Dossier Maurice Rollinat

 

MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE

Portrait de Maurice Rollinat par Catherine Réault-Crosnier.

 

L’Artiste – Revue de Paris – Histoire de l’Art contemporain

Avril 1884

Pages 266 à 270.

(Voir le texte d’origine sur Gallica)

 

 

(page 266)

 

UN POÈTE DE LA DÉCADENCE LATINE

MAURICE ROLLINAT

 

Il est des livres qui sont plus que des dates de l’histoire littéraire, des symptômes pour le diagnostic d’une civilisation. La formule de M. de Bonald s’applique plus étroitement encore à la poésie qu’à la littérature proprement dite, et les Névroses ont navré tous les penseurs latins, car elles accusent la plus épouvantable décadence. Ce livre, esthétiquement, d’un art étrangement remarquable au point de vue sociologique, est un glas : la décomposition occidentale ne s’était pas encore étalée d’une façon aussi naïvement terrible, et ces poésies-là sont la fin d’une poésie. Cette déclaration dénuée d’euphémismes me fait quitte avec l’implacable vérité et je rendrai toute justice à Rollinat en établissant deux points qui sont tout son procès devant l’opinion : sa sincérité et son originalité en face de Poë et de Baudelaire.

Comme un sabouleux de la Cour des Miracles, comme un acteur dans un drame réaliste, on peut feindre un mal physique ; mais on ne peut pas feindre en quelques milliers de vers des sentiments artificiels ; le cabotinisme du livre n’a jamais dupé que des bourgeois. Qui osera écrire, après avoir lu les Névroses, que l’auteur est d’un tempérament sain, qu’il y a équilibre entre son système nerveux et son système musculaire ? Au-dessous du cas métaphysique, il y a dans Rollinat un cas morbide : son livre a la fièvre. Les doutes sur sa (page 267) sincérité ne sont nés que de plumes bourgeoises, de critiques vieux et seuls, qui ne sont point dans le mouvement littéraire ; car les poètes d’aujourd’hui ne vivent pas dans des tours d’ivoire ; Rollinat surtout qui a traversé tous les cénacles aurait été démasqué par ses anciens camarades s’il avait grimé son œuvre ; et tous ceux qui le connaissent et qui ont parlé des Névroses n’ont pas émis le moindre soupçon sur leur sincérité sans bornes ; car si Rollinat eût été l’habile grimacier du macabre qu’on veut dire, est-ce qu’il eût commis ce regrettable Soliloque de Troppmann, et cette très regrettable Vache ou Taureau ? Quant à l’accuser de pasticher Poë et Baudelaire, cela est absurde. Eux et lui sont poètes macabres, c’est-à-dire poètes de cimetière (macaber, hébreu) ; et pour être compris sous la même rubrique, ils n’en sont pas moins si différents qu’il faut la superficialité de critiques qui n’ont rien lu ou rien compris de ce qu’ils lisaient pour les assimiler les uns aux autres. Le caractère de Poë, c’est d’avoir appliqué la formule algébrique, le cadre mathématique au fantastique ; il est le savant du macabre. Baudelaire, qui après avoir grincé des dents sait sourire, a un goût très sûr de latin, et la grâce et le souci de l’effet artistique, c’est le dandy du macabre. Rollinat, lui, en est le paysan, et partant le plus intense des trois à n’envisager que la force d’impression. La critique, en jugeant les Névroses, ne connaissait pas le premier recueil de Rollinat, Dans les Brandes, qui éclaire singulièrement la question d’originalité. Rollinat est là, tout entier, en prémisses, les Névroses ne sont que le développement logique du gars berrichon filleul de Sand, et transplanté dans l’extrême civilisation parisienne.

Memento quia pulvis es, qui sert de frontispice, a de l’envergure :

Crachant au monde qu’il effleure
Sa bourdonnante vanité,
L’homme est un moucheron d’une heure
Que veut pomper l’éternité.

La première strophe est caractéristique. Ce qui fait la saveur et la grandeur de Rollinat, c’est sa perception du néant humain.

Enfin l’homme se décompose,
S’émiette et se consume tout.
Le vent déterre cette chose
Et l’éparpille on ne sait où ;
Et le dérisoire fantôme,
L’oubli, vient, s’accroupit et dort
Sur cette mémoire d’atome

Après la mort.

Les Névroses sont divisées en cinq livres, et les pièces s’y groupent plus par leur caractère que par une conception philosophique particulière.

Dans la série des Ames apparait déjà l’obsession, car Rollinat est un (page 268) obsédé, dans le sens moyen âge du mot, et aucune poésie de l’an mil n’étant venue jusqu’à nous, la Fontaine du Crime, les Frissons, la Conscience, les Plaintes, l’Étoile du Fou, les Yeux nous donnent une idée de la poésie finissante d’un monde qui se sent finir.

Les Luxures ont été et seront très lues, parce que ce sont des luxures ; mais, outre que la conception parfois brutale n’est jamais banale, la douleur du plaisir pur y éclate, non la volupté animale et satisfaite des Baisers de M. Richepin.

Ce qui luit dans les yeux des vierges,
C’est un songe vague et tremblant,
Un songe végétal et blanc
Comme le nénuphar des berges.

Tant que l’Amour, dans ses auberges,
Ne leur sert que du vin troublant,
Ce qui luit dans les yeux des vierges
C’est un songe vague et tremblant.

Mais du jour où tu les héberges,
O Plaisir, hôtelier brûlant,
Ton souffle humide, âcre et violent,
Éteint, comme on éteint des cierges,
Ce qui luit dans les yeux des vierges.

Les Refuges sont le cœur de la femme aimante et le calme de la grande nature. On retrouve là, le poète des Brandes dans l’Arc-en-ciel d’automne, la Villanelle du soir, l’Ame des Fougères ; comme peintre des animaux, de paysages, comme rustique, Rollinat a souvent des Millet sous sa plume avec l’aggravation fantastique, car la chauve-souris de l’hallucination enveloppe toute son œuvre de ses ailes de velours froid. Le livre des Spectres, le plus puissant des cinq, s’ouvre par la Peur, morceau vraiment magistral, malheureusement trop long pour être cité ; et c’est tant pis, car la Peur est la muse même de Rollinat ; le mystère qui est au fond de tout, l’oppresse en une perpétuelle terreur. Pour lui, l’impression s’appelle, obsession ; la préoccupation, hantise ; l’idée fixe, envoûtement. De la décomposition d’une civilisation, il résulte pour ces sensitifs qu’on nomme « poètes » un phénomène formidable d’envoûtement ; et M. Rollinat est le grand envoûté de décadence latine ; il en est le possédé ; et M. d’Aurevilly l’a dit bien avant moi : « Le démoniaque dans le talent, voilà ce qu’est M. Maurice Rollinat en ses Névroses. C’est le démoniaque devant l’inconnu embusqué derrière tout, comme une escopette du diable, devenu le seul Dieu, et qui a le tremblement du démoniaque devant le démon. C’est ce tremblement, l’inspiration vraie de M. Rollinat qui fait sa puissance. »

M. Léon Bloy, le millénaire, un des étranges écricains de ce temps étrange, a consacré, il y a deux ans, une étude extrêmement remarquable à (page 269) Rollinat « … Je voudrais, dit-il, indiquer la dominante de cet esprit singulier, le plexus nerveux de cette poésie si profondément moderne et au fond si malheureuse de l’être. Je veux parler de la plus continuelle, de la plus possédante, de la plus cabrée épouvante de la mort. C’est ce que je nommais, un peu plus haut, la source unique de son inspiration. Sa terreur est très mystique et très humble, à la façon des premiers coupables dans les fresques naïves des Primitifs. Il ne voit pas de but à une chienne d’existence qui finit si mal, et il en éclate de douleur. Alors, il se tourne vers la nature et lui demande comme à une mère de le consoler et de le rafraichir… Tout à coup, il s’aperçoit qu’elle est aussi triste, aussi désolée, aussi mourante que lui-même… Rollinat a le pressentiment de ce secret de douleur universelle que saint Paul appelait le gémissement de toute créature… »

Les maitresses pièces sont longues et je suis forcé de choisir parmi les très courtes :

De ses grands yeux chastes et fous
Il ne reste pas un vestige :
Ces yeux qui donnaient le vertige
Sont allés où nous irons tous.

En vain, ils étaient frais et doux
Comme deux bluets sur leur tige.
De ses grands yeux chastes et fous
Il ne reste pas un vestige.

Quelquefois par les minuits roux,
Pleins de mystère et de prestige,
La morte autour de moi voltige,
Mais je ne vois plus que les trous
De ses grands yeux chastes et fous !

Le livre des Ténèbres commence ainsi :

L’homme est un farfadet qui tombe dans la mort,
Grand puits toujours béant sans corde ni margelle,
Et dont l’eau taciturne, éternellement dort,
Sous l’horreur qui la plombe et l’oubli qui la gèle.

A citer, il faudrait citer tout et je renvoie au volume qui finit par un De profundis fort beau, lequel est précédé de l’épitaphe d’une funèbre saveur et dont voici le dernier et terrible vers :

Vive la mort ! Vive la mort !

Rollinat a eu le courage d’intituler médicalement ses poésies : il a bien fait. Je ne crois pas qu’on puisse monter davantage les cordes de la lyre ; un cran de plus, et toutes les sept cassent, et les fibres du cerveau aussi. C’est le contre-ut de cet état psychique qui commence à Poë et qui finit à Baudelaire, dans le summum d’énervement où puisse atteindre un cerveau latin.

(page 270)

A un des mercredis de M. Charles Buet, le dramaturge du Prêtre, où l’on rencontre Barbey d’Aurevilly, François Coppée, le très prochain auteur du Vice suprême, et autres rares écrivains, je vis Rollinat pour la première fois. Après avoir causé de tout aussi bien que tous, il se mit au piano quand on l’en pria et chanta diverses pièces des Fleurs du mal, entre autres le Jet d’eau, la plus voluptueuse chose du monde. Oh ! pensait-on, c’est du Chopin pire ; puis il déclama le Corbeau ; l’horreur qu’il mettait dans le fameux « jamais, jamais plus » était indicible. Le Ver triomphant vint après cette page où Poë égale l’Orcagna. – Oh ! songeait-on, Baudelaire n’avait pas osé traduire Poë en vers ! Enfin il se décida à dire quelques-unes de ses romances. Il chanta : les Violettes, l’Ame des Fougères, les Yeux, l’Arc-en·ciel. Jamais la mélancolie noire, la tristesse navrante de l’esprit ne m’étaient apparues exprimées avec une intensité si effrayante, car la musique de Rollinat est aussi singulière que ses vers, et son dire complète trois éléments de véritable fascination esthétique. Certes, ceux qui étaient là sont des augures qui savent tous les secrets littéraires et qui ne pouvaient être dupes du procédé, si habile qu’il soit. Eh bien ! si le lustre eût été éteint quand Rollinat chanta le Revenant, ils eussent eu peur, ils l’ont avoué. C’est un mort qui revient régner par la terreur, sur celle qu’il n’a pu fléchir durant sa vie.

Sous ce triple rapport, poète, musicien, chanteur, Rollinat est unique ; l’entendre vous met dans un état d’énervement et de malaise indescriptible ; il tord les nerfs.

Littérairement, l’auteur des Névroses a eu l’insigne honneur d’être annoncé par M. d’Aurevilly et même d’être défendu par lui ; cette auguste protection a proclamé sa valeur, son originalité, et il est, malgré de grands écarts de goût, le plus intense des poètes actuels. Il prépare un troisième recueil de psychologie lyrique, l’Abîme humain, qui achèvera de faire grande sa place dans la littéraire contemporaine.

Rollinat est le ternaire de la poésie de cimetière ; et désormais le macabre a son triangle : Poë, Baudelaire, Rollinat. Mais je ne dissimule ni ne me dissimule que de tous les livres publiés depuis dix ans, les Névroses sont celui qui révèle le plus clairement l’effroyable décadence latine.

A. NEBO.

 

Remarques de Régis Crosnier :

– 1 – A. Nebo est un pseudonyme utilisé par Séraphin Péladan. Celui-ci a écrit une série d’ouvrages sous le nom générique de La décadence latine qu’il qualifie d’ « Éthopée en quatorze romans » (L’éthopée est une figure de pensée qui a pour objet la peinture des mœurs et du caractère d’un personnage. Cf. ATILF). Dans certains de ces ouvrages, nous trouvons le personnage de Nebo ou Nébo, par exemple dans Istar (1888), Cœur en peine (1890), A Cœur perdu (1892) ou La queste du Graal (1894).

– 2 – (page 267) À la place de « cette très regrettable Vache ou Taureau ? », il faut certainement lire « cette très regrettable Vache au Taureau ? ».

– 3 – (page 267) Maurice Rollinat n’est pas le filleul de George Sand, sa marraine religieuse est sa tante, Emma Didion. George Sand peut être considérée comme sa marraine littéraire.

– 4 – (page 268) Séraphin Péladan écrit « Rollinat a souvent des Millet sous sa plume ». Jean-François Millet (1814-1875) est un peintre français. Connu pour ses tableaux champêtres et ses scènes paysannes, il est l’un des fondateurs de l’école de Barbizon.

– 5 – (page 268) Les paroles de Jules Barbey d’Aurevilly sont extraites de son article « Les Névroses par M. Maurice Rollinat », paru dans Le Constitutionnel du 6 juillet 1883, page 3.

– 6 – (page 269) Celles de Léon Bloy proviennent de son article « Les artistes mystérieux : Maurice Rollinat », paru dans Le Foyer illustré des 17 septembre, 24 septembre et 1er octobre 1882.

– 7 – Le dernier paragraphe de la page 269 et le grand paragraphe du haut de la page 270 sont repris presque à l’identique de son article « Chronique parisienne » paru dans La Voix de la Patrie, n° 94 du 30 novembre 1882, pages 253 et 254.