Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
Gil Blas
Lundi 27 novembre 1882
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(Voir le texte d’origine sur Gallica)
ULRIC POITRINAS
C’est chez Mlle Gabrielle Réjane que je l’ai vu pour la première fois.
Si tout Paris ne connaît pas encore l’hôtel de la charmante actrice, on peut affirmer qu’il le connaîtra bientôt. D’abord, c’est près de la rue Fortuny ; les nombreux visiteurs qui se pressent tous les jours, de quatre à six heures, dans l’atelier de Sarah Bernhardt n’ont que deux pas à faire pour se rendre en sortant de là chez sa piquante camarade. Pour peu qu’ils portent un nom connu dans le monde des arts, de la littérature et de la finance, Mlle Réjane les accueillera avec la plus gracieuse cordialité.
C’est ainsi que j’ai eu l’honneur d’être reçu par la spirituelle comédienne que le Vaudeville a eu le grand tort de laisser partir et que les Variétés ont eu la bonne idée d’engager. (Il est vrai que ces deux théâtres appartiennent à la même direction, de sorte que les fautes de l’un sont aisément réparées par l’autre.)
– Mais Poitrinas ? Qu’est-ce que Poitrinas ?
– Attendez ! avant de passer à Poitrinas, il faut dire quelques mots de Rollinat, du fameux poète Rollinat, mis au monde par Sarah Bernhard, découvert par Coquelin cadet, présenté par Albert Wolff, expliqué par Jules Claretie, et dont tout Paris s’entretient depuis quinze jours. Il n’est pas permis d’ignorer Rollinat.
On en parlait donc chez Mlle Réjane et tout le monde s’accordait à dire que ce Rollinat était un homme réellement extraordinaire. On citait des vers tirés de son volume Les Névroses, un livre célèbre avant d’avoir paru, et chaque strophe était saluée par une salve d’acclamations. M. Mounet-Sully arrivant sur ces entrefaites, on le pria de réciter l’Amante macabre, admirable histoire d’une dame qui, à l’heure de minuit, sort de sa tombe et jette son suaire pour venir jouer du piano à un jeune homme qu’elle a connu au quartier Latin. Cette pièce eut un succès énorme.
– C’est bien indécent, s’écria Mlle Raymond, des Menus-Plaisirs, mais comme c’est beau !
Après cela, M. Mounet-Sully, superbement campé devant la cheminée, dit de sa voix fatale les Impressions de la cuvette d’une mondaine (sic) et tout le monde de s’extasier encore plus. Mlle Raymonde étouffait d’admiration; je vis le moment où l’on allait être obligé de la délacer.
C’est alors que Mlle Réjane prit la parole. La gracieuse comédienne n’avait encore rien dit ; elle ne s’était pas mêlée à l’enthousiasme général et s’était contentée d’adresser un petit sourire de remerciement à M. Mounet-Sully quand cet artiste avait récité les vers du nouveau poète.
– Oui, fit-elle de sa voix doucement railleuse, Rollinat ne manque pas de talent… Mais connaissez-vous Ulric Poitrinas ?
A ce nom, il y eut un mouvement de surprise dans l’auditoire. Mlle Réjane se tourna vers Coquelin cadet, resté jusque-là silencieux comme elle.
– Ils ne connaissent pas Ulric Poitrinas !
Coquelin cadet leva les deux bras au ciel et, brusquement :
– Noce et festin ! s’écria-t-il.
Et comme on le regardait sans comprendre :
– Je dis : Noce et festin !
Puis, d’une voix vibrante, il lança le quatrain suivant :
Ils sont couchés. Soudain, l’homme arrache les yeux
De la femme endormie à ses côtés – un ange !
Il les fait cuire, ainsi qu’il ferait de deux œufs,
Avec du sel, du beurre et du poivre – et les mange !
Un frisson d’épouvante et d’admiration avait couru dans tout l’auditoire. On battit des mains. Coquelin cadet s’était laissé tomber sur une chaise et hâletait, la bouche tordue, les narines frémissantes… M. Mounet-Sully avait disparu.
– Merveilleux ! superbe !.... splendide !... inouï ! criaient les auditeurs.
Et, tous, d’une seule voix :
– De qui est-ce ?
– Eh ! parbleu ! c’est de lui, c’est de Poitrinas ! Allons, poète, dit Mlle Réjane, venez jouir de votre triomphe.
Aussitôt, nous vîmes surgir, derrière le piano, un jeune homme au visage horriblement pâle, encadré dans une chevelure du plus sinistre noir : c’était Ulric Poitrinas. Mlle Réjane lui ayant dit quelques mots à l’oreille, sa pâleur augmenta (je n’aurais pas cru que ce fût possible), ses dents claquèrent et il se mit à loucher de mon côté. Je compris que l’aimable Gabrielle lui avait parlé de moi et que le pauvre jeune homme tremblait à l’idée de se trouver en présence d’un journaliste influent.
De même que son confrère Rollinat n’avait pu s’approcher sans trouble d’un rédacteur du Figaro, Ulric Poitrinas semblait me regarder avec inquiétude ; « il sentait que je tenais au bout de ma plume une partie de son avenir, non en vertu de mon autorité personnelle, mais à cause de ce journal si répandu qu’il peut en un tour de main tirer un artiste des ténèbres et le rendre à la lumière. » (Cette dernière phrase est peut-être un peu longue, mais elle n’est pas de moi et elle exprime si bien mes sentiments de modestie que je n’ai pas hésité à me l’approprier.)
– Allons ! allons ! dis-je au poète en lui tendant la main avec bonté, remettez-vous. Que diable ! suis-je donc si terrible ?
– Oh ! non, murmura-t-il, je sais que vous aimez à « encourager les beaux avenirs ». A ce titre, le mien vous appartient… Faites-en ce que vous voudrez.
Et voilà, chers lecteurs, comme j’ai été amené à vous présenter le vrai poète du jour, l’homme qui enfonce Rollinat, au dire même de celui qui avait d’abord prôné l’auteur des Névroses. Interrogez Coquelin cadet, il vous dira que Rollinat a déjà fait son temps et que sa gloire naissante sera dépassée de beaucoup par le triomphe qui attend le chantre des Chloroses. Tel est le titre du volume que Poitrinas va publier chez Paul Ollendorff et qui révolutionnera le monde littéraire.
C’est une poésie nouvelle qu’on pourrait définir ainsi : la sensation du vide dans l’inouï, multipliée par le fantastique et l’incommensurable. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre.
Ainsi, prenons la pièce de M. Rollinat, que je rappelais tout à l’heure : les Impressions de la cuvette d’une mondaine. Cette poésie peut être curieuse, mais le fantastique y effleure trop la réalité. Que fera Ulric Poitrinas, s’il veut traiter le même sujet ? Il supposera que la cuvette a des ailes et qu’elle s’enfuit toutes les fois qu’on veut s’en servir :
… Et l’hippogriffe en porcelaine
Prend son vol a travers la plaine !
Est-ce assez fantastique ?
Eh bien, toute l’œuvre d’Ulric Poitrinas est là. L’homme aide à la faire valoir par la façon extraordinairement bizarre dont il récite ses vers, en les scandant sur un tambourin fabriqué avec une peau humaine. L’effet est très particulier.
On a dit aussi que M. Rollinat était un fascinateur, que lorsqu’il était campé devant vous, avec sa tête fatale autour de laquelle flotte une abondante chevelure, il produisait sur ses auditeurs une impression extraordinaire. La physionomie d’Ulric Poitrinas n’est pas moins saisissante : c’est au point qu’à cette matinée de l’autre jour, chez Mlle Réjane, on n’a pas voulu laisser entrer une jeune artiste nouvellement mariée et trop sujette aux émotions
Du reste, je peux en appeler au témoignage de mon confrère Albert Wolff. Le spirituel chroniqueur est un peu revenu sur le compte de son protégé, et franchement il y a de quoi.
On se rappelle peut-être l’apostrophe brûlante que le rédacteur du Figaro adressait à M. Rollinat en le tutoyant ni plus ni moins qu’un dieu : « Et maintenant, courage ! lui disait-il. Au moment où tu t’y attendais le moins, le génie qui couronne la façade de notre hôtel a soufflé pour toi dans sa trompette retentissante. A toi de faire le reste. Nous ne te demandons que de t’élever à la hauteur de notre jugement. »
C’était bien simple, n’est-ce pas ? Eh bien, là-dessus, M. Rollinat s’empressa de porter des vers à un autre journal !... Le génie du Figaro avait soufflé dans la trompette du Voltaire !
J’aime à croire qu’Ulric Poitrinas se conduira mieux à l’égard de Gil Blas, et que nous n’aurons pas à regretter de lui avoir consacré un article qui, au taux où sont les annonces et vu le tirage toujours croissant du journal, reviendrait à un prix encore plus fantastique que la tournure de ses Poésies.
CHOSE ET MACHIN.
Remarques de Régis Crosnier :
1 – Poitrinas, président de L’Académie d’Étampes, est un des personnages de la comédie-vaudeville en un acte La grammaire d’Eugène Labiche et Alphonse Jolly.
2 – Cet article est un pastiche de celui d’Albert Wolff paru dans Le Figaro du 9 novembre 1882, page 1, et intitulé Courrier de Paris, consacré à la soirée du 5 novembre chez Sarah Bernhardt au cours de laquelle Maurice Rollinat a été présenté à Albert Wolff.
3 – Le poème « Impressions de la cuvette d’une mondaine » cité dans l’article, correspond vraisemblablement au poème « La cuvette qui parle » de Maurice Rollinat que l’auteur n’a jamais publié et qui reste inédit à ce jour.
4 – « Chose et Machin » est un des pseudonymes utilisés par Abraham Dreyfus qualifié d’auteur dramatique et d’écrivain fantaisiste (cf. Dictionnaire des pseudonymes page 315, de Georges D’Heylli, Dentu et Cie éditeurs, Paris, 1887, 561 pages.)
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