Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT DANS LA PRESSE |
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Art et Critique
20 février 1892
Page 91 (onzième du numéro).
(Voir le texte d’origine sur Gallica.)
Partie musicale
(…)
Théâtre d’Application. – La Soirée de Rollinat.
Quelques amis zélés avaient organisé, dimanche dernier, au Théâtre d’Application, une soirée entièrement dédiée à l’audition d’œuvres mélodiques et poétiques de Maurice Rollinat. Divers artistes, plusieurs de l’Opéra, de la Comédie-Française, et non pas des moindres, y donnaient leur concours ; et nous avons entendu l’étonnant musicien-poète interprété par les deux Monnet et les deux Boudouresque, par Mlle Blanche Dufrêne et Mlle Yvette Guilbert, etc.
Evidemment, ce qui manquait à tout cela, c’était Rollinat lui-même. Nous qui jadis l’entendîmes, nous savons combien, dans les créations si étrangement composites de Rollinat, le mime et le chanteur ont de part. En ses vers comme en sa musique éclate un tempérament extraordinaire ; mais si grande est la disproportion entre son instinct et son art, l’exécution est chez lui si hasardeuse et désordonnée, que son œuvre perd infiniment à se détacher de lui. Qu’est-ce qu’un interprète peut nous donner de Rollinat ? la page de vers ou de musique qu’il a devant les yeux, l’œuvre telle quelle, avec tous ses heurts, ses bizarreries et ses trous. Rollinat, y ajoutant sa voix, ses yeux, son geste, son angoisse d’âme, tout son moi maladivement vibrant, nous redonnait, à travers l’œuvre d’art, qui est ce qu’elle peut, sa sensation directe, toujours intense et puissamment originale : au vrai, ses mélodies ou ses poèmes ne lui étaient qu’une matière qu’il animait, soulevait, transformait à sa guise.
Néanmoins, certaines de ses compositions sont accessibles à certains artistes ; et tels de ses interprètes de dimanche dernier nous ont su satisfaire. Mais il faudrait laisser de côté le Rollinat « fantomatique » et macabre ; en dépit du sentiment vulgaire, qui s’explique par la puissance hallucinatoire que Rollinat exerçait sur nous en déclamant ces choses, il n’y a rien à en retenir ; et sûrement, les Deux Solitaires, qu’on a eu le tort d’inscrire au programme, sont un poème insupportable. Le vrai Rollinat, c’est bien le poète champêtre et sauvage, en communion perpétuelle avec la nature, à qui pas un de ses aspects n’a échappé, et dont le vers évoque pareillement les rochers tragiques d’un Salvator Rosa, les ciels gris et les matins moites d’un Corot, les fleurs diaprées de bestioles d’un Breughel-le-Velours. En fait, il me semblait recevoir, de cette série de poésies dites ou chantées, la même impression que laisserait l’exposition de quelque paysagiste varié et puissant, d’une technique gauche et rude, mais qui voit net et sent profondément.
Mounet-Sully a dit fort bien le Chant royal du Meneur de Loups. Boudouresque, avec le Bûcheron (une romance d’ailleurs de facture assez banale, sur des paroles de P. Dupont), surtout avec les Corbeaux, a soulevé par deux fois un véritable enthousiasme, et mérité. Mlle Yvette Guilbert nous a tous étonnés par la façon dont elle a rendu l’Idiot, une des mélopées les plus étranges de Rollinat, et les plus difficiles : son nasillement et son geignement particuliers, qui d’ordinaire me plaisent peu, produisaient ici un effet très curieux et très juste. Deux ou trois petites pièces, mi-gracieuses, mi-tristes, ont été l’occasion pour Mlle Dufrêne de faire admirer sa belle voix profonde, faite pour le vers tragique. Une remarque : toutes les actrices s’étaient donné la peine louable d’apprendre les vers qu’elles devaient dire. Que ces Messieurs de la Comédie-Française fassent autrement, soit : mais serait-ce trop demander à certains, qu’ils daignassent préparer leurs lecture un quart d’heure à l’avance ? Croient-ils que le public est-là pour les entendre déchiffrer péniblement une page dont ils n’ont pas encore vu le premier mot ? Et M. Worms, enfin, n’eût-il pas mieux fait de rester chez lui, que de nous venir débiter les strophes de Rollinat du même ton et de la même grâce dont un greffier lit un jugement du tribunal ?
D–x.
(…)
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – La soirée au Théâtre d’Application s’est déroulée le dimanche 14 février 1892. Parmi les amis de Maurice Rollinat à l’initiative de celle-ci, nous pouvons citer notamment Armand Dayot et Alphonse Daudet.
– 2 – L’auteur écrit : « Le vrai Rollinat, c’est bien le poète champêtre et sauvage, » puis le compare à des peintres.
– Salvator Rosa (1615-1673) est un peintre italien qui a réalisé de nombreux tableaux avec des paysages. Le musée du Louvre possède par exemple le tableau « Paysage rocheux avec un chasseur et des guerriers » (https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010064941) (1652), où le ciel sombre, les rochers abrupts et les deux guerriers combattant sur un rocher et risquant de tomber, donnent un caractère tragique à la scène.
– Camille Corot (1796-1875) est un peintre français connu surtout pour ses paysages. Il est l’un des fondateurs de l’école de Barbizon.
– Jan Brueghel l’Ancien dit Brueghel de Velours (et non Breughel) (1568-1625) est un peintre flamand qui a réalisé de nombreux tableaux de fleurs. On lui doit aussi des allégories ; celle de l’agriculture est au milieu d’une guirlande de fruits et de fleurs ; celles de la terre et de l’odorat ont aussi de nombreuses fleurs. Certaines peintures mythologiques comme « Nymphes remplissant la corne d’abondance » ou « Flore et Zéphyr » sont parsemées de fleurs. Nous ne savons pas à quels tableaux fait allusion l’auteur de l’article lorsqu’il écrit « les fleurs diaprées de bestioles ».