Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

L’Écho de Paris

23 février 1892

Page 2.

(Voir le texte d’origine sur Gallica.)

 

 

LES DEUX « NATURES »

 

M. Maurice Rollinat vient de publier à la bibliothèque Charpentier un volume de vers intitulé La Nature. Les pacifiques poésies de l’auteur des Névroses semblaient devoir tracer tranquillement leur lumineux sillon comme leurs aînées. Mais voilà qu’une autre Nature, qui a paru il y a un an et n’est pas sans rayonnement elle non plus, se lève, réclame, rappelle son existence et demande à arrêter l’essor de son naissant homonyme. Cette autre Nature est celle de M. Jean Rameau.

M. Jean Rameau vient d’écrire à M. Charpentier pour protester contre l’emploi d’un titre qui, dit-il, lui appartient par droit de priorité.

Je suis allé chercher à la librairie Charpentier et Fasquelles quelques détails sur cet incident.

 

M. CHARPENTIER

Rue de Grenelle. Un joli hôtel au fond d’une cour, qui semble une maison de plaisance autant que d’affaires. Que de livres dans l’immense hall aux parois toutes luisantes de l’éclat jaune des couvertures ! on se croirait entre deux murailles de beurre frais. Que d’ouvrages florissants qui iront demain moisir dans la nécropole des quais !

Le cabinet de travail de l’aimable éditeur, tout décoré de bibelots artistiques, est dominé par des souvenirs de deux grands amis qui comptent parmi les principales colonnes de la maison : un buste très vivant de notre cher maître Goncourt et une curieuse esquisse représentant l’arbre généalogique des Rougon-Maquart, tels que Zola les imagina lorsqu’il conçut la filiation de cette famille devenue historique.

M. Charpentier est de taille moyenne, et porte sur de robustes épaules une tête caractéristique éclairée par des yeux marrons d’une intensité remarquable, garnie de cheveux gris en coup de vent, et à laquelle une moustache martialement retroussée donne un faux air militaire. Au moment où j’arrive, il est en train de travailler paisiblement devant les fenêtres ouvertes sur son jardin, inondées d’un bon soleil bien imprévu ces jours-ci, et qui laissent déjà pénétrer un gazouillis de moineaux.

– En effet, me dit-il, j’ai reçu une lettre de M. Jean Rameau : il me dit qu’il a publié un volume de vers intitulé Nature ; que je viens d’en éditer un autre de Rollinat sous le titre La Nature (avec l’article), que l’addition de l’article ne crée pas une différence suffisante ; que cela peut amener une confusion ; que, de plus, il y a dans les deux volumes des pièces ayant la même dénomination, notamment le Vent, la Libellule ; que ce double emploi devrait être évité ; que M. Rollinat serait sans doute fort vexé si quelqu’un lançait un livre sous le nom de Névroses ; que lui-même, J. Rameau, a jadis changé le titre d’un de ses romans Possédée en celui de Possédée d’amour, pour ne pas désobliger un confrère ; enfin il termine en émettant le vœu qu’un comité d’auteurs et d’éditeurs se réunisse pour parer désormais à de pareils inconvénients.

L’incident ne me paraît pas aussi grave que le dit M. Jean Rameau. Il y a bien trois ans que Rollinat m’avait indiqué que le titre de La Nature, qui est extrêmement général et qui, par suite, appartient à tout le monde et n’appartient à personne. Il a dû servir bien des fois depuis Lucrèce ! Je me suis rappelé, en effet, le volume de M. Rameau, mais je n’ai pas cru que son antériorité m’empêchât d’utiliser le même titre. Remarquez qu’il s’agit de vers et que les lecteurs qui les achètent savent parfaitement ce qu’ils font, ils ne choisissent pas au hasard ; ils se décident non pas sur le titre, mais d’après le nom de l’auteur, et il n’y a pas de danger qu’ils confondent deux poètes.

Pour un roman, la chose est un peu plus délicate, parce que le titre de l’ouvrage joue un grand rôle. Il se produit quelquefois des réclamations entre confrères à ce sujet. On y satisfait par des concessions réciproques. Nous avons changé Le premier amant d’Arsène Sylvestre en Un premier amant pour ne pas gêner Georges Duval ; Bête noire, de Theuriet, est devenu Madame Heurteloup pour respecter les droits d’Edouard Cadol. Et aujourd’hui nous demandons au même Edouard Cadol de renoncer à Raymonde comme titre de son nouveau roman afin de ne pas nuire à Theuriet.

Tout cela s’arrange avec de la courtoisie et de la tolérance.

Quant à remédier au mal d’une manière générale, c’est bien difficile. Il faudrait pour cela posséder un catalogue universel de tous les ouvrages possibles, depuis soixante ans et plus, et classés par titres. Il en existe bien un, le Lorenz ; mais il n’est jamais au courant ; la dernière édition date de 1880. On a beaucoup publié depuis.

En attendant mieux – si le mieux peut venir – passons-nous beaucoup de choses entre camarades. Et puis, deux volumes désignés de la même façon se servent quelquefois l’un l’autre : en demandant le premier on a l’occasion d’entendre parler du second : c’est toujours cela de réclame ! »

En effet, pas si maladroite après tout, la lettre de M Jean Rameau ! Ne voilà-t-il pas un article sur son livre et sur celui de M. Rollinat ? Tant mieux pour les deux Natures !

G. STIEGLER.

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – Gaston Stiegler (né le 17 novembre 1853 à Paris, décédé le 2 août 1931 à Bailly, Seine-et-Oise) est un homme de lettres et un journaliste. Il collabore au Matin et à divers journaux dont L’Écho de Paris (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12997503z).

– 2 – Jean Rameau est un pseudonyme utilisé par Laurent Lebaigt (né le 19 février 1858 à Gaas, Landes, et décédé le 21 février 1942 à Cauneille, Landes), romancier et poète ; il a été membre des Hydropathes (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb12109556s).

– 3 – L’intégralité de la lettre de Jean Rameau a été publiée dans La Liberté du 20 février 1892, page 2.

– 4 – L’auteur écrit : « la librairie Charpentier et Fasquelles » ; le nom de l’éditeur Eugène Fasquelle ne prend pas de « s » à la fin.

– 5 – Il faut bien évidemment lire « Rougon-Macquart » à la place de « Rougon-Maquart ».