Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Journal des débats politiques et littéraires
Lundi 4 juillet 1898
Page 2.
(Voir le texte d’origine sur Gallica)
MAURICE ROLLINAT CHEZ LUI
Maurice Rollinat, dans son horreur de la banalité, a eu la chance de rencontrer, non loin de son pays natal, un coin superbe de solitude et de fraîcheur que nul chemin de fer ne traverse et que les touristes n’ont pas encore exploité. Fresselines est un petit bourg campé en sentinelle sur un promontoire de rochers, au confluent de la Grande et de la Petite-Creuse. Couronné de bois épais, le village s’isole entre deux cours d’eau, dominant à perte de vue la profondeur des vallées, la vaste étendue des plateaux.
Pour goûter toute la saveur de cet admirable pays, il faut suivre les sentiers abrupts qui mènent de Crozant à Fresselines, par le fond de la vallée. Rien de plus pittoresque, ni de plus varié que la série de ces paysages. Parfois l’amoncellement des rochers entassés oblige à une gymnastique fatigante. Parfois, au contraire, on suit une allée ombreuse, tapissée d’herbe fine et de mousse. Tantôt au ras de l’eau transparente qui clapote dans le mystère des grands arbres penchés sur son miroir ; tantôt à flanc de colline parmi les châtaigners centenaires, noués et ravinés de bizarre façon, tantôt, enfin, suivant l’arête qui surplombe le lit de la rivière, le marcheur au pied sûr, au jarret solide, fait la plus délicieuse promenade qui se puisse imaginer. Il y a, notamment, sur ce trajet, deux ou trois vieux moulins, noyés dans la verdure parmi les rochers et les arbres, endormis en silence au bord d’écluses profondes comme des gouffres, dans un isolement sauvage et grandiose. Quelque vieille femme édentée, décharnée, à l’allure de sorcière, vous passe d’une rive à l’autre sans dire un mot, poussant à la perche un bac plat assez large pour porter tout un troupeau.
A chaque tournant, le site change, jusqu’au confluent des deux Creuses et au cirque de Puyguillon. Là, se rencontre une antique passerelle en bois vermoulu, près d’un groupe de maisons étrangement rustiques, dans un cadre de hêtres superbes, le tout surmonté d’un château sans grand caractère, mais placé à souhait pour la vue. L’ensemble forme un paysage d’un romantique achevé.
C’est dans le fond de cet entonnoir, abrité sous un de ces toits de tuiles moussues, que Maurice Rollinat a vécu quelques années et composé une partie de son œuvre.
Il habite aujourd’hui un peu plus loin sur le plateau, à l’extrémité du bourg de Fresselines, entre la Petite-Creuse et la route. Quittez la rivière, enfoncez-vous sous les bois épais, dans un étroit chemin creux, toujours ruisselant, que le printemps borde d’un fouillis de buissons, de ronces et de fleurs. En quelques pas, vous atteindrez la prairie, entourée de haies odorantes, au bout de laquelle apparaît la maison du poète.
Elle est basse, sans étage, en tous points semblable à celle des paysans de l’endroit, mais un brin coquette, parée de plantes grimpantes et de rosiers cachant la nudité des murs. Devant la barrière qui enclôt la petite cour, une mare où barbotent des canards et s’ébattent des oies ; puis la route et la pleine campagne. Sur le seuil de la porte sommeille Pistolet, le chien préféré du maitre, qui vient au-devant des amis en remuant faiblement la queue, les suit à la promenade avec une gravité comique, comme s’il avait conscience de s’acquitter ainsi des devoirs sacrés de l’hospitalité.
Voici Rollinat lui-même au milieu de ses chiens et de ses chats, tendant sa main loyale au visiteur, l’accueillant de son bon sourire, le tenant aussitôt sous le charme de sa conversation. Causeur merveilleux, illuminant de mots profonds le champ des idées, faisant saillir dans un relief étonnant les mots et les choses, hanté par le fantastique, amoureux du mystère, il est le créateur qui, par la puissance de son imagination, transforme tout ce qu’il touche. Il conte sa dernière pêche à la ligne, et c’est un drame qui vous suspend à ses lèvres ; il décrit une recette de cuisine : l’eau vous vient à la bouche.
Pêcheur et cuisinier, presque autant que poète et que penseur, Rollinat a toutes les originalités. Dans un coin de la salle à manger, – dallée comme tous les appartements, – des paquets de lignes de toutes les tailles, de tous les poids. En face, un râtelier de pipes. Prés de l’âtre, sous le vaste manteau de la cheminée, la gent canine et la gent féline allongées, assises, roulées dans les attitudes les plus variées de leur habituel farniente.
Dans le salon voisin, l’artiste a ses deux pianos, des esquisses et des toiles de ses amis, un beau masque de lui par Ringel, des gravures ou des plâtres représentant Beaudelaire, Edgard Poë, Lamennais, Beethoven, Chopin et, dans la belle saison, des fleurs partout.
Qu’il vous lise de ses vers ou vous joue de sa musique, Maurice RoIlinat est un enchanteur qui vous arrache au monde réel pour vous transporter en plein rêve. Personne plus que lui cependant n’a le sens de la forme et du rythme, la passion de la vérité, l’amour et l’admiration de la nature, l’ardent désir d’être précis, complet, de traduire la réalité sans la transposer. La grandeur et l’unité de son œuvre ne résident-elles pas dans l’éternelle tension de sa volonté vers le mot propre et unique, vers l’expression parfaite qui incarne l’idée sous les traits définitifs qu’elle doit avoir et la rend ainsi sensible à tous les yeux ?
Il faut entendre chanter le poète, quand il s’accompagne au piano, pour connaître la sincérité d’émotion qu’il a mise dans son œuvre. L’étrangeté de la note et du verbe s’accroît de celle de la voix, dont les ressources, le timbre, l’accent sont d’une originalité saisissante. Ceux devant lesquels il a interprété les Yeux morts, l’Aboiement des chiens dans la nuit, la Chanson d’automne, la Chanson de la perdrix grise, tant d’autres mélodies de sa composition, n’oublieront jamais le frisson qu’ont fait passer en eux ces évocations de la nature et du monde intérieur, l’émotion artistique d’une qualité si rare que leur a causée cet effort surhumain pour exprimer l’inexprimable.
Quand le poète est las de jouer, il prend une ligne, un pliant, son sac de pêche, siffle un ou deux de ses chiens, enfonce sur ses longs cheveux noirs un chapeau de paille à larges bords, chausse des sabots pointus comme en portent les gens du pays, serre ses jambes dans des molletières de cuir et dévale par le chemin creux derrière la maison jusqu’à la rivière. C’est là, sous les bois épais, dans son « cabinet de travail », comme il dit, qu’il rêve et qu’il écrit, après avoir tendu ses lignes, attentif au son du grelot avertisseur.
C’est là aussi qu’il vous lit quelquefois ses vers, tourmentant sa moustache d’un doigt nerveux, enfonçant dans vos yeux le regard de ses prunelles bleu pâle qui reflètent la nature vivante et la peuplent par instants de fantastiques visions. L’eau sombre et molle s’alanguit dans l’écluse, coule à peine, vient lécher négligemment les bords où mûrit l’herbe en fleurs. Des saules, des « vergnes » y trempent leur feuillage, l’ombragent de leurs troncs inclinés, vernissent sa surface de vertes colorations. Des fleurs de genêts y jettent un reflet d’or que le vent fait trembloter de rides légères.
Le soir vient dans l’éternel accompagnement des grillons. Le soleil descend derrière les grands bois, étend sur les prés et sur l’eau une nuance rose indéfinissable, dans laquelle se fondent les contours des choses. Voici l’heure de rentrer.
On va lever les lignes : avec quelle émotion ! Quelle joie si la truite, l’anguille ou le barbillon s’y débat dans les dernières secousses de l’agonie !
La nuit est proche. Le crépuscule commence à dégrader les couleurs, à effacer dans un gris uniforme les horizons, les rochers voisins, la rivière d’où monte une buée froide. Les bois sombres ressemblent à des voûtes de cathédrale où de rares oiseaux chanteraient encore avant de s’endormir. Le paysage, tout d’ombre et de silence, devient d’une tristesse effrayante, mystérieuse. Tandis que le poète vous guide par les sentiers encombrés de racines et de cailloux invisibles où se heurtent les pieds, ses beaux vers vous reviennent à la mémoire :
Le silence est l’âme des choses,
Qui veulent garder leur secret ;
Il s’en va quand le jour paraît
Et revient dans les couchants roses.
Là-bas, à Paris, à la même heure, les boulevardiers prennent le café sous l’éclairage blafard du gaz, lisent les journaux, contemplent d’un œil morne le va-et-vient monotone de la foule, écoutent vaguement les cris des camelots et le roulement continu des voitures, sans se douter de la splendeur des champs, des parfums tièdes et frais qui montent de la terre, de la paix qui tombe du ciel où s’allument les premières étoiles.
Maurice Rollinat est un sage qui sait le prix de l’indépendance, l’âpre douceur d’une vie solitaire vécue côte à côte et cœur à cœur avec la nature. Il a compris que l’art est d’autant plus grand qu’il est moins artificiel et qu’il nous fait pénétrer plus avant dans les profondeurs troublantes où s’élaborent en secret les merveilles de la matière et de la vie.
Jacques-André Mérys
Remarque de Régis Crosnier : Jacques-André Mérys est un pseudonyme utilisé par Pierre Blanchon (1867-1956) (https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb123405187).
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