprès
Du vieil âne tirant sa chaîne ;
Elle habite loin des marais,
Sous la feuillée auprès du chêne.
Quand le soleil a des rayons
Qui sont des rires de lumière,
Elle se mêle aux papillons
Et cliquette avec les grillons ;
Elle abandonne les sillons
Et les abords de la chaumière,
Quand le soleil a des rayons
Qui sont des rires de lumière.
Son chant aigre est délicieux
Pour l’oreille des buissons mornes.
C’est l’acrobate gracieux
Des grands vallons silencieux.
Les liserons sont tout joyeux
En sentant ses petites cornes ;
Son chant aigre est délicieux
Pour l’oreille des buissons mornes.
Mais ce miniaturise devient un peintre formidable dans : La Vache au Taureau :
A l’aube, à l’heure exquise où l’âme du
sureau
Baise au bord des marais la tristesse du saule,
Jeanne, pieds et bras nus, l’aiguillon sur l’épaule,
Conduit par le chemin sa génisse au taureau.
Compagnonnage errant de placides femelles,
Plantureuses Vénus de l’animalité,
Qui, dans un nonchaloir plein de bonne santé,
S’en vont à pas égaux comme deux sœurs jumelles.
Si le pis est pesant, les seins sont aussi lourds,
L’une a les cheveux drus, l’autre les crins
opaques,
Et leurs yeux sont pareils à ces petites flaques
Où la lune projette un rayon de velours.
Aussi, rocs et buissons, les chênes et les chaumes
Semblent leur dire, émus de cette humble union,
Qu’en ce jour c’est la fête et la communion
Des formes, des clartés, des bruits et des aromes.
Et quel prodigieux symphoniste que ce peintre-poète.
Comme la musique de ces vers est l’harmonie même du paysage, et comme il y flotte du vent parfumé et de l’air bleu, sur les ailes des mots évocateurs.
Mais son âpre mélancolie le harcèle parfois comme un mal incurable ; alors la Nature subit la contagion de cette belle âme torturée.
Elle devient comme lui, convulsée, hagarde et fantastique.
Et comme un criminel
Le nuage se sauve,
Gris et mauve
Dans le ciel.
De l’eau plate qui dort
Dans la terre,
Noire et plus solitaire
Qu’un renard.
Un long murmure sort,
Un long murmure austère
De mystère
Et de mort.
Je ne sais plus quel obscur critique reprochait à Rollinat d’avoir plusieurs notes très différentes, et il en concluait à l’absence de sincérité chez le poète.
C’est tout à fait comme si on trouvait que les roses manquent de bonne foi en étant rouges, blanches ou roses, ou bien encore de ce ton exquisement délicat, qu’on appelle le rose thé.
Il y a une harmonie absolue entre les différentes parties des Névroses : les Ames, les Luxures, les Refuges, les Spectres, les Ténèbres.
Rollinat regarde avec les mêmes yeux de poète et de profond esthéticien autour de lui et en lui-même.
Quel adorable tableau de Memling que son Ciel.
Le Ciel est le palais des âmes
Et des bonheurs éternisés.
Là, joignant ses doigts irisés,
La Vierge prie avec ses dames.
Les esprits y fondent leurs flammes,
Les Cœurs s’y donnent des baisers :
Le Ciel est le palais des âmes
Et des bonheurs éternisés.
Le volume se termine par une série de pièces d’une sombre et terrifiante beauté : le Gouffre, le Cœur mort, les Larmes, Notre-Dame-la-Mort.
C’est l’éternelle dame en blanc,
Qui voit sans yeux et rit sans lèvres.
Cœurs de lions et cœurs de lièvres,
Chacun n’y songe qu’en tremblant.
Mais Rollinat a le malheur d’être un diseur extraordinaire, non pas à la façon des comédiens avec de l’habileté et du métier, mais artiste victimé et possédé par son art jusqu’à en souffrir dans sa santé, il a l’émotion contagieuse et irrésistible.
Et c’est ce qu’on ne lui pardonne pas, et c’est ce qui fait que des gens qu’il a fait frissonner et pleurer, le traitent de charlatan et de cabotin.
Si M. X… ou Z…, dont c’est le métier de dire bien les vers des autres, disaient du Rollinat comme il le fait lui-même, ce serait des pâmoisons d’enthousiasme et des cris d’admiration, mais un poète, disant lui-même ses propres vers, et mieux que M. X…, non, c’est vraiment de l’abus, ce n’est pas régulier, où allons nous !
Ce poète, intense compliqué et coloriste qui, avec le charme tout puissant des mots, donne tour à tour le frisson le plus suave et le frisson de l’étrange, de l’angoisse et du vertige, est encore un musicien plus intense et plus irrésistible, si deux manières différentes dans un art aussi complet et aussi définitif peuvent être comparées.
Il y a deux ans, Rollinat faisait paraître chez Hartman six mélodies.
1. Chanson d’automne ;
2. Ballade de l’arc-en-ciel ;
3. Les Corbeaux ;
4. Le Cimetière aux violettes ;
5. Les Demoiselles ;
6. Le Convoi.
Les deux premières sont prises dans les Névroses, les autres dans son premier volume, les Brandes.
Un peu plus tard, chez le même éditeur, six poésies de Baudelaire, puis trois valses.
O triomphe des critiques, ce ne sont plus deux notes différentes, ni plusieurs notes, ce sont toutes les notes.
Les paysages les plus radieux sont envahis par une mélancolie infinie, et la grâce la plus exquise y donne la main au fantastique et au formidable.
C’est un mélange extraordinairement subtil du beau et du joli.
Les harmonies sont compliquées, savantes, riches et d’une audace qui fera souvent crier au scandale ces messieurs du Conservatoire, dont la plupart ont, dans les oreilles et dans le cœur, un métronome pour toute esthétique, mais qui plongera toujours dans le ravissement les artistes avides d’émotions inéprouvées ; car, avec une originalité absolue, Rollinat, même dans ses outrances, est toujours rigoureusement préoccupé de l’effet juste.
C’est à la fois de la musique littéraire, paysagiste, moderniste et surtout perpétuelle.
Comme musicien, Rollinat est encore, sous le rapport de l’interprétation, un artiste sans précédent ; lorsqu’il chante, il semble avoir tout un orchestre dans la poitrine, et beaucoup de ses compositions ne pourront jamais plus être chantées après lui, mais celles-là sont des œuvres symphoniques formidables, et sont destinées a avoir – peut-être bien tard – des succès fous chez quelque Colonne de l’avenir, qui ne serait pas esclave de ses Premiers violons et vassal de ses Flûtistes, lesquels pousseraient aujourd’hui des cris de paons hydrophobes si on leur donnait une partition de Rollinat.
En attendant ce jour, qui sera un événement pour les vrais musiciens et pour les vrais dilettanti – Rollinat aura dans tous les publics, comme il a déjà eu – des enthousiastes très ardents, il aura aussi des ennemis rugissants et bavards, mais il est à l’abri de l’indifférence qui, pour un cœur de poète, est le plus grand des maux, comme l’a déjà dit, en parlant de l’absence, un autre grand poète qui s’appelait La Fontaine.
Marie Krysinska.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Cet article est paru (vraisemblablement à l’identique) dans L’Étoile de France du 2 mai 1883. Nous n’avons pas pu faire la comparaison car sur RetroNews, la première page de L’Étoile de France est déchirée.
– 2 – Ce texte est paru également dans L’Étoile de France du 2 mai 1883 (nous n’avons pas pu faire la comparaison car sur RetroNews, la première page de L’Étoile de France est déchirée). Marie Krysinska dans son article « Les Cénacles artistiques et littéraires – Autour de Maurice Rollinat » paru dans La Revue du 15 août 1904, pages 477 à 491, écrit : « Empruntons quelques alinéas à un article que d’une plume écolière, mais convaincue, nous écrivions dans feu Etoile de France (2 mai 1883) » (page 485).
– 3 – Lorsque Marie Krysinska écrit : « M. Monselet se demande ce que serait Rollinat si Baudelaire n’avait pas existé », elle fait référence à l’article de Charles Monselet intitulé « Chronique – Les Névroses » paru dans L’Évènement du 6 mars 1883, page 1.
– 4 – Le poème « La Sauterelle » a été publié dans Les Névroses, pages 152 à 155. Ici, Marie Krysinska a repris les strophes 1, 4, 5, 7 et 9 (sur 10).
– 5 – Le poème « La Vache au Taureau » a été publié dans Les Névroses, pages 170 à 174. Les vers cités correspondent aux quatre premières strophes.
– 6 – Les vers « Et comme un criminel (…) Et de mort. » sont extraits des strophes 2 et 4 du poème « Nuit tombante » (Les Névroses, pages 140 à 142). Il faut lire : « Noire et plus solitaire / Qu’un remord : », à la place de : « Noire et plus solitaire / Qu’un renard. ».
– 7 – Hans Memling (né entre 1435 et 1440 à Seligenstadt, petite ville située à vingt km de Francfort-sur-le-Main, Allemagne, et décédé le 11 août 1494 à Bruges, Belgique) est un peintre primitif flamand. « L’art de Memling a connu une très grande popularité à la fin du xixe s. et a passé pour l’expression la plus haute de la peinture flamande du xve s. » peut-on lire dans l’encyclopédie Larousse. En faisant cette comparaison, Marie Krysinska pensait peut-être au triptyque « Le Jugement dernier » (Musée Narodowe de Gdansk), tableau très connu d’Hans Memling, où on voit à gauche les âmes entrer au Paradis et à droite aller en Enfer.
– 8 – Les vers « Le Ciel est le palais des Ames (…) des bonheurs éternisés. » correspondent aux deux premières strophes du poème « le Ciel » (Les Névroses, page 46).
– 9 – Les vers « C’est l’éternelle dame en blanc, (…) qu’en tremblant. » correspondent à la première strophe du poème « Notre-Dame la Mort » ((Les Névroses, page 384).
– 10 – Lorsque Marie Krysinska évoque Jean de La Fontaine, elle pense vraisemblablement à la fable « Les deux Pigeons ».
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