Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

L’Écho de Paris

Jeudi 11 août 1898

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(Voir le texte d'origine sur Gallica)

 

 

Une Maison de Poète

Ne pouvant, cette année, prendre de longues vacances et retenu par l’incessant travail de notre métier de paresseux (au dire des sots), je rayonne, faisant autour de Paris des fugues de quelques jours. Cette fois-ci, la fugue fut lointaine. J’ai été voir un coin perdu de la France, un peu écarté déjà de la ligne du chemin de fer, Fresselines (le pays frais), sur les confins du Berry et du Limousin. Le site est charmant, haut perché sur une sorte de promontoire fait de collines ondulées ou de rochers à pic, entre les deux Creuses, la grande et la petite. Ce sont d’exquises rivières, encaissées, presque toujours dans l’ombre qui fait presque noires leurs eaux pourtant pures. Sur les bords, dans l’escarpement des rochers, les châtaigneraies reflètent dans l’eau leurs vertes frondaisons. Une vraie campagne de terriens, parfaitement incivilisée, aimable à l’aube, puissante au midi, mélancolique au soir, avec le grand repos presque terrifiant des nuits. Là m’attendaient des hôtes aimables, chez le poète Rollinat. Il m’avait promis un beau pays et – le traître ! – des pêches miraculeuses. J’arrivai l’imagination hantée par la pensée de truites énormes, de barbillons invraisemblables, de légendaires saumons… Mais les poissons de la Creuse se montrèrent insensibles aux plus séduisants appâts. Je chercherais en vain, en ma vanité de pêcheur, à me persuader que ma réputation de dépeupleur de rivières les fit se tenir cachés en leurs retraites. La vérité, la triste vérité, c’est que là, comme partout en France, le gibier et le poisson disparaissent, n’étant plus défendus contre la rapacité imprévoyante des habitants. Une très fausse conception de la liberté et de la tolérance amènera en peu de temps, si on n’y prend pas enfin garde, la destruction complète des ressources naturelles de notre pays. La chasse et la pêche étaient, elles aussi, des mamelles de la France. On les laisse tarir. Et le mal est d’autant plus grand que, au profit qu’on y trouvait, se joignait un plaisir, un plaisir qui n’est pas sans avoir un profit moral. Salubre distraction des bourgeois citadins, la chasse et la pêche, bien aménagées et défendues du braconnage, éloignaient le paysan du cabaret. Il y avait quelque chose d’utile dans cette école de patience et d’adresse. Et nous voilà réduits aux récits légendaires d’autrefois, en préparant les lignes inutiles et les décevantes amorces…

Mais, dans cette rustique maison de fermiers, par les chaudes après-midi et les douces soirées, j’ai eu la joie des chansons. Rollinat a fait cette chose peu commune : poète de la Nature, il a été vivre en elle. Comme le paysagiste qui exécute son tableau dans la vibrante atmosphère du plein air, les impressions qu’il fait passer en nous ne sont même pas des souvenirs. Il les écrit, immédiates et vivantes, sous la dictée des choses et sous le coup de l’émotion qu’elles éveillent. De là sa sincérité, qui lui fait une place à part, comme poète et musicien, parmi les poètes et les musiciens si habiles de notre temps. Non pas qu’il ne soit habile lui-même, maître des rimes et des rythmes. Mais son habileté ne crée pas la sensation : elle la traduit, la sert et lui obéit. Ah ! l’heureux homme et combien il fut bien inspiré, ce lettré affiné, à qui rien de Paris n’était étranger, et qui a su restreindre le cercle de sa vie pour ne pas la disperser ! Quelle heureuse et reposante et féconde ignorance il s’est faite de tant de choses qui nous semblent essentielles à nos existences et n’en sont que le trouble et la négation ! Et comme il est doux et sain, au moins pour des journées, puisque les mois ne sont pas à nous, de prendre de ces bains de grand air où l’oubli nous enveloppe de tout ce qui nous fait inquiets en nos quotidiennes agitations.

Le soir vient. C’est d’abord la splendeur des ciels, où la lumière oblique des rayons du soleil qui descend met ses tons de feu, puis ses tons roses, enfin sa dernière illumination verdâtre, aux nuages moutonnant sur l’azur qui pâlit. Les rivières en leurs ravins deviennent sombres, mystérieuses ; la forme des arbres de leurs rives s’altère peu à peu, et, en s’altérant, grandit. Cependant quelque arbre au feuillage clair, isolé, se profile, dentelle noire d’éventail, sur l’horizon qui se fait plus lointain. La terre a des odeurs plus fortes, respiration parfumée de la Cybèle qui s’endort. Les bruits lointains s’entendent mieux, plus perceptibles, moins expliqués. Une lampe s’allume à quelque chaumine ; une étoile s’allume au ciel. Ici, la vie restreinte de l’homme ; là-haut, l’infini qui s’ouvre pour lui. Et, de cette double évocation de ce que la vie a de plus simple et de plus humble et de ce que la nature a de plus auguste en son immensité sans bornes, il naît je ne sais quelle terreur religieuse, conseillère de pitié, enseigneuse de bonté. Le monde nous écraserait, si nous ne le remplissions d’amour…

C’est une gloire de l’art de notre temps, sous toutes ses formes, qu’il est revenu à la Nature, qu’il y est revenu sincèrement. Certes, elle n’est pas tout. L’âme et le cœur humain sont des mondes aussi, qui ont leurs aurores, leurs midis éclatants et le mystère de leurs nuits à l’horreur sacrée. Mais je ne crois pas qu’il y ait de grand poète sans le rappel constant des impressions de la nature. L’homme abstrait se prête à l’analyse : la nature est la source de l’imagination, qui est presque toute la poésie. Le dix-huitième siècle discuta longtemps la question de savoir si un aveugle de naissance pouvait acquérir certaines idées, certaines notions. Je gagerais qu’en tout cas un aveugle-né ne saurait être un poète… Et ce qui me fait penser que, parmi les habiles manieurs de mots de notre époque, dont quelques-uns sont de prodigieux jongleurs, il se trouve peu de poètes vrais, c’est que bon nombre d’entre eux écrivent comme des aveugles, nourris, d’ailleurs, et je dirais volontiers farcis de bonne littérature. Les vrais poètes n’ont pas besoin d’érudition et je vais même jusqu’à penser qu’ils n’ont pas besoin d’un vocabulaire trop riche et trop précieux. La curiosité des effets purement littéraires a desséché l’inspiration de certains. De même que Racine a exprimé à peu près toutes les nuances de la passion et du sentiment avec un vocabulaire très restreint, Lamartine a fait passer en nous presque toutes les sensations que peut donner la nature avec une langue relativement pauvre. Notre poésie contemporaine vit et meurt, à la fois, de science. Banville, à ce point de vue, fut un mauvais maître. Ses élèves sont semblables à ces pauvres enfants qu’on disloque et qu’on couvre de paillettes, qui nous étonnent en leurs exercices, mais qui, lorsqu’ils sont descendus de la corde du bateleur, ont une allure contrainte et une tournure maligne et navrée. Le poète, quand il vit trop à Paris et dans les milieux littéraires, tourne vite à la pose dans sa vie, à la manière dans son art et à l’ironie dans son esprit. Ce que j’aime dans la vie de la campagne, c’est qu’elle déconseille la « blague », cette nourriture empoisonnée de tant d’hommes parmi nous. Les simples railleurs s’ennuient aux champs. Dans le silence des nuits, on écoute le cri d’un grillon, la note mélancolique de la chanson divinement monotone du crapaud. On n’y entendrait pas, on y goûterait peu, en tout cas, le venin d’un « mot de la fin ». Qui de nous n’a connu, avec des êtres aimés, ces promenades silencieuses dans les bois, où l’harmonie des sensations n’a pas besoin de s’exprimer par des paroles ? Peut-être ces silencieux qui passent, en leur mutisme fils de l’émotion, sont-ils les plus grands poètes du monde ? J’ai toujours cru qu’il y avait ainsi des âmes supérieures, ignorantes de l’art d’exprimer leurs émotions ou même dédaigneuses de vouloir l’essayer ? Mais les poètes sont encore grands dont l’art est sincère, et qui, même disant les choses avec quelque artifice, ne les disent qu’après les avoir vues et ressenties : et c’est ainsi que font ceux qui, voulant chanter la nature, commencent par aller écouter eux-mêmes son éternelle chanson.

NESTOR.

 

Remarque de Régis Crosnier : « NESTOR » est un pseudonyme utilisé par Henry Fouquier (voir Jules Lemaître, Les contemporains : études et portraits littéraires – Troisième série (Librairie H. Lecène et H. Oudin, Paris, 1887, 367 pages), page 288).