Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
L’Écho de Paris
Jeudi 29 octobre 1903
Page 1.
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
Le Chantre des Frissons
De la Peur, des Spasmes et de la Mort
Aucun homme n’eut sans doute jamais, au même degré que Maurice Rollinat, l’obscure et douloureuse conscience de sa destinée. On pourrait dire que le dénouement pitoyable qui vient de clore son existence de poète des ténèbres réfugié plutôt craintivement qu’amoureusement dans le giron de la nature lui fut révélé par une sorte d’équivoque pressentiment dès son adolescence, et que, depuis lors, il traîna le fardeau de cette divination durant de longs jours de perplexité et d’alarme. Son œuvre proclame à chaque page son état de blestrisme et d’hallucination passionnelle. « Ce fut un hanté et un épouvanté de tout devant les visions immatérielles et intangibles qui lui apparurent derrière toutes les choses de la vie, remarque justement un de ses plus hautains critiques. Ni Baudelaire ni Poe n’ont souffert plus continuellement de ce mal mystérieux qui, tout vague qu’il soit, oppresse l’âme autant que l’objet le plus lourd et le plus physique, et auquel le visionnaire préfèrerait la vue nette et positive de l’enfer. » Rollinat ne cessa d’être supplicié par des affres mortelles.
Lorsque disparut Maupassant, on voulut trouver des symptômes de son mal dans un conte de terreur et de troublante perplexité : le Horla. C’est que tous les romans et nouvelles de l’auteur de Boule de Suif annoncent la force dans la sérénité, la claire puissance d’un écrivain sûr de sa maîtrise et d’une observation solidement étayée dans le réalisme de la vie. Il ne semblait pas qu’il y eût, chez ce souverain conteur, de nombreux témoignages irrécusables d’incertitudes intellectuelles. Chez Rollinat, bien au contraire, l’âme du poète planait continuellement dans le noir avec des tire-d’ailes nerveux et effarouchés, des zigzags furtifs, ombrageux, alarmés de chauve-souris voletant dans une atmosphère de sombres hantises, de vertiges criminels, de cauchemars diaboliques, de rêveries angoissantes et funèbres. Même dans la paix des champs, dans cette retraite sereine qu’il s’était choisie au milieu des sauvages brandes de sa lande berrichonne, sa subtilité perverse évoquait encore et toujours la peur, qu’il qualifiait de « reine de l’ubiquité ». Il ne pouvait s’empêcher, en effet, malgré ses apparences nouvelles de paysan assagi et positif, de peupler de fantômes et de larves sa solitude profonde et aussi de convulser d’effroi la bouche close du silence. Dans la vespérale torpeur des longues après-dîners, Satan, croyait-il, – et nous avouait-il, – lui faisait sans cesse de grimaçants appels.
Il pensait cependant, dans les vers rustiques de ses dernières œuvres, pouvoir dégager la sensation apaisante des vallons, des prairies et des bois. Encore s’attardait-il trop volontiers à chanter le venin des vipères, dont il croyait sentir autour de son cou les onduleuses et sifflantes cravates. Son goût se portait de préférence vers les essences maudites de la campagne, et il aimait à exprimer la virulence toxique des difformes champignons verts ou à montrer dans les venelles fleuries le crapaud pustuleux et visqueux. Puis l’horreur des ténèbres le reprenait et il lui fallait chanter l’agonie et la purulence des choses, le décès de la nature sous le blanc linceul des hivers. C’est ainsi que lorsqu’il supposait faire vibrer, comme une douce sonnerie d’angelus dans le métal parfois fêlé de ses rimes, l’harmonie des aurores ou la mélancolie des crépuscules, on percevait toujours et malgré tout, parmi le carillon de ses stances et sonnets, une manière de glas sinistre, le glas qui était en lui et qui s’en évadait, monotone, sépulcral, lamentable, sans qu’il parvînt vraiment à en pouvoir transposer la note. Il était prédestiné à rester un croque-mort lyrique.
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Tous ses nombreux et sincères amis pourront le reconnaître, Maurice Rollinat, bien qu’il ait toujours été le plus aimable compagnon du monde, ne conçut, ne sentit, n’aspira, n’interpréta guère la vie qu’à travers la tyrannique et obsédante vision de la mort. Ce fut une sorte de Hamlet épris de philosophie nécrophilesque, et qui rechercha avidement les piqures de cette Tarentule du chaos, qu’il mit en musique singulière dont la spleenétique mélodie était entrecoupée de rires stridents et fous. Ses fidèles n’ont point oublié le frissonnant passage qu’il accentuait si fébrilement d’une voix de tête :
Entendez hurler les manchots
De la camisole de force !
La Tarentule du chaos
Guette la Raison qu’elle amorce.
Barbey d’Aurevilly avait nommé le poète des Névroses « un démoniaque dans le talent ». Ce fut, en effet, un démoniaque devant l’inconnu et qui eut le tremblement des démoniaques devant le démon. Ce fut un poète de la famille du Dante, qui tourna mal en tombant dans le monde moderne, où l’enfer, qui était sous terre jadis, est actuellement dessus.
L’auteur des « Diaboliques » disait vrai. Rollinat fut le Rhapsode de toutes les damnations et de tous les abîmes d’humanité ; les cris des suppliciés de la vie, les voix solliciteuses des profondeurs occultes, les lamentations des crucifiés du doute, de la douleur et de l’épouvante semblaient se mêler, éplorés, dans ses chansons de gouffre, de ruines, de ténèbres, de larmes et d’agonies lentes.
Il écouta surtout sourdre en lui les démonialités de son enfer intime. A Paris comme dans la Creuse, il affectionna de demeurer prostré sur soi-même complaisamment et il cultiva avec de particulières ivresses ses germes de démence et sa prédestination à une déchéance intellectuelle dont il attirait et rejetait l’image avec une égale force :
Mon rêve est plein d’ombres funèbres,
Et le flambeau de ma raison
Lutte en vain contre les ténèbres
De la folie…………… à l’horizon.
En vain prêtait-il, vis-à-vis des amis, à sa vie de Fresselines des charmes bienfaisants et réparateurs, en vain vantait-il la gaieté de sa maisonnette aux paisibles perspectives, aux volets verts, aux clairs carreaux extasiés, et chantait-il ses murs lumineux tout fleuris de rosiers. Il savait bien qu’un mal latent le rongeait, le tenaillait, paralysait ses rêves d’avenir, et qu’il était, en dépit du grand air, de l’exercice violent, de l’affection de son curé et de sa passion pour les tortueuses manigances de la pêche à la truite, à la merci du premier choc imprévu qui viendrait étoiler son crâne voué à la vésanie, au vertige, à l’hallucination. – La peur, ce frisson noir de sa pensée, la peur aux invisibles mains, la peur aux lèvres froides et vénéneuses, depuis longtemps l’avait averti.
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On sait que la compagne du poète mourut récemment en des crises atroces du virus rabique, à l’Institut Pasteur. Ce fut ce qui détermina pour Rollinat le fatal coup de pouce du destin. Or le chantre des frissons, des spasmes et de la mort qui, dans ses œuvres poétiques, s’efforça de peindre toutes les misères physiques qui puissent atteindre les humains et qui surtout rechercha les délires convulsifs et tragiques, s’avisa de composer une pièce terrifiante toute empreinte de panique et d’effroi qu’il intitula précisément : l’Enragée. N’est-ce point augural symptomatique et saisissant ?
Je vais mordre ! Allez-vous-en tous !
La nuit tombe sur ma mémoire
Et le sang monte à mes yeux fous !
Voyez ! ma bouche torse et noire
Bave à travers mes cheveux roux.
. . . . . . . . . . . . . . .
Holà ! Je sens dans ma mâchoire
Un abominable courroux :
De grâce, arrière ! Sauvez-vous !
Je vais mordre !
Quand il rima ces vers, le pauvre Rollinat n’avait point encore fait connaissance de celle qui devait l’entraîner dans la tombe, mais son étrange génie divinateur lui avait montré la vision de l’Enragée arc-boutée dans la crise féroce, hoquetante, écumante, crispée, le regard révulsé, prête à s’élancer pour happer ses proches et les suppliant de se sauver. Dans ses chapitres des Ames, des Luxures, des Refuges, des Spectres, on rencontrerait bien d’autres témoignages de cet état de surnaturel pressenti qui lui était si familier. Aussi bien avait-il la nette conscience de sa fragilité lorsqu’il composa son épitaphe qui résume nettement l’opinion synthétique qu’il professait sur sa propre individualité :
Ci-gît le roi du mauvais sort,
Ce fou dont le cadavre dort
L’affreux sommeil de la matière,
Frémit pendant sa vie entière
Et ne songea qu’au cimetière.
Jour et nuit par toute la terre
Il traîna son cœur solitaire
Dans l’épouvante et le mystère,
Dans l’angoisse et le remords.
Vive la mort ! Vive la mort !
Illustration : Rollinat chantant au piano, d’après l’aquarelle de Béthune.
La mort est venue à son heure ! – Elle coqueta longtemps avec lui, ne voulant point sacrifier trop tôt son poète préféré, son évocateur et son amoureux le plus sincère. Elle le toucha au front et sut le ravir aux lentes souffrances de la démence murée et exaspérée dans les cachots des aliénistes.
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Comme tous ceux qui ont connu et aimé le cher poète qui vient de disparaître et qui vécurent dans son intimité affectueuse aux heures de sa jeunesse sombre, sarcastique et singulière, je ne saurais oublier l’homme impressionnant, hoffmannesque, extraordinaire que fut Rollinat.
Il exerça sur tous ceux qui l’approchèrent une impression spéciale, caractéristique, exceptionnelle, ineffaçable. Il était bien l’homme et l’acteur de son œuvre, qui ne prenait toute sa valeur qu’interprétée par lui. Seul, ce bijoutier du macabre savait sertir et mettre en lumière profonde les colorations lapidaires de son verbe. Il fallait peu le prier pour qu’il déclamât les pièces les plus ruisselantes d’inouïsme de son répertoire. Il se grisait aisément de sa personnalité et de sa virtuosité plus encore que des éloges qui étaient comme la rosée nécessaire à la floraison de son talent. Aussitôt qu’il était lancé, échauffé par une atmosphère de sympathies, rien ne l’arrêtait plus. L’œil en feu, le geste démoniaque, la main fantômale, rejetant, d’un geste en arrière, les boucles de sa chevelure qui tombaient en branches de saule-pleureur sur son front noblement triste, il chantait d’une voix pénétrante, inexprimable : Le Mort dans le brouillard, ou bien : Le Meneur de loups, sinon : Les Blanchisseuses du Paradis. Et jamais il ne se lassait ; jamais il ne donnait la plus légère sensation de satiété. « Encore, Rollinat ! Encore ! » disait-on. Alors le diseur à physionomie composite de Taillade, de Paganini, de Baudelaire et de Rubinstein relevait de nouveau les boucles folles qui lui empanachaient le regard, et toussant, proférant des hum ! hum ! satisfaits, il plaquait de nouveaux accords et chantait volontiers de sa voix vibrante et ténébreuse des couplets pleins de frissons, de voluptés, d’effroi et de mystère.
Quand on avait entendu sa musique incorrecte et indisciplinée, qui embarquait la pensée vers l’ailleurs, on devenait incapable d’écouter les plus illustres romances aux sentimentalités niaises et poncives.
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Rollinat s’en va aujourd’hui au milieu des brumes automnales, dans cette limousine en planches qu’il évoqua si souvent tragiquement. Nous regrettons surtout en lui le prodigieux interprète de son œuvre, l’homme étrange, au vocabulaire pittoresque, saisissant, imagé, et qui impressionna tant les intellectuels de sa génération. C’était, à coup sûr, depuis vingt ans, un disparu pour la grande majorité du public ; mais, pour tous ceux qui furent ses proches et ses admirateurs, il demeurera éternellement silhouetté dans le clair-obscur des souvenirs, car il apportait avec lui infiniment plus que du talent, je veux dire une physionomie vraiment exceptionnelle, qui sut se spécialiser inoubliablement par des gestes, des attitudes, une diction et un verbe fulgurant que personne, désormais, ne saurait de nouveau incarner.
OCTAVE UZANNE.
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Dans cet article, Octave Uzanne ne voit que le côté macabre de Maurice Rollinat. Il ignore, volontairement ou non, tous les poèmes champêtres et ceux destinés aux enfants.
– 2 – La citation du premier paragraphe (« Ce fut un hanté (…) de l’enfer. ») est de Jules Barbey d’Aurevilly. Elle est extraite de l’article Un poëte à l’horizon ! paru dans le n° 17 de Lyon-Revue de novembre 1881, pages 629 à 635, puis dans Le Constitutionnel du 2 juin 1882, page 3, et dans Le Parnasse du 15 juin 1882, pages 4 à 6.
– 3 – L’expression « un démoniaque dans le talent » de Jules Barbey d’Aurevilly est extraite de l’article Les Névroses par M. Maurice Rollinat, paru dans Le Constitutionnel du 6 juillet 1883, page 3.
– 4 – La compagne de Maurice Rollinat, Cécile Pouettre, n’est pas morte de la rage à l’institut Pasteur. Entrée le 23 août 1903 dans une maison de santé située au 130, rue de la Glacière à Paris, Cécile Pouettre décède le 24 août 1903 (voir Émile Vinchon, La vie de Maurice Rollinat, page 283). Les causes du décès ne sont pas connues mais sont peut-être liées au fait qu’elle prenait de la morphine pour ses douleurs.
– 5 – Maurice Rollinat n’est pas mort fou. Le Docteur Dheur, médecin-adjoint de la maison de santé d’Ivry où Maurice Rollinat est décédé le 26 octobre 1903, a rompu le secret médical, certainement pour couper court à tous les faux bruits qui couraient, dans l’article « La mort de Rollinat » paru dans Le Matin : derniers télégrammes de la nuit du 3 novembre 1903, page 2, où on peut lire : « Rollinat n’a jamais été privé d’aucune de ses facultés mentales. Il est mort d’un marasme physiologique contre lequel aucuns soins ne pouvaient prévaloir. ». Il est vraisemblable qu’il était atteint d’un cancer colorectal.
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