Dossier Maurice Rollinat |
MAURICE ROLLINAT (1846 - 1903)
LA VOIX DU POÈTE |
Recherche documentaire
non exhaustive, réalisée par Régis Crosnier.
Version au 9 novembre 2024.
– Jules Barbey d’Aurevilly
Lyon-Revue, n° 17 de novembre 1881, pages 629 à
635.
« Rollinat, Un poète à l’horizon ! »
Cet article sera publié à nouveau dans Le Constitutionnel
du 2 juin 1882, page 3, et dans Le Parnasse du 15 juin 1882, pages
4 à 6. L’auteur reprendra avec de légères modifications cet article pour
constituer les points I à III (pages 321 à 331) de la partie consacrée à
Maurice Rollinat dans son livre Les Œuvres et les Hommes – Les Poètes (Alphonse
Lemerre éditeur, Paris, 1889, 361 pages).
(page 629)
(…) Il est musicien comme il est poète, et ce n’est pas tout, il est acteur comme il est musicien. Il joue ses vers ; il les dit et il les articule aussi bien qu’il les chante. Et même est-ce bien qu’il faut dire ; ne serait-ce pas plutôt étrangement ? Mais l’étrange n’a-t-il pas aussi sa beauté ? (…)
(page 634)
(…) Quand il dit ses vers ou qu’il les chante, avec cette voix stridente qui semble ne plus sortir d’entrailles humaines, il a ce que Voltaire exigeait qu’on eût quand on jouait la tragédie. Il a, positivement, le diable au corps. Il en a même deux, le diable de la musique et le diable de la mimique, et tous les deux, tout puissants ! (…) C’est un jeune homme de gracile élégance, de pâleur plus distinguée que sépulcrale, aux traits fins, beaux et purs, mais tout cela flambe et se transfigure, quand il est saisi par ces trois mains de la poésie, de la musique et de la mimique…, et on ne le reconnaît plus ! (…)
– Gustave Vautrey
Le Voltaire du 29 Mars 1882, pages 1 et 2.
« Ces poètes ! »
(page 2) (…)
Voici (…) Rollinat, le poète macabre, qui nous fait assister aux
visions de Troppmann ou nous dit les impressions de la cuvette d’une
mondaine ou encore nous joue sa musique si étrange, derrière laquelle on
perçoit un certain au-delà, qui donne le frisson. Quand une fois on a
entendu Rollinat, on ne l’oublie plus. Il a la voix et le geste de ses
vers, ce qui est fort rare. Le public le jugera, quand auront paru ses Névroses
qui seront comme les fleurs du nouveau mal.
(…)
– Gustave Guiches
LE FEU FOLLET – Avril 1882, pages 399 à 402.
« Portraits parisiens ».
(page 401) (…)
Je citerai surtout M. Maurice Rollinat, une notoriété
qui a déjà une œuvre forte à son actif.
M. Maurice Rollinat a ce privilège qu’il chante ses œuvres aussi bien qu’il les écrit.
Il faut remonter aux troubadours pour trouver un poète musicien chez lequel les deux talents se développent parallèlement avec une égale intensité.
C’est pourtant une particularité que l’onpeut apprécier chez l’auteur des Brandes.
Entendez-lui chanter le Bûcheron, le Cœur mort, la Croix, le Mort joyeux, et vous jugerez à quel résultat peuvent arriver la musique et la poésie découlant d’une même source et se fortifiant l’une l’autre dans leur expansion.
Il n’y a guère qu’un mot qui puisse caractériser le
talent de M. Maurice Rollinat. « C’est de l’empoignant. »
Cela saisit du premier coup. Le saisissement est parfois un cauchemar, une
oppression provoquée par la mise à nu brutale d’une réalité
terrible ; mais l’émotion est insurmontable, et si elle comprime
parfois l’applaudissement, elle n’en est pas moins une admiration intime
et recueillie comme celle que l’on doit avoir devant une création
sérieuse de l’art.
(…)
– Léon Bloy
Le Chat Noir des 2 septembre, 9 septembre et 16 septembre
1882.
« Maurice Rollinat ».
Ces trois textes, légèrement modifiés, vont constituer le
début d’un article beaucoup plus long qui sera publié en trois parties dans Le
Foyer illustré des 17 septembre, 24 septembre et 1er octobre
1882. Celui-ci sera intégré dans Propos d’un entrepreneur de démolitions
(Librairie Stock, Paris, 1925, 296 pages), pages 257 à 294.)
N° 34 du 2 septembre 1882, page 2
(...)
Il s’assit au piano et chanta pendant près d’une
heure. Il chanta des vers de Baudelaire et quelques-uns de ses propres vers.
Dès les premières notes, je vis une chose que je ne me croyais pas
destiné à jamais voir : une foule, à la lettre, ne respirant plus,
comme si les doigts de ce très savant magicien, mis en contact avec les
touches, faisaient couler sur nous tous qui étions là, un fluide extatique
et stupéfiant. Pour moi, je ne conçois pas que la première impression de
cette musique et de cette poésie puisse jamais s’effacer de l’âme,
tant elle est inattendue, violente et profonde. J’étais assis
solitairement dans un coin de cette salle, devenue soudainement le palais
sonore du vertige, haletant, épouvanté, brisé. La musique, infiniment
étrange, tour à tour suave et déchirante, s’enroulait à la plus
cruelle et à la plus navrée des poésies dans une étreinte et dans un
enveloppement si serrés et si forts, elles adhéraient et se collaient l’une
à l’autre si tenacement, si inflexiblement, dans le centre d’un
tourbillon si surhumain de clameurs, de sanglots et de prières, qu’on
pouvait croire vraiment qu’à force d’intensité et à force d’art,
une nouvelle espèce d’art androgyne et miraculeux, à la fois terrestre
et angélique, venait enfin combler l’implacable abîme de deux milliards
de cœurs humains qui sépare la réalité du rêve.
(...)
N° 35 du 9 septembre 1882, page 2
(…)
Il suffit en effet de l’avoir entendu une seule fois
pour sentir l’étrange exception de cette nature si extraordinairement
complexe par les facultés et si merveilleusement simple par l’expression.
Assurément la musique et les vers de Rollinat peuvent très bien se passer
d’être ensemble et vivre encore très glorieusement. Mais ils n’auront
pas toute la vie que ce profond artiste a voulu souffler en eux.
Comme je l’écrivais tout à l’heure, il a osé faire ce rêve de
réunir – par l’infini dans la profondeur et l’intensité – en un
seul art d’une espèce inconnue, deux arts aussi nettement distincts et d’y
surajouter une interprétation assez puissante pour les souder et les
cadenasser ensemble dans l’unité absolue de l’expression tragique. Et
ces trois choses sont pour lui comme les trois rayons tordus de la foudre du
vieux Pindare pour le sourcilleux Jupiter !
Or, voilà précisément l’inconvénient à peu près sans remède de ce superbe effort. Rollinat ne trouve pas d’interprétateurs. Soit indocilité d’esprit, soit impuissance d’âme, personne, jusqu’à présent, n’a pu surmonter l’inexprimable difficulté de cette musique inouïe, fantastique, extra-terrestre, qui corporise le rêve et la peur à force de les exaspérer. Tout au plus, arrive-t-on à dire ses vers en imitant comme on peut son étonnante manière. Mais qui pourra les dire comme lui avec cette voix stridente et gastralgique, ces voilements d’agonie, ces envols soudains, ces rentrées d’irrévélable angoisse et ces gestes trucidants d’homme éventré qui retient ses entrailles avant de bâver son dernier soupir ?
Très vraisemblablement, Rollinat est condamné à
demeurer pour longtemps, pour toujours peut-être, son propre virtuose. C’est
sa gloire et c’est son deuil. Ce qu’il y a de plus grand en lui aura le
sort mélancolique de cette combinaison de mystère et de folie rêveuse qui
fut l’âme chantante de Paganini, tradition bizarre et poétique qui va s’effaçant
dans les hautaines et sombres encoignures de l’histoire.
(...)
Après la soirée chez Sarah Bernhardt
– Charles Buet
Le Gaulois – Lundi 6 novembre 1882, page 1
« Bloc-Notes Parisien – Une Célébrité de
demain » signé TOUT-PARIS
("TOUT-PARIS" est le pseudonyme de
Charles Buet qui reprendra cet article dans son livre Médaillons et camées
(E. Giraud et Cie éditeurs, Paris, 1885, 324 pages), pages 275 à 278).
(…)
Maurice Rollinat, que parfois l’on a comparé à Edgar
Poe, à Baudelaire, à Hoffmann et à Chopin, n’est ni l’un ni l’autre
de ces poètes et de ces musiciens, avec lesquels il n’a que de lointaines
affinités. Il est lui, et c’est assez.
D’une puissante originalité, d’un esprit profondément imbu des plus hautes pensées, il chante les désenchantements de la vie, les horreurs de la mort, la paix du sépulcre, les espérances futures, les déchirements du remords. La musique avec laquelle il interprète la Mort des pauvres, la Cloche fêlée, le Flambeau vivant, l’Idéal de ce grand Baudelaire que je vis mourir, n’appartient assurément à aucune école « conservatoresque », dit-il lui-même en son langage singulièrement imagé.
C’est le cri de l’âme, c’est l’envolée de la conscience, c’est une mélodie extra-humaine, toute de sensation, de raffinement, qui parle aux cœurs ensevelis dans le scepticisme égoïste du siècle, et qui fait, sous sa voix aiguë, jaillir la douleur. (…)
Il a traduit le Corbeau, le Palais hanté, le Ver conquérant, et qui ne lui a pas entendu dire ces trois poèmes ne sait rien du pouvoir de la parole.
Maurice Rollinat est condamné, paraît-il, à être son
propre rapsode. Il dit avec un art qui s’ignore, tout naturellement, des
choses surnaturelles. Il a le geste en spirale des diaboliques ; il a
le regard fulgurant des hantés. Nul mieux que lui ne comprend la
nature ; nul ne la décrit d’un pinceau plus net, plus rapide. Il a
le mot juste, l’épithète picturale et je crois, ma foi !
que, pour expliquer ce diable d’homme, – qui est peut-être l’homme du
diable, – il faudrait lui emprunter son langage pittoresquement
fantastique, bourré d’images inouïes, et qui est, à proprement dire, la
langue des sensitifs.
(…)
– Albert Wolff
Le Figaro – Jeudi 9 novembre 1882, page 1.
« Courrier de Paris ».
(...)
Sarah bondit sur ses coussins :
– Ce qu’il est ! s’écria la superbe
emballée ; Rollinat est un poète de grand talent ; Rollinat est
un tragédien de premier ordre ; Rollinat est un musicien
inspiré ; Rollinat, c’est l’artiste le plus doué que j’aie
rencontré. Il est, à l’heure présente, une des curiosités de Paris et
je veux vous faire connaître Rollinat.
(…)
Un homme, jeune encore, était au piano ; sur
le clavier, couraient ses mains fiévreuses ; une abondante chevelure
noire encadrait un visage inspiré, d’une belle expression et rappelant
les traits de l’acteur Taillade au temps de sa jeunesse. C’était
Rollinat qui chantait, en s’accompagnant, un dialogue de Baudelaire, mis
en musique par lui. La voix est vibrante et chaude, sans être belle, une de
ces voix d’artistes qui ne savent pas chanter selon le Conservatoire, mais
qui viennent de l’âme et vont au cœur. Sur le visage du chanteur, on
lisait le poème autant que dans les paroles : tantôt le regard
inspiré se voilait sous des tendresses infinies, tantôt les yeux
flamboyants prenaient une expression sauvage et d’une singulière
puissance dramatique. Certainement, cet être étrange était un artiste de
la tête aux pieds, un de ces artistes primesautiers sur qui l’inspiration
étend sa baguette magique et lui dit : Tu Marcellus eris !
tu seras quelqu’un !
(…)
Les poètes, quand ils disent leurs œuvres, sont des séducteurs dont il faut toujours se méfier et qui vous enveloppent par l’accent avec lequel ils disent leurs vers autant que par la valeur intrinsèque du morceau. Et ce Rollinat est le plus complet fascinateur que j’aie rencontré de ma vie ; il est là, campé devant vous, avec sa tête fatale autour de laquelle flotte l’abondante chevelure ; il est comédien autant que poète ; son visage reflète tour à tour toutes les sensations que l’écrivain exprime. Ce n’est pas un grand artiste dramatique possédant son art, c’est un inspiré, un halluciné. Quand le vers prend un tour ému ou attendri, le visage du comédien s’illumine d’un rayon de tendresse, comme dans les passages farouches ou énergiques, où le vers semble ciselé dans l’acier, Rollinat appuie sa pensée d’un geste tragique qui atteint souvent le sublime dans l’irrégularité. Mais partout où passe ce poète et cet acteur, il laisse des traces profondes ; le tragédien grave son image dans notre souvenir, en même temps que le poète nous transporte dans un tourbillon de pensées condensées dans une langue heurtée comme l’homme qui la fait entendre, mais pleine d’inspirations et de magnifiques beautés. (…)
– Saint-Michel (pseudonyme utilisé par Georges Rall
ou Léo Trézenik)
La Nouvelle Rive gauche, n° 2, vendredi 17 novembre
1882, page 2.
« A travers la Rive gauche ».
[À propos de l’article d’Albert Wolff paru dans Le
Figaro du jeudi 9 novembre 1882, page 1, sous le titre « Courrier de
Paris », suite à la soirée chez Sarah Bernhardt du 5 novembre 1882.]
(…)
– Et enfin, comme vous le dites, si vous allez le
vendredi aux Hirsutes – encore une société où l’on se monte le
coup, n’est-ce pas, Monsieur Wolf ? – vous l’y trouveriez
quelquefois, vous l’auriez même trouvé, avant que l’eût découvert le
chroniqueur du Figaro, faisant frissonner l’auditoire avec sa
musique étrange, qu’il chante de cette voix stridente et sensassionnante
qui lui est particulière.
(…)
– Harry Alis (pseudonyme utilisé par Jules-Hippolyte
Percher)
Panurge, Dimanche 19 novembre 1882, pages 1 et 2.
« Notes sur la vie : Maurice Rollinat ».
(page 1) (…)
Nous avons tous conservé dans la mémoire la silhouette
obsédante de Rollinat, debout, la main gauche dans la poche, la droite
brandissant une cigarette fatale avec des saccades frénétiques. Sur son
visage plissé ironiquement, tiré du nez vers la bouche en rides amères,
le front barré de sillons sataniques, – voltigeait une mèche, une
terrible mèche brune, fatidique, épouvantable, qu’un coup de tête
rejetait en arrière et qui revenait obstinément mettre une barre d’ombre
sur les yeux. Et, de la bouche, s’échappaient en paroles rauques,
stridentes, plaintives, gouailleusement féroces, l’Enterré vif, l’Amante
macabre, Troppmann.
La forme, le fond même disparaissaient devant l’art lugubre de la diction. On tressaillait d’épouvante – sans savoir exactement pourquoi.
(page 2)
– Guillaume Livet
Le Voltaire du 25 novembre 1882, page 1.
« Rollinat ».
(…)
Rollinat, le poète macabre, qui nous fait assister aux visions de Troppmann
ou nous dit les impressions de la cuvette d’une mondaine ou encore nous joue
sa musique si étrange, derrière laquelle on perçoit un certain au-delà,
qui donne le frisson. Quand une fois on a entendu Rollinat, on ne l’oublie
plus. Il a la voix et le geste de ses vers, ce qui est fort rare. Le public
le jugera, quand auront paru ses Névroses, qui seront comme les fleurs du
nouveau mal.
(…)
Et pendant que les brandes s’écoulaient silencieusement
sans laisser de traces, l’auteur nous lisait des vers puissants, terribles,
qui nous donnaient des frissons et des cauchemars ; dois-je le dire ?
c’était peut-être plus encore le ton, la physionomie, le geste du lecteur,
qui nous prenaient aux entrailles que l’œuvre elle-même. Pour qui connaît
M. Rollinat, cela s’explique, il n’est point d’artiste à Paris qui puisse
en jeter comme lui l’impression dans l’âme des auditeurs.
(…)
Donc, il est avant tout acteur, - je ne dis pas
comédien, - non par art ou par étude, mais par tempérament, et l’impression
qu’il produit sur vous est si forte que lorsqu’il contracte ses
traits, assombrit ses yeux, et crie d’une voix gutturale : « J’ai peur »,
vous pâlissez et vous avez peur avec lui.
(…)
– Joséphin Peladan
Les Voix de la patrie. Organe bi-mensuel de l’Académie
poétique de France, n° 94 du 30 novembre 1882, pages 253 et 254.
« Chronique parisienne ».
(…) C’est [chez Charles Buet] que je vis Rollinat pour la première fois. Après avoir causé de tout aussi bien que tous, il se mit au piano quand on l’en pria et chanta diverses pièces des Fleurs du mal, entr’autres le Jet d’eau, la plus voluptueuse chose du monde. Oh ! pensai-je, c’est du Schopin pire ; puis il déclama le Corbeau ; l’horreur qu’il mettait dans le fameux « jamais, jamais plus » était indicible. Le ver triomphant vint après cette page où Poë égale Orcagna et qui dépasse Quotrèleth. – Oh ! pensai-je, Baudelaire n’avait pas osé traduire Poë en vers ! Enfin il se décida à dire quelques-unes de ses romances. Il chanta : les Violettes, l’Ame des Fougères, les Yeux, l’Arc-en-ciel. Jamais la mélancolie noire, la tristesse navrante de l’esprit ne m’étaient apparues exprimées avec une intensité si effrayante, car la musique de Rollinat est aussi singulière que ses vers, et son dire complète trois éléments de véritable fascination esthétique. Certes, ceux qui étaient là sont des augures qui savent tous les secrets littéraires et qui ne pouvaient être dupes du procédé, si habile qu’il soit. Eh ! bien, si le lustre eut été éteint quand Rollinat chanta le Revenant, ils eussent eu peur, ils l’ont avoué. C’est un mort qui revient régner par la terreur, sur celle qu’il n’a pu fléchir, durant sa vie. Sous ce triple rapport, poète, musicien, chanteur, Rollinat est unique ; l’entendre vous met dans un état d’énervement et de malaise indescriptible ; il vous tord les nerfs. Je l’avoue, jamais ni Berlioz, ni Schopin, ne m’ont donné une sensation si intense qu’elle devienne physique. (…)
– Albert Delpit
Paris du 4 décembre 1882, pages 1 et 2.
« Notes sur Paris ».
(page 1)
(…)Il est telle poésie de lui, soutenue par la mélodie,
qui remue et berce comme une valse de Chopin. Les champs semés de bleuets
et de coquelicots, les bois aux pénétrantes senteurs, les ruisseaux
jaseurs qui courent sur les cailloux : autant de tableaux divers que le
double talent du poète et du musicien évoquent avec une incomparable
puissance. Ah ! que je voudrais pouvoir rendre l’intensité de la
mélodie qu’il intitule : la Perdrix grise ! La sensation
éprouvée a quelque chose d’aigu. C’est le seul poète qui me fasse
sentir le parfum des choses.
(…)
– Francis Enne
Le Réveil du 7 décembre 1882, page 1.
« Chez Krysinska ».
(…)
Chez Madame Krysinska, j’ai donc entendu Rollinat toute
une soirée ; il a, pour moi et quelques amis sincères et fort
simples, écrasé le piano à coups de poing dignes de Litolff et de
Listz ; il a chanté à tue-tête comme un bûcheron dans les
branches ; il a récité des fragments de son prochain livre, les Névroses,
et comme tous les auditeurs, je me suis laissé empoigner et dominer ;
dans l’étourdissement de l’audition charmeuse, il ne m’a pas été
possible de formuler une critique – il m’a fallu attendre pour juger.
Ils en sont tous là, mes confrères, qui ont glorifié Rollinat.
Lorsque j’ai vu entrer Rollinat il m’a fait l’effet d’un de ces hercules de place publique qui cachent sous leur pardessus leur maillot collant, puis se déshabillent, étalent un tapis et se mettent à faire des poids.
Tout à coup cette tête chevelue, m’a paru superbe ; l’œil vif et à la fois mélancolique, le nez ironique agrémenté de deux rides indiquant la souffrance, la bouche fine, les joues creuses, tout cela constituait un morceau de sculpture mâle et solide. Sous la carapace brutale de ce Berrichon, on sent une nature délicate et nerveuse.
Seulement, ô désenchantement ! Rollinat prise ! Il a bien raison si cela lui fait plaisir ; il pourrait même chiquer, cela n’enlèverait rien à son talent.
Ce soir là, pendant quelques heures, il ne s’est pas livré tout entier ; on était pressé les uns contre les autres et quelques importuns raccolés dans les brasseries s’étaient glissés chez madame Krysinska ; mais quand on se trouva vraiment en petit comité, Rollinat nous dit sans réserve toutes ses symphonies, tous ses poëmes ; il nous communiqua toutes ses sensations chanta Baudelaire avec fanatisme et nous fit tressaillir avec sa musique folle, dédaigneuse de tous les principes harmoniques des fugues et des contrepoints d’école.
J’ai gardé de cette soirée étrange le plus vigoureux
souvenir et je remercie Rollinat.
(…)
– Charles Frémine
Le Rappel du 12 décembre 1882, page 3.
« Ni cet excès d’honneur, ni, etc. »
(…) Avant d’exalter ou de condamner Rollinat, il faut l’entendre. (…) Je connais Rollinat depuis dix ans. (…) C’est en 1872, dans un petit restaurant de la rue Grégoire-de-Tours, où je prenais alors mes repas que je vis pour la première fois Maurice Rollinat. (…)
Ceux qui ont entendu Rollinat savent quelle diction est
la sienne. Il dit ses vers, il les fait valoir avec un art merveilleux.
Pendant que les strophes de ce chant funèbre déployaient leur sombre
mélodie, on entendait vibrer chaque mot, sonner chaque rime musicale et
pleine. Nous étions réellement sous le charme. A cette pièce il en fit
succéder une autre, puis une autre. A minuit, nous l’écoutions encore.
Il allait toujours, sans fatigue apparente, si ce n’est que la pâleur de
son visage s’était légèrement accentuée et que la petite flamme fauve
qui danse sur ses yeux était devenue presque rouge.
(…)
Il chanta jusqu’au matin, sans discontinuer, avec une verve endiablée. Sa voix, qui était alors dans tout son éclat, avait des accents étranges, passionnés, qui mordaient sur le cœur. Elle parcourait sans effort toutes les gammes connues et même inconnues. Le piano haletait sourdement sous ses doigts enragés. Pâle, la tête renversée, ses yeux dardant leur flamme rouge dans le rêve, il paraissait véritablement inspiré. Ses chants nous prenaient comme ses vers. Valses macabres, marches funèbres, claires mélodies, tout y passa, – y compris un opéra, la Esméralda, de Victor Hugo, qu’il avait mis récemment en musique. (…)
– Fanfare (pseudonyme utilisé par Marcel Bailliot)
La Bavarde (Lyon) du jeudi 14 décembre 1882 (édition
paraissant en province)
ou La Bavarde du 16 décembre 1882 (édition de Paris
paraissant le samedi),
page 4.
« Les Hirsutes ».
(…)
Les Hirsutes sont fiers d’avoir eu Rollinat, comme les
Hydropathes d’avoir produit pour notre plus grande gaieté Coquelin cadet,
Galipeaux, Villain et même Sarah Bernhardt.
Le poète macabre que Wolff a mis au jour, nous l’avons
applaudi maintes et maintes fois, et nous en avons eu la primeur avant qu’il
devienne la great attraction du Figaro. Nous avons frissonné
souvent, en entendant le poète-musicien chanter avec sa voix étrange les
poésies tirées de ses Brandes, et nous attendons avec impatience ses
Névroses. Le Tout-Paris parlait hier encore de lui, et tous les
chroniqueurs des grands journaux ont cru devoir lui consacrer au moins un
article.
(…)
– Léon Cladel interviewé par Léo d’Orfer
La Revue critique, n° 48 du 17 décembre 1882, page 384.
« Les hommes du jour, Maurice Rollinat ».
(…)
« – Il a noté des valses qui semblent
devoir être dansées sur des tombes, et qui font tourner les têtes comme
dans du noir. Quand il dit ses vers, vous laisseriez Taillade, Got et
Coquelin, pour aller l’entendre. Il est plus fort que tous ; on
croirait un squelette ressuscité qui hurle des poèmes du sombre royaume. (…) »
– Georges Gourdon
La Revue Libérale du 1er janvier 1883, pages
160 à 167.
« Maurice Rollinat ».
(...)
Par un soir d’hiver de l’année 1879, j’assistais,
rue de Jussieu, 29, à une séance des Hydropathes, société fondée
par Emile Goudeau, (…). Tolbecque venait d’exécuter sur son violoncelle
une fantaisie de haut goût, quand le président lança d’une voix
sonore : Maurice Rollinat !
Un grand garçon, dont la tête expressive et pâle rappelait Edgard Poë, escalada la rampe et parut sur la scène. Puis, se campant de trois quarts, il commença le Soliloque de Tropmann. Cette pièce réaliste me plut médiocrement. Toutefois, dite par l’auteur, elle m’empoigna et j’applaudis, avec la mauvaise humeur d’un homme dont les nerfs sont agacés.
– « Les Babillardes ! le Cimetière
aux violettes ! » cria l’auditoire. Et Rollinat se
mettant au piano, exécuta avec une douceur d’expression impossible à
rendre, ces deux mélodies dont le charme étonnant me suit encore.
(…)
A quelque temps de là, je rencontrai Rollinat sous les
galeries de l’Odéon, ce rendez-vous du tout Paris littéraire. Le soir,
nous étions réunis, rue Rotrou, à la brasserie Schaller, en compagnie de
Charles Frémine, qui a le tort de garder en portefeuille des vers exquis, d’Armand
Dayot, et de quelques autres, peintres ou poètes. Le local n’avait
assurément pas le luxe du Café de Paris, mais il possédait un
piano, et pour nous c’était l’essentiel. Rollinat, qui revenait du pays
et se sentait au milieu d’un cercle d’amis, nous dit :
« Voulez-vous que je vous chante la Ballade de l’Arc-en-Ciel d’automne ?
C’était sa dernière pièce. Ses doigts effleurèrent le clavier et il
entonna sa ballade… Une mélodie étrange s’éleva qui semblait faite de
toutes les tristesses de la nature mourante ; puis l’hymne éclata en
fanfares de joie et insensiblement les sons se fondirent comme les couleurs
dans les sept nuances du prisme. Et alors, pendant que tous les yeux
pleuraient, il me semblait voir les murs enfumés de la brasserie banale
disparaître, et dans le ciel ébloui l’arc sublime s’arrondir, pendant
qu’une foule enthousiasmée acclamait un nom glorieux. – Ah !
Rollinat, ce n’était qu’un rêve, mais demain, ce sera une
réalité !
(…)
– Maurice Barrès
La Jeune France du 1er mars 1883, pages 671 à
677.
« Les hommes de la Jeune France – Maurice
Rollinat ».
(page 671) (...)
Maurice Rollinat paraît. De longs cheveux noirs
encadrent sa figure étrange, douloureuse, où l’œil met des lueurs
soudaines et qui inquiètent. Avec un art admirable, il détaille ses
poèmes visionnaires, il fait ruisseler la douleur qui le noie, il lance à
pleine gorge sa sincérité ; et ses vers cabrés devant la vie,
secoués de tous les frissons, mordus de toutes les fièvres, se frayent
brutalement un chemin à travers les résistances, foulent aux pieds les
traditions et marquent à jamais de leurs sabots vainqueurs l’auditoire
sur lequel ils bondissent.
Puis le poète se met au piano. Il évoque les sensations
rares près desquelles la parole reste impuissante, il interprète
Baudelaire, il fait gémir les névroses. A son appel, des profondes
ténèbres de l’Au-delà, des abîmes obscurs de la conscience,
surgit le vol lourd et hagard des idées qui sommeillent ; et la Peur
échevelée dont les prunelles se dilatent, et les squelettes reposant en la
tombe, et les cauchemars accroupis dans la nuit, s’effarent et chevauchent
sa musique.
(…)
– L’Union du 2 mars 1883, page 3.
« Chronique parisienne ». Article non signé.
(…)
Le plus brillant de ces néo-romantiques, M. Maurice Rollinat, vient même
de publier ses œuvres, sous ce titre caractéristique : Les
Névroses. Les lecteurs retrouveront dans ce volume une partie des
impressions qu’ils ont pu éprouver déjà en entendant l’auteur dire,
chanter lui-même, avec une émotion pénétrante, ses vers bizarres et
heurtés qui troublent l’imagination.
Quand le jeune poète, aux cheveux flottants, au regard
brillant, à la voix sifflante, au geste incisif et crispé, déclame
quelques uns de ces récits torturés à plaisir, il agit positivement sur
les nerfs de l’auditoire. Il excelle à peindre, nous dirions presque à
produire les transes de l’effroi ; il serre le cœur, il donne la
chair de poule, il entraîne à sa suite dans les régions fantastiques
oubliées depuis Edgar Poe. Les respirations s’arrêtent, il se fait un
silence de mort autour de ce rêveur étrange, hanté par le cauchemar de
l’épouvante, par les spectres qui grincent et les fantômes du sabbat.
(…)
– Louis Ulbach
Le Rappel du 11 mars 1883, page 3.
Chronique « Les Livres »
Présentation des Névroses de Maurice Rollinat
Je me sens fort embarrassé pour parler de M. Maurice Rollinat ; car
j’ai subi, comme tant d’autres, l’ensorcellement de son incomparable diction,
l’ivresse de sa musique étrange, et quand je veux relire seul, des yeux seulement, les vers
qu’il a récités et chantés, j’entends tinter cette double poésie de la voix et de
l’instrument, au-dessus de la poésie des mots, du rythme et de la rime.
(…)
– Gérome (pseudonyme utilisé par Anatole France)
L’Univers illustré du 21 avril 1883, page 242 (deuxième du numéro).
Rubrique « Courrier de Paris ».
Puisque nous parlons de poètes et de littérateurs, connaissez-vous Rollinat ? Peut-être avez-vous lu ses Névroses, mais lire ses vers n’est rien ; il faut, pour en avoir l’idée exacte, les avoir entendu déclamés ou chantés par lui. Ressemblant un peu à André Gill, mais en plus svelte, le cou maigre sortant d’un col de chemise trop large, une épaisse chevelure hirsute, rejetée en arrière, la moustache hérissée en chat, Rollinat se campe devant une cheminée, et là, sans apparence de fatigue, il récite ses vers pendant des heures entières, trouvant des gestes extraordinaires pour éclairer la phrase et soulignant parfois quelques vers magistral d’un mouvement de pouce à la rapin.
(…)
– Marie Krysinska
L’Impartial du 2 mai 1883, page 1.
« Silhouettes – Maurice Rollinat ».
(…)
Mais Rollinat a le malheur d’être un diseur extraordinaire, non pas à
la façon des comédiens avec de l’habileté et du métier, mais artiste
victimé et possédé par son art jusqu’à en souffrir dans sa santé,
il a l’émotion contagieuse et irrésistible.
Et c’est ce qu’on ne lui pardonne pas, et c’est ce qui fait que des gens qu’il a fait frissonner et pleurer, le traitent de charlatan et de cabotin.
Si M. X… ou Z…, dont c’est le métier de dire bien les vers des autres, disaient du Rollinat comme il le fait lui-même, ce serait des pâmoisons d’enthousiasme et des cris d’admiration, mais un poète, disant lui-même ses propres vers, et mieux que M. X…, non, c’est vraiment de l’abus, ce n’est pas régulier, où allons nous !
Ce poète, intense compliqué et coloriste qui, avec le
charme tout puissant des mots, donne tour à tour le frisson le plus suave
et le frisson de l’étrange, de l’angoisse et du vertige, est encore
un musicien plus intense et plus irrésistible, si deux manières
différentes dans un art aussi complet et aussi définitif peuvent être
comparées.
(…)
Les harmonies sont compliquées, savantes, riches et d’une audace qui fera souvent crier au scandale ces messieurs du Conservatoire, dont la plupart ont, dans les oreilles et dans le cœur, un métronome pour toute esthétique, mais qui plongera toujours dans le ravissement les artistes avides d’émotions inéprouvées ; car, avec une originalité absolue, Rollinat, même dans ses outrances, est toujours rigoureusement préoccupé de l’effet juste.
C’est à la fois de la musique littéraire, paysagiste, moderniste et surtout perpétuelle.
Comme musicien, Rollinat est encore, sous le rapport de
l’interprétation, un artiste sans précédent ; lorsqu’il
chante, il semble avoir tout un orchestre dans la poitrine, et beaucoup de
ses compositions ne pourront jamais plus être chantées après lui, mais
celles-là sont des œuvres symphoniques formidables, et sont destinées a
avoir – peut-être bien tard – des succès fous chez quelque Colonne
de l’avenir, qui ne serait pas esclave de ses Premiers violons et vassal
de ses Flûtistes, lesquels pousseraient aujourd’hui des cris de paons
hydrophobes si on leur donnait une partition de Rollinat.
(…)
– Jules Barbey d’Aurevilly
Le Constitutionnel du 6 juillet 1883, page 3.
« Les Névroses par M. Maurice Rollinat ».
(et dans Le Pays du 6 juillet 1883, page 3 - les deux articles sont
identiques)
(…) Talent à triple face, M. Maurice Rollinat, trois fois poète, l’était deux fois trop dans un pays où c’est même souvent trop que de l’être une fois. Il était poète, comme tous les poètes, mais il était le grand diseur et le grand acteur de ses vers comme il en était le musicien. Il les chantait lui-même sur une musique jumelle, puisée à la même source d’inspiration que sa poésie… (…)
– Émile Goudeau
La Presse du 22 mai 1885, page 1.
« La jeune littérature (1875 – 1885) – Maurice
Rollinat ».
Je ne connaissais Maurice Rollinat que par quelques pièces de vers publiées ici ou là.
Je fis sa rencontre au Sherry-Cobbler, et nous ne tardâmes pas à lier connaissance. Triste et sombre dans la solitude, il devenait un gai compagnon parmi nous. Et quand le joyeux et robuste Normand, Charles Frémine, et le vaporeux dessinateur, Georges Lorin, depuis devenu poète, se trouvaient être de la partie, on se rendait rue Racine, à l’entresol d’une minuscule brasserie, où se trouvait un piano, et, là, Maurice Rollinat plaquant des accords sauvages, faisait retentir de sa rude voix les entrailles des auditeurs, en chantant la musique presque religieuse, composée par lui sur des sonnets de Beaudelaire.
Maigre, le front ombragé par d’épaisses boucles de
cheveux chatains, l’œil enfoncé sous l’arcade sourcilière, l’œil
bleu-vert, la bouche grande, une moustache dure, la figure ravagée,
tourmentée, grimaçante, et la voix surtout, la voix dont les deux octaves
avaient tour à tour d’exquises tendresses, des miaulements fous, et d’empoignantes
notes basses : tout cela impressionnait vivement et remuait les nerfs.
(…)
– Léon Bloy
Lettre de Léon Bloy à Maurice Rollinat, datée du 26
octobre 1885, publiée par René Martineau dans Léon Bloy, Souvenirs d’un
ami, (Librairie de France, Paris, 1924, 150 pages), page 49.
(…) Prépares-tu un volume nouveau ? As-tu augmenté considérablement ton stock de mélodies ? Il y a de sacrés jours où je donnerais un quartier de ma charogne pour t’entendre encore. (…)
– Le Voltaire du 13 avril 1886, page 1.
« Causerie parisienne » signée Mab.
(…)
Mais cela n’est point mon affaire, après tout ! D’autant que
nous n’en sommes encore qu’à mercredi ; que ce jour-là, après
avoir traversé l’Instruction publique, au sortir de l’Opéra, on est
allé serrer la main à Mme Charpentier et qu’on est arrivé au moment
même où Rollinat, l’œil fatal, défiant le ciel, les cheveux au vent,
les dents grinçantes en un désespéré rictus, disait une de ses
poésies macabres. Les dames frissonnaient, Mme Daudet se trouvait mal,
– grand effet de terreur, monsieur Rollinat ! Mais vraiment, quel
dommage, quand on est jeune, pas plus mal qu’un autre et qu’on a du
talent, quel dommage de voir la vie comme cela ! (…)
Remarque de Régis Crosnier
: Maurice Rollinat était à Paris pour la promotion de son livre L’Abîme édité par Charpentier.
– Vincent.
Le XIXe siècle, 4 mai 1886, pages 2 et 3.
« Rollinat ».
(…) Mais la voix surtout est étrange, une voix tantôt
grave, tantôt suraiguë, toujours juste et d’un timbre pénétrant. Quand
il chante, Rollinat se donne tout entier et ses compositions, dites par lui,
prennent un caractère, une vie, une intensité qu’on ne leur eût point
soupçonnés. Il faut le voir, vous dis-je, et l’entendre.
(…)
– Francisque Sarcey
La France du 8 mai 1886, pages 1 et 2.
« Chronique ».
(page 2)
(…)Car il y en a qu’il chante, d’autres qu’il récite tout simplement. Chanter, n’est peut-être pas le mot propre. C’est plutôt une déclamation notée, mais notée avec un sentiment profond du rythme, avec un art merveilleux d’accentuation.
Prenons un exemple : voici une courte pièce de trois strophes qui a pour titre la Folie :
La tarentule du chaos
Guette la raison qu’elle amorce ;
L’esprit marche avec une entorse
Et roule avec d’affreux cahots.
Entendez hurler les manchots
Dans la camisole de force !
La tarentule du chaos
Guette la raison qu’elle amorce.
Aussi la mort dans ses caveaux
Rit-elle à se casser le torse,
Devant la trame obscure et torse
Que file dans tous les cerveaux
La tarentule du chaos.
Lisez cela vous-mêmes ; dame ! entre nous, ça ne veux pas dire grand’chose. Je ne vois pas très bien ce que c’est que la tarentule du chaos et pourquoi ce sont manchots plutôt que les boiteux qui hurlent dans la camisole de force.
Ecoutez le dire : cette poésie se transfigure. Les syllabes accentuées, celles qui sont l’ossature de la phrase, qui donnent à la pensée son relief et sa couleur, sont avec une habileté prodigieuse marquées de notes sonores, qui les enfoncent dans l’oreille. Sur ces mots amorce, entorse, force, torse, la musique plaque un accord violent, en sorte que la dernière syllabe s’enlève dans une gamme qui éclate comme le rire strident de la folie.
J’ai lu dans les journaux que cette musique ne ressemblait à rien, qu’elle était étrange comme le poète lui-même. Mais point du tout. Elle est, au contraire, une application, instinctive si l’on veut, car je crois que M. Rollinat n’a point appris les règles de la composition, mais très ingénieuse, très maligne des procédés ordinaires de la déclamation notée. Cela consiste à bien se pénétrer du rythme d’un morceau, et à renforcer les syllabes accentuées. C’est après tout ce que fait Gluck ; rien n’est au fond plus classique. C’est de la diction, en musique tout bonnement.
J’ai voulu m’en assurer. J’ai prié M. Maurice Rollinat de quitter le piano et de nous réciter, sans accompagnement aucun, comme un liseur ordinaire, quelqu’une de ses pièces, celle qu’il voudrait.
L’épreuve, pour moi, devait être décisive. J’étais convaincu d’avance qu’il dirait, comme il chante, pratiquant dans les deux cas le même système.
Il a choisi une des pièces de son nouveau recueil : les Deux Solitaires :
Je sais que, depuis des années,
Vous habitez un vieux manoir,
Qui se dresse lugubre et noir,
Sur des landes abandonnées ;
Vous y vivez sans chat ni chien,
N’ayant pour toute galerie
Que votre conscience aigrie
Qui suppute et qui se souvient ;
La pièce est fort longue, et le poète y dépeint les mystérieuses terreurs de l’homme vivant seul dans ces grandes vieilles chambres désertes, écoutant les voix du silence.
Un bruit monte et descend ; cela
Est sournois, confus, marche, cause…
Vous pourriez en savoir la cause,
Mais jamais en ce moment-là…
Ni des caveaux pleins de cloportes,
Ni des greniers pleins de souris,
N’est-ce pas que pour aucun prix
Vous n’entrebâilleriez les portes… ?
Non, vous n’imaginez pas la science de diction que déploie Rollinat pour accentuer ces vers. Je laisse de côté ses effarements de voix et ses mystères de gestes. Ce n’est que l’extérieur de son art ; le fond, le vrai fond de son talent, c’est qu’il suit, avec une attention scrupuleuse, le mouvement du rythme ; c’est que la voix frappe toujours sur la syllabe accentuée, la détache et la met en saillie ; c’est que dans cette diction tout est loyal et net : point de ces méchants petits artifices dont se servent les comédiens de profession, tels que le déblaiement trop rapide préludant à un vers sur lequel porte ensuite tout l’effort de la récitation. M. Rollinat (cela va sans doute étonner bien des gens, et lui-même peut-être) M. Rollinat est en diction un classique et un classique des plus purs.
– Ma foi ! lui ai-je dit, j’ai entendu Delsarte, qui a été, je crois, le meilleur diseur de notre temps, vous me le rappelez. La question est de savoir si M Maurice Rollinat dirait d’autres vers aussi parfaitement que les siens ; il nous a dit du Baudelaire, mais il est de la famille de Baudelaire ; je voudrais qu’il s’exerçât à réciter du Victor Hugo, de l’Alfred de Musset, du Coppée, et même, j’ajouterai tout bas, du Corneille et du Racine ; il serait un des premiers dans ce bel art de la diction, dont les fervents sont aujourd’hui si rares.
Remarque de Régis Crosnier : Quand Francisque Sarcey indique que « Dans le temps, [il avait] lu à [son] public du boulevard des Capucines, quelques-unes des pièces qui composent le volume des Névroses », il s’agit de la soirée du 9 mars 1883 (Paris du 9 mars 1883, page 4).
– Le Livre – Revue du monde littéraire, 10
juin 1886, pages 292 et 293.
Dernières publications – Poésies
L’Abîme. Poésies, par Maurice Rollinat.
Un vol. in-18. Charpentier. – Prix 3 fr. 5o.
Article signé « O. U. ».
Remarque de Régis Crosnier : « O. U. » sont
vraisemblablement les initiales d’Octave Uzanne, rédacteur en chef de cette
revue.
On se souvient du grand succès qui accueillit les
Névroses, le second volume poétique de Maurice Rollinat, il y a
bientôt trois ans. A ce moment, Rollinat fut un des lions du jour ; on
parlait du poète non moins que du musicien et du superbe diseur, car
entendre Rollinat soliloquer ses vers est assurément une joie non
pareille ; l’homme s’identifie à l’œuvre, la fait valoir, l’exalte
par sa parole vibrante, passionnée et tragique, par son geste large,
saccadé, soulignant les moindres effets, par sa physionomie énergique,
extraordinairement mobile et d’une beauté dramatique incomparable. Il
apporte tant de fougue et de lyrisme dans son jeu et sa diction que, pour
qui l’a entendu et admiré, il semblera toujours que derrière le volume
imprimé, il manque l’homme pour l’interpréter encore et
toujours ; ainsi devait-il en être pour ceux qui applaudirent à
Chopin exécutant Chopin. Il reste une telle vision que la version écrite
apparait froide, l’artiste n’est plus là pour l’orchestrer de son
essence divine et pour ajouter au talent cette double croche de l’individualité
agissante.
(…)
– Émile Goudeau
Dix ans de bohème (La librairie illustrée, Paris, 1888,
286 pages).
(page 77) (...)
Je ne connaissais Maurice Rollinat que par quelques
pièces de vers publiées ici ou là.
Mais en face du piano révélateur de cette minuscule brasserie, nous ne tardâmes pas à lier connaissance. Triste et sombre dans la solitude, il devenait un gai compagnon parmi nous. Et quand le joyeux et robuste Normand Charles Frémine et le vaporeux dessinateur et gentil poète Georges Lorin se trouvaient être de la partie, on disait des vers et des chansons, et, peu à peu, le sauvage Rollinat se laissait entraîner, et, alors, plaquant des accords sauvages, il faisait retentir avec sa rude voix les entrailles des auditeurs, en chantant la musique presque religieuse composée par lui sur des sonnets de Beaudelaire.
(page 78)
Maigre, le front ombragé par d’épaisses boucles de
cheveux châtains, l’œil enfoncé sous l’arcade sourcilière – l’œil
bleu vert – la bouche grande, une moustache dure, la figure ravagée,
tourmentée, grimaçante, et la voix surtout, la voix dont les deux octaves
avaient tour à tour d’exquises tendresses, des miaulements fous et d’empoignantes
notes basses : tout cela impressionnait vivement et remuait les nerfs.
(...)
(page 81) (...)
[À propos du poème « L’Hôte suspect » de
Maurice Rollinat]
Le vers de onze syllabes employé là ne prend toute sa
valeur que quand le poème est déclamé par Maurice Rollinat ; il fait
passer à travers ce système claudicant l’intensité de la peur, de l’horrible
peur dont le poète est saisi en ce pays berrichon si sauvage, mais qu’il
adore parce que précisément il y éprouve le vertige de l’épouvante !
(...)
(page 83)
Ceux qui n’ont eu sous les yeux que la musique gravée
de Rollinat, ceux qui n’ont pas entendu cet artiste original, bizarre et
tourmenté, gémir d’une voix profonde les deux quatrains, lancer
violemment le premier tercet, et terminer par un cri terrible d’angoisse
effroyable le second, ne peuvent pas se rendre compte de l’effet produit
par ce chant, la première fois qu’on l’entendait.
(...)
(page 175) (...)
Dénombrons ! dénombrons ! C’était Maurice
Rollinat qui venait, de sa grande voix de lamentation, chanter les
Platanes de Dupont dont il avait écrit la musique, ou qui, secouant sa
chevelure sur son front, dardant de terribles regards, et tordant sa bouche
en un satanique rictus, débitait le terrible Soliloque de Troppmann,
ou quelqu’une de ses autres pièces : Mademoiselle Squelette, la
Dame en cire, etc. (1). Auteur, acteur, compositeur, chanteur et
pianiste, Maurice Rollinat obtenait un succès incroyable, en torturant les
nerfs de ses auditeurs. Si je devais seulement citer les pièces, ou les
musiques, qui firent trépigner les hydropathes, dans un délire d’applaudissements,
je serais obligé de prendre la liste de ses poèmes, les Brandes et les
Névroses, et de ses (page 176) chants
publiés chez Hartmann. Qui n’a fait que le lire, n’a point connu ce
merveilleux artiste.
(...)
(1) Les Brandes, les Névroses de Maurice Rollinat, Charpentier, édit.
(page 194) (…)
Et maintenant parlons un peu de musique. Oh !
quelques noms à peine. (…) Maurice Rollinat avec ses compositions
macabres, et sa terrible voix de deux octaves, âpre, dure, perforante. (…).
– Charles Buet
Revue politique et littéraire – Revue bleue, n° 14 du
6 octobre 1888, pages 443 à 448.
« Les artistes mystérieux – M. Maurice
Rollinat ».
(…)
[Maurice Rollinat] se mit au piano. Il voulait tout d’abord
étonner son auditoire, et, de fait, il le surprit avec la sombre et
plaintive mélopée du Fantôme d’Ursule. Puis il chanta, à la
défilée, interrompu à chaque strophe par des applaudissements d’abord
discrets, plus vifs ensuite, et finalement enthousiastes, la Causerie,
l’Idéal et la Mort des pauvres, de Baudelaire ; sa
mélodie des Corbeaux, le Cimetière aux violettes, et, pour
bouquet, la prestigieuse ballade de l’Arc en ciel d’automne. A ce
moment je regardai M. d’Aurevilly : le fier gentilhomme pleurait. (…)
Après trois heures de cette musique infernale, nous étions tous ivres, mais de la plus douce et de la plus bizarre ivresse. Victor Hugo, qui félicitait Baudelaire d’avoir créé « un frisson nouveau », aurait pu féliciter Rollinat d’inventer une ivresse nouvelle de l’intelligence. Il est vrai qu’il se contenta de dire, peu de jours plus tard : « C’est d’une beauté horrible ! » M. d’Aurevilly, songeur, murmurait : « C’est une Euménide ! » Les jeunes, tous, oublieux des jalousies généreuses que provoque l’éclatante supériorité d’un camarade qui ne peut pas être un grand homme pour ses familiers, battaient des mains, exaltés par cette poésie étrange, par cette musique sans règle, ni lois, ni grammaire, ni science, et si puissante ! et si vibrante !… échauffés par cette voix qui parcourait toutes les notes de la gamme, allant du soprano aigu, au bourdonnement de la basse. Mais comment expliquer et décrire des impressions si multipliées ? On ne dissèque point la musique géniale de Rollinat, pas plus qu’on ne décompose la couleur et le procédé des peintres florentins. Ce n’est pas du Chopin, ni du Schumann, ni du Schubert, ni du Wagner, ni de l’allemand, ou de l’italien, ou de l’iroquois.
C’est une phrase musicale, une mélodie si vous voulez, qui s’adapte exactement aux paroles qu’elle doit transmettre, et que toute autre musique ne porterait pas. (…)
– Armand Dayot
Le Figaro du 14 janvier 1892, page 1.
Article « Rollinat ».
(…)
Voilà quinze ans que je vis Rollinat pour la première
fois. C’était dans une petite brasserie du quartier latin, tout à côté
de l’Odéon. Il n’avait encore publié aucun volume et, rapsode errant
de la rive gauche, il noctambulait infatigablement à travers les ruelles
désertes des vieux quartiers et le long des quais silencieux, toujours
accompagné d’un groupe d’admirateurs fervents, avides des sensations
aiguës et troublantes qui naissaient de ses vers et de ses chansons
tristes.
Parfois le groupe des promeneurs s’arrêtait devant un café, riche d’un piano presque aphone et très délabré, mais auquel d’effrayants accords rendaient miraculeusement la jeunesse et la voix.
L’impression que produisit sur moi cette rencontre fut si profonde, qu’aujourd’hui encore je ne puis me fredonner à moi-même un de ces airs si douloureusement évocateurs, si étrangement nostalgiques, sans revoir aussitôt, à travers toutes ces années disparues, cette petite salle de brasserie, toute basse, tout enfumée, pleine d’auditeurs attentifs, poètes, écrivains, peintres, sculpteurs…, dont beaucoup sont aujourd’hui célèbres. Et au son de cette musique inouïe, faite de mélodieux lambeaux dont Rollinat habillait tour à tour, avec un art magique, les poésies de Baudelaire et les siennes, des émotions confuses, puis poignantes, prenaient tous ces cœurs d’artistes et bien des yeux s’emplissaient de larmes.
Quant à Rollinat, tantôt si bas courbé sur son piano que les longues mèches de ses cheveux noirs en balayaient les touches, tantôt brusquement redressé, les yeux au ciel, la lèvre tordue, le masque douloureusement tragique, il me faisait songer à l’étrange et vivante ébauche de Paganini par Delacroix. Vous rappelez-vous ce maigre personnage vêtu de noir, à la taille très courbée, presque déhanchée ? Son teint est d’une mortelle pâleur, son sourire amer et satanique, et de son Guarnerius enchanté on croit entendre s’échapper à la fois, dans une fantastique harmonie, les lamentations de Moïse et les ricanements des stryges.
Tel Rollinat m’apparut pour la première fois dans
cette petite brasserie enfumée, au milieu de cet auditoire très
compréhensif.
(…)
– Gustave Geffroy
Le Gaulois du 17 janvier 1892, page 1.
Article « Maurice Rollinat ».
(…) J’ai entendu le poète, dans la petite église de
la Creuse, au milieu du village où il vit, je l’ai entendu chanter des
airs glorieux et simples composés pour cette nuit de Noël. Il chantait, et
notre ami Louis Mullem tenait l’harmonium, et je puis dire l’attention
haletante de la foule des humbles au dessus de laquelle planait cette voix
dominatrice.
(…)
– Gustave Geffroy
La Justice du 16 février 1892, page 1.
« Chronique : Au Théâtre d’Application,
Poésie et musique de Rollinat ».
(…)
Il n’était pas là,
lui, le poète de cette poésie, le musicien de cette musique, l’acteur
et le chanteur à la voix et au geste inoubliables. Il n’était pas là,
et ses amis, par extraordinaire, se réjouissaient de son absence. Son
inspiration était confiée à des interprètes, elle connaissait le sort
commun de toutes les pages
violemment personnelles qui s’en vont trouver la foule à
travers l’acteur.
Un tel départ dans le hasard, un tel appareillage pour l’inconnu, la mise en communication périlleuse et vaillante avec le public, voilà ce que quelques-uns souhaitaient depuis longtemps pour Rollinat. Il se trouve qu’ils ont eu raison. La certitude s’est faite que son piano et sa voix, à lui Rollinat, ne constituaient pas tout son art. On s’est enfin aperçu que cet art existait par lui-même, et qu’il y avait un poète sous l’acteur, un musicien sous le chanteur, une pensée sous les paroles, un rythme sous les douceurs, les mélancolies et les cris passionnés de la voix.
Et comment les choses seraient-elles autrement ? Il
aurait été impossible à Rollinat de fanatiser les auditoires qu’il a
eus avec les seules qualités physiques de l’expression du visage
et de la puissance de la voix. S’il n’y avait eu qu’une matérialité
de moyens mise au service de rien, ceux qui auraient été pris et
étonnés une fois n’y auraient pas été repris. Ils auraient regretté
leur étonnement, ou tout au moins ils auraient passé outre. Mais non, ils
ont été des captifs et des fanatiques de leur impression première.
Ils n’ont pas eu de repos qu’ils ne l’aient
eu renouvelée, ils n’en ont jamais été lassés.
(…)
– Francisque Sarcey
Le Temps du 22 février 1892, page 2.
« Chronique théâtrale ».
(…)
Le Cercle d’application nous a conviés, dimanche
dernier, à entendre un certain nombre de poésies de M. Maurice Rollinat,
chantées ou dites avec accompagnement de musique par différents artistes,
qui n’étaient, certes, pas les premiers venus.
Cette représentation, qui devait être unique, avait été organisée par les amis du poète, afin de célébrer l’apparition d’un nouveau recueil de poèmes, qu’il vient de publier, sous ce titre : la Nature. J’avoue qu’aimant Rollinat je n’étais pas sans inquiétude sur l’issue de l’entreprise. Ses poésies et la musique dont il les accompagne me semblaient ne pouvoir être dites que par lui : à ces vers étranges il sait donner des sonorités fantastiques : on se croit, en l’écoutant, transporté dans le pays du rêve, où chuchotent des voies mystérieuses, où éclatent de temps à autre de stridents coups de trompette.
J’ignore si Rollinat, bien qu’il soit artiste jusqu’au
bout des ongles et qu’il possède une diction d’une netteté et d’une
force rare, saurait aussi bien traduire du Lamartine ou du Victor Hugo. Ses
vers et lui ne font qu’un. C’est aussi ce qui fait qu’ils perdent dans
une autre bouche beaucoup de leur prix.
(…)
– Armand Dayot
Revue Illustrée du 1er mars 1892, pages 189
à 194.
« Maurice Rollinat ».
(page 189)
Ne cherchez plus mon cœur, les bêtes l’ont mangé…
Hélas ! ces mèches sont allées « où nous irons tous. » Elles n’ont pu trouver grâce devant les impitoyables ciseaux du perruquier de Fresselines. – Que les biographes se le disent.
Fort heureusement, aucune des forces du poète ne résidait dans l’opulence absalonienne de sa chevelure, et le cruel coup de ciseaux du Figaro champêtre n’eut aucun fâcheux effet sur les cordes vocales. Il me semble (page 190) même que la voix de Rollinat a aujourd’hui plus d’ampleur, plus de sonorité, plus d’étendue qu’il y a quelques années, cette voix inclassable, tour à tour d’une douceur exquise et d’une gravité profonde, puis mordante, presque grinçante et qui tout d’un coup, sans transition aucune, se pliant brusquement aux folles exigences de la musique qu’elle traduit, franchit sans effort tout l’espace du clavier. – Lorsque je songe aux sensations d’art si aiguës, si rares, si troublantes, que j’ai personnellement éprouvées en écoutant chanter Rollinat, je ne puis m’empêcher de plaindre ceux qui ne l’ont pas entendu, et qui sans doute ne l’entendront jamais, s’il persiste dans sa résolution, fort sage peut-être, fort regrettable assurément, de ne plus dire lui-même ses œuvres en public, afin de prouver, une fois pour toutes, que la puissance de son art existe en dehors de la magie de son interprétation personnelle.
Oh ! cette inoubliable voix qui remuait jusqu’au fond de l’âme les plus insensibles et triomphait des natures les plus rebelles à la musique. Théophile Gautier eût versé des larmes en écoutant Rollinat chanter le Recueillement ; Hugo eût applaudi à la sombre mélodie de la Nuit tombante qu’on écoute avec le même sentiment de terreur vague que celui qu’on éprouve en sentant s’épaissir autour de soi les ténèbres dans la solitude ; Théodore de Banville ne pouvait se lasser d’entendre la musique éolienne de la Blanchisseuse du Paradis. – (…)
– Charles Fuster
L’Estafette du 3 mars 1892, page 1.
« Petits papiers d’un homme d’aujourd’hui – Le
cauchemar ».
Tout à l’heure, chez Sarcey, rencontré Maurice Rollinat.
Le poète des Névroses, – devenu celui de la Nature, – a, pour quelques jours, quitté son pays de Creuse, ses plateaux rocailleux et sa solitude.
Abrupt, silencieux, il est toujours le même : l’air fruste, le geste saccadé et jamais fini, les cheveux plantés tout droit, – avec de l’étrangeté au fond des yeux.
Comme il le fit autrefois, – n’est-ce pas chez Sarah Bernhardt ? – le soir qui le rendit célèbre, Rollinat s’est mis au piano. Devant ces jolies femmes, ce petit coin du « Tout Paris » qu’on dit blasé, – et qui ne l’est pas tant que ça ! – il a chanté, en les mimant avec furie, un Automne impressionnant, « suggestif », mais surtout ces poèmes macabres : Les Yeux morts, le Convoi, qui ressemblent à un château hanté d’Edgar Poe, et où la folie grince des dents.
Il nous a montré
Ce mort qui va, dans le brouillard,
Avec sa limousine en planches.
Puis ces yeux, ces beaux yeux « chastes et fous », ces yeux qui donnaient le vertige, et dont rien ne demeure plus, – rien, que le souvenir d’un regard persécuteur, et les deux trous où brilla l’âme.
C’est, – je vous en réponds, – la terreur aux
moelles que nous sommes sortis.
(…)
Remarques de Régis Crosnier :
– 1 – Charles Fuster, né le 22 avril 1866 à Yverdon (Suisse) et décédé le 7 janvier 1929 à Nanterre (Seine-et-Oise), est un poète, critique littéraire et romancier. À l’époque de l’article, il a vingt-cinq ans et découvre la poésie et la musique de Maurice Rollinat.
– 2 – La soirée consacrée aux œuvres de Maurice Rollinat s’est déroulée le 14 février 1892 à La Bodinière, et son livre La Nature est paru le 17 février. Maurice Rollinat s’est déplacé à Paris suite à ces deux évènements. « Le lendemain de la toute récente et inoubliable soirée où les premiers artistes lyriques et dramatiques de nos grandes scènes interprètent avec un si vif succès les poésies et les mélodies de Rollinat, le poète débarquait à Paris. » écrit Armand Dayot (Revue Illustrée du 1er mars 1892, page 189).
– 3 – Quant à Francisque Sarcey, il avait lu salle des Capucines, lors de la soirée du 9 mars 1883, des poèmes de Maurice Rollinat extraits de son livre Les Névroses (Paris du 9 mars 1883, page 4). Il n’a apparemment rencontré et entendu le poète qu’en 1886 : « J’ai eu cette semaine le plaisir de rencontrer, dans une maison amie, M. Maurice Rollinat, dont un nouveau volume de poésies, l’Abime, vient de rejeter le nom dans le courant des conversations parisiennes. » (La France du 8 mai 1886, page 1).
– Les Annales Politiques et Littéraires, n°
454 du 6 mars 1892, page 149.
« Les Échos de Paris ». Article non signé.
(...)
Nous ayons parlé à nos lecteurs de Maurice Rollinat.
Nous leur avons présenté le poète, mais ils ignorent le musicien. Or,
Rollinat est aussi curieux comme musicien que comme poète… Il chante
lui-même ses compositions, et son chant a quelque chose de particulier, d’original
et de saisissant. Il possède une voix étrange et superbe, une voix qui se
plie à toutes les nuances du sentiment, douce comme les caresses de la
brise quand elle exprime l’amour, terrible quand elle traduit la passion
ou la colère, stridente quand elle rend l’impression de la folie.
Nous avons eu le plaisir d’entendre Rollinat au dernier
vendredi de notre collaborateur Francisque Sarcey. Il nous a chanté
quelques morceaux qui nous ont secoué jusqu’aux moëlles. L’un d’eux
surtout, intitulé le Convoi funèbre, nous a fait passer un grand
frisson. Il s’en exhale une tristesse infinie et une poésie délicieuse.
(…)
– Octave Uzanne
L’Art et l’Idée du 20 mars 1892, pages 192 à 195.
Article « Maurice Rollinat, Le poète d’antan –
Silhouette de souvenir, A propos d’un portrait de Gaston Béthune ».
(…)
Le portrait de Gaston Béthune suffit à évoquer ce
Rollinat d’antan, alors qu’il plaquait des accords pour accompagner l’air
macabre du Mort joyeux ou les mélodies exquises des Blanchisseuses
du Paradis. On retrouve surtout dans ce portrait, l’être falot, à l’œil
pervers, au masque tragique, au geste pittoresque, à l’esprit
prime-sautier avec lequel on s’attardait de longues heures nocturnes pour
le plaisir d’entendre, secoué par un singulier frisson sépulcral, ses
plus récentes compositions funèbres qu’il aimait à dire, campé sous un
réverbère, avec des accents d’un lugubre inoubliable, des manières à
la Taillade, et un amour de la reprise des dernières stances, quatrains ou
tercets différemment exprimés sur ces intonations, pour mieux faire valoir
ce dont il était satisfait et l’ancrer davantage dans l’esprit de son auditeur.
(…)
– Jean Ajalbert
Gil Blas du 2 mai 1893, page 1.
« Sensations d’un Suspendu ».
[À propos du Livre de la Nature de Maurice Rollinat]
(…)
J’avais entrouvert le livre, mais je ne lisais point encore, l’oreille
frappée du moindre bruit qui provenait de la porte derrière laquelle
siégeait l’hermétique huis-clos… Puis voici que j’entendais la
voix de notre ami, sa voix à lui, sa musique à lui, et rien qu’à lui,
et que par une phrase retrouvée et fredonnée, je tombais en proie a
cette fascination qui est en lui, lorsqu’il parle, chante, et vous prend
pour ainsi dire à bras le cœur, vous empoigne, vous secoue par le fond
de l’âme, si brutalement, délicieusement et inoubliablement… Et
voici que je suis emporté, par tant d’amples strophes vigoureuses,
rythmées d’un souffle puissant et soutenu… Voici que se déroulent à
vastes fresques les paysages de brandes, où rôde la seule vipère sous
le soleil cuisant de midi ; des paysages de roc brûlé et de caillou
où glisse la flânerie des lézards ; des paysages violents et
heurtés, adoucis par endroits d’une mare mélancolique que hante le
peuple vert des grenouilles ; des paysages d’arbres et de fleurs
aussi, traversés de courantes rivières à truites, où sur les rives
tournent les éphémères, ronflent les libellules nacrées ; voici
des torrents bruyants, et des étangs unis comme un miroir ; le val
rouge de coquelicots, où la lande stérile et crevassée ; la bête
à bon Dieu ou le vieux bourriquot ; l’étendue déserte et le
village tout retentissant des sabots des gamins retour de l’école ;
voici à travers ces pages délicates et fortes, de la sérénité de
Virgile et de l’âpreté de Lucrèce, et voici de l’humour du terroir,
comme hérité de la Fontaine… Et c’est, ne devant rien aux autres, la
personnalité de Rollinat, dans ce Livre de la Nature, où je suis
plongé maintenant :
(…)
– Le Rappel du 21 juillet 1895, page 2.
Rubrique « Les on-dit » signée « Le Passant »
(un des pseudonymes utilisés par Ernest d’Hervilly).
Maurice Rollinat est décoré comme poète et comme musicien, deux qualités qu’il possède à un degré au moins égal, bien que sa musique soit plutôt goûtée des artistes et des poètes que des musiciens de profession.
Je me rappelle qu’un soir, chez Leconte de Lisle, où il y avait réunion nombreuse, Rollinat se mit au piano et chanta de sa belle voix, si profondément captivante, une mélodie qu’il venait de composer sur le sonnet de Baudelaire, qui commence par ce vers :
Vous êtes un beau soir d’automne clair et rose.
Quand il eut fini, Leconte de Lisle, qui pourtant ne s’émeuvait pas facilement et n’était nullement prodigue de compliments, se leva transporté, et prenant les mains de Rollinat : « C’est superbe ! c’est admirable ! lui répétait-il, vous me voyez tout ému… »
Onques ne vis, en effet, un Leconte de Lisle aussi enthousiaste.
– Lucien Descaves
L’Écho de Paris du dimanche 28 juin 1896, pages 1 et 2.
« Maurice Rollinat ».
(page 2) (…)
Rollinat chantait, et chantait incomparablement, la
musique dont il couronnait les vers de Baudelaire ou les siens, comme on
répand sur des fleurs artificielles des essences appropriées. Excepté les
compositeurs qui jugeaient Rollinat sur une succession de quintes et
refusaient de prendre au sérieux un homme manifestement brouillé avec les
mathématiques de la fugue et du contre-point, il n’était personne que
Rollinat, au piano, ne subjuguât. Quiconque l’a entendu interpréter de
Baudelaire : le Jet d’eau, Madrigal triste, l’Invitation
au voyage, Chanson d’après-midi, ou telle pièce des Névroses
et de la Nature, emporte un souvenir ineffaçable de ce talent
exaspéré, agreste et charmeur, corrosif et balsamique à la fois, qui
râpe les nerfs, vrille le cerveau, glace le cœur et panse ensuite les
blessures qu’il a faites, en évoquant le champ de colzas, les pêchers
roses, la perdrix grise dans le sillon, des paysages de qualité et d’apaisement.
(…)
– Maurice Guillemot
Gil Blas du 29 juin 1896, page 2.
« La Vie littéraire – Les Apparitions, par
Maurice Rollinat ».
(…)
Poète et musicien, les deux ne faisant qu’un, sachant
noter l’harmonie des choses et combiner le rythme des mots, connaissant
les mille onomatopées éparses sur la terre, il est bien l’aède rustique
qui va chantant ses vers en toute la sincérité et la conviction de son
âme. Sa Muse est une sphinge à la crinière de couleuvres et de vipères,
aux regards profonds d’ombre, aux lèvres terribles de vampire, à la
croupe rude et annelée du squelette.
Le rêveur des grands bois, le campagnard de là-bas, le
solitaire des brandes, familier aux bruits de la nature, aux
« aboiements des chiens dans la nuit », est l’auteur né d’un
art théâtral unique, d’une mélodramatique mimique effroyablement
suggestive ; Rollinat se met au piano, plaque de ses doigts nerveux des
accords répétés, se penche sur l’instrument comme pour l’étreindre,
rejette sa tête ainsi qu’en un recul d’épouvante, et d’une voix tour
à tour caverneuse, vibrante, douce ou formidable, chante la mélopée du
« fou », et l’on est saisi alors malgré soi d’un trouble
– même pénible – d’admiration, des frissons vous courent dans les
moelles, la jouissance artistique confine au malaise, c’est tenaillant et
douloureux, c’est superbe !
(…)
(NB : Ce texte était déjà paru dans Le Pierrot n° 9 du 31 août 1888, page 4, mais signé « Collodio », et dans La Patrie du 25 février 1892, page 2, dans l’article « Un poète rustique » signé de son nom.)
– L’Éclair du 26 juin 1898, page 1.
« Un poète-paysan à Paris : Maurice Rollinat » (article non signé).
(…)
Il chante, en appesantissant sur le piano ses doigts nerveux, esclaves d’un jeu fantastique. Et sa voix éclate, railleuse et métallique, tantôt douce comme une plainte, ou lugubre comme un lamento, ou poignante comme un râle. Voix et musique sont personnelles, sans classement au registre des genres. Elles sont ce que les veut le poète, qui ne chante point pour seulement ajouter un charme banal aux idées qu’expriment ses vers, mais pour les enrichir des nuances que le verbe unique ne leur donne pas.
(…)
– Francisque Sarcey
Le Temps du lundi 27 juin 1898, page 2.
« Chronique théâtrale ».
(…)
– Prenez Rollinat lui-même, dis-je ; c’est
encore lui qui dit le mieux ses vers. Il a dit chez moi deux ou trois de ses
pièces, en s’accompagnant au piano ; nous avons tous, en l’entendant,
senti passer le vent de la mort. C’était un frisson horrible et
délicieux. Nous nous sommes crus transportés en plein conte d’Hoffmann.
(…)
– Judith Cladel
La Fronde, mardi 28 juin 1898, page 1.
« Ceux que j’ai vus – Maurice Rollinat ».
(…)
Après le repas improvisé, il se mit au piano, préluda,
d’un jeu saccadé et précipité, avec ses longs doigts noueux, ligneux
autant que les crochets de bois des faux, et tout son corps, depuis ses
pieds et ses jambes enroulées autour de sa chaise, jusqu’à sa mèche
toujours flottante et voltigeante, remué et trépidant il chanta.
Il chanta surtout des vers de Baudelaire auxquels il
avait étroitement ajusté des mélodies prenantes, enlaçantes, pleines de
pureté et de beauté élancée, des mélodies qui collaient à cette
magique poésie, autant qu’un voile sur un corps nu. La Tristesse de la
Lune, le Madrigal triste, la Causerie, l’Idéal, l’Invitation
au voyage, il en déroulait les magnifiques et sanglotantes paroles,
portées de haut en bas, sur le chemin sonore des gammes, que grimpait et
descendait impunément sa voix de si séduisante souplesse, qui grinçait
aux notes aiguës, telle qu’une vrillante chanterelle, puis s’épanouissait
en ondes sereines et charmantes, aussi lucides que parfumées, tout à coup
réveillées d’un éclat qu’il arrachait d’un coup de gosier comme on
donne un coup de dent, avant de sombrer aux profondeurs caverneuses où la
poussait le drame constant de sa pensée ténébreuse.
(…)
(NB : Judith Cladel a donné une description de Maurice Rollinat chantant un peu plus complète dans son article « Variétés – Maurice Rollinat », paru dans La Dépêche (Toulouse) du 7 novembre 1903, page 5. Voir ci-dessous.)
– Jacques-André Mérys (pseudonyme
utilisé par Pierre Blanchon)
Journal des débats politiques et littéraires du 4
juillet 1898, page 2.
« Maurice Rollinat chez lui ».
(…)
Il faut entendre chanter le poète, quand il s’accompagne
au piano, pour connaître la sincérité d’émotion qu’il a mise dans
son œuvre. L’étrangeté de la note et du verbe s’accroît de celle de
la voix, dont les ressources, le timbre, l’accent sont d’une
originalité saisissante. Ceux devant lesquels il a interprété les Yeux
morts, l’Aboiement des chiens dans la nuit, la Chanson d’automne,
la Chanson de la perdrix grise, tant d’autres mélodies de sa
composition, n’oublieront jamais le frisson qu’ont fait passer en eux
ces évocations de la nature et du monde intérieur, l’émotion artistique
d’une qualité si rare que leur a causée cet effort surhumain pour
exprimer l’inexprimable.
(…)
– Maurice Talmeyr (nom de plume de Marie-Justin-Maurice Coste)
Le Matin (Derniers télégrammes de la nuit) du 4 mars
1901, page 1.
« Souvenirs de Journalisme – Nouvelle série –
Lancement d’une bière… »
(…) Tiens, reprenait-il [Mario Proth] en même temps,
en entendant des accords, voilà le piano… Ah !… tenez, c’est par
ici, dans la pièce à côté… Allez entendre… Ça doit être Rollinat…
(…)
Rollinat !… Je ne le connaissais pas encore non plus, mais on parlait déjà de lui. Il faisait des vers sur Troppmann, mettait Baudelaire en musique, et je passais, pour l’écouter, dans la chambre voisine… (…)
Les accords, cependant, soufflaient comme en tempête, et c’était bien Rollinat qui les tirait du clavier. Il avait une tête pâle et juvénilement satanique, qu’on aurait pu dessiner en trois coups de plume sur une feuille de papier blanc : un long rectangle blême pour le visage, un casque d’encre pour les cheveux, un petit trait fin pour la moustache, et deux trous de vrille pour les yeux. Il ne plaquait pas ses accords, mais les déchaînait, et chantait, en même temps, sur un rythme emporté, des vers morbides, d’une voix sombre… C’était saisissant et frénétique, et des « ah ! » d’admiration, ou des approbations plus froides, partaient des auditeurs qui se hissaient sur le bout des pieds, fumotaient à petits jets et lampaient à petits coups… (…)
Remarque de Régis Crosnier : Cette scène se déroule chez Mario Proth qui organisait ce soir-là le lancement d’une bière autrichienne, la Pilsen. Régis Miannay, dans son article « Rollinat et Baudelaire » paru dans le Bulletin de la Société "Les Amis de Maurice Rollinat" n° 39 – Année 2000, pages 3 à 5, situe cette soirée « probablement en juin 1873 ».
– Marie Krysinska
La Revue du 15 août 1901, pages 384 à 397.
« Les artistes maudits ».
(page 393)
(…) [à propos de Maurice Rollinat]De rares dons ornaient cette nature et tout concourait à un ensemble émotionnel. Le masque inspiré, halluciné presque, aux yeux de mer mélancolique, à la chevelure d’or sombre…
Une voix surhumaine, d’un registre invraisemblablement étendu, était au service de ses compositions étranges.
Parfois une inflexion suave et enjôleuse se terminait dans un cri éloquent d’une beauté sauvage – cri d’âme éperdue, soupirante et ravie à la fois.
Il savait, dans ses chansons, faire passer le frisson ample du paysage, traduire, non point par des effets limitatifs, mais par une impérieuse suggestion, la voix de quelque oiseau plaintif, parmi les landes, la hantise d’une ombre chère, le vol funèbre des corbeaux :
Les corbeaux volent en croassant
Tout autour du vieux donjon qui penche…
Ou bien encore la fruste tristesse d’un convoi campagnard :
Le mort s’en va dans le brouillard
Avec sa limousine en planches
Pour chevaux noirs – deux vaches blanches.
Un chariot – pour corbillard.
(…)
- Faverolles (pseudonyme utilisé par Joseph Montet)
Le Gaulois du 27 octobre 1903, page 1.
« La mort du poète - M. Maurice Rollinat ».
(…)
Mais, pour comprendre ce que fut Rollinat et la puissance de son action sur ceux qui connurent le bonheur de
l’approcher, il faudrait l’avoir vu, au piano, interpréter lui-même une série de ses œuvres. Il chantait ses poèmes. Mais son chant était une chose unique, parce
qu’en lui le poète, le musicien et l’interprète ne faisaient qu’un, au sens étroit et absolu du mot.
J’entends par là que sa musique n’était pas plaquée sur sa poésie. C’était comme
l’âme sonore de sa pensée. Et sa voix était l’instrument prédestiné et exclusif de cette sonorité. Nos meilleurs artistes, nos plus grands, dirai-je, se sont essayés à interpréter Rollinat. Beaucoup
s’y montrèrent remarquables. Aucun n’égala, même de loin, cet artiste fruste et inconscient
qu’était Rollinat lui-même.
Sa puissance d’évocation était prodigieuse. Deux mesures chantées par lui de sa voix prenante, à la fois rude et souple, et
c’était instantanément pour l’auditeur, l’oubli de l’ambiance réelle, le transport soudain, à des centaines, à des milliers de lieues, dans le coin de nature où il vous emportait, dans
l’azur frémissant de lumière où il vous ravissait... Et, en disant cela, en me rappelant les émotions si poignantes et si rares que je lui dois, ma tristesse redouble, car je pense que, maintenant personne, hors ceux qui gardent de tels souvenirs, ne pourra savoir ce que fut ce complexe et incomparable artiste...
(…)
– Octave Uzanne
L’Écho de Paris du jeudi 29 octobre 1903, page 1.
« Le Chantre des Frissons, de la Peur, des Spasmes et
de la Mort ».
(…)
Il exerça sur tous ceux qui l’approchèrent une
impression spéciale, caractéristique, exceptionnelle, ineffaçable. Il
était bien l’homme et l’acteur de son œuvre, qui ne prenait toute sa
valeur qu’interprétée par lui. (…) Aussitôt qu’il était lancé,
échauffé par une atmosphère de sympathies, rien ne l’arrêtait plus. L’œil
en feu, le geste démoniaque, la main fantômale, rejetant, d’un geste en
arrière, les boucles de sa chevelure qui tombaient en branches de
saule-pleureur sur son front noblement triste, il chantait d’une voix
pénétrante, inexprimable : Le Mort dans le brouillard, ou
bien : Le Meneur de loups, sinon : Les Blanchisseuses du
Paradis. Et jamais il ne se lassait ; jamais il ne donnait la plus
légère sensation de satiété. « Encore, Rollinat !
Encore ! » disait-on. Alors le diseur à physionomie
composite de Taillade, de Paganini, de Baudelaire et de Rubinstein relevait
de nouveau les boucles folles qui lui empanachaient le regard, et toussant,
proférant des hum ! hum ! satisfaits, il plaquait de
nouveaux accords et chantait volontiers de sa voix vibrante et ténébreuse
des couplets pleins de frissons, de voluptés, d’effroi et de mystère.
(…)
– Le Pays du 29 octobre 1903, page 2.
Article « Rollinat » non signé.
(…)
Il faut reconnaître que les vers de Rollinat dits par
lui-même, aussi bien que ses mélodies chantées par lui, s’accompagnant
au piano, avaient une prodigieuse intensité.
Mais il leur communiquait par son tempérament
particulièrement vibrant, par sa voix très personnelle aussi, quelque
chose qui leur faisait défaut quand un autre interprète se substituait à
lui.
(…)
– Gustave Geffroy
La Dépêche (Toulouse) du 31 octobre 1903, pages 1 et 2.
« Causeries – Maurice Rollinat ».
(page 1)
(page 2)
(…)
– Arsène Alexandre
Le Messin du 31 octobre 1903, page 1.
« La mort d’un poète ».
(…) La voix complétait cet ensemble. Voix tantôt caverneuse, tantôt grinçante comme une crécelle, tantôt perçante et élevée comme une plainte d’oiseau de nuit. Mais cette voix chantait admirablement les vers et la musique de l’artiste, car c’était non seulement un véritable poète, mais encore un compositeur de haute valeur.
Les plus grands artistes, les meilleurs diseuses ont chanté les mélodies rollinatesques, mais
c’était encore lui qui les disait le mieux et les chantait de la façon la plus prenante.
(…)
– Lucien Descaves
Le Journal du 1er novembre 1903.
« L’ÉVADÉ ».
(…) Il faut l’avoir entendu, ne fût-ce qu’une
seule fois, pour apprécier à sa profondeur son influence magnétique. La
fibre qu’il avait touchée vibrait encore vingt ans après la secousse
première. Il suffisait, pour réveiller dans la mémoire de l’oreille le
son de sa voix, que son nom fût simplement prononcé, qu’on aperçût sur
un piano un recueil des poèmes qu’il avait mis en musique, ou bien qu’un
imprudent se risquât à les interpréter après lui. Il apparaissait alors
en vision, la chevelure houleuse, le corps projeté, les mains au clavier,
frappant, cravachant, éperonnant, domptant la bête sonore qui grondait et
gémissait aux appels stridents de son maître.
(…)
– Georges d’Esparbès
Le Matin (derniers télégrammes de la nuit) du 7
novembre 1903, page 1.
« Le cygne noir ».
(…)
Je prétends que si l’on n’a jamais entendu Rollinat,
on ne peut rien en savoir, puisqu’on n’a rien ressenti. Pour en parler,
il faut avoir connu ce triste chanteur de la Mort, ce cygne noir des
Mélancolies et des Détresses.
(…)
Pour ceux qui l’entendirent alors, quand il chantait en s’accompagnant au piano, quel souvenir ! Car ce poète était aussi un musicien, créateur d’un art sinistre et fantastique, aux échos d’outre-tombe, où retentissaient tour à tour des harpes d’anges et des râles de démons.
Un rictus à sa bouche glacée, ses doigts maigres
effleurant les touches, assis sur l’angle d’un tabouret, le corps à
demi tourné, sa belle tête pâle et noire penchée vers nous, il
psalmodiait, ce soir-là, plus qu’il ne le chantait, un poème composé la
veille et intitulé la Maladie. Je ne sais comment, soudain, pendant
qu’il chantait, nos yeux se rencontrèrent. Aussitôt, il dilata les siens
et me regarda comme on bouscule, comme on enfonce, comme on tue, en faisant
une atroce grimace de mourant, suivie d’un petit cri léger, d’une sorte
de râle qui interrompit deux secondes la mesure… J’avais vingt ans.
Devant cette tête à l’agonie, ce regard inexprimable, cette mèche bleue
qui coupait ce front et cette langue molle de noyé, je sentis, dans cet
instant court, l’envahissement, par tout mon être, d’une terreur que je
n’ai plus jamais ressentie. Ainsi, ce comédien génial s’amusait à
bouleverser les âmes et à les rouler dans les ténèbres.
(…)
– Judith Cladel
La Dépêche (Toulouse) du 7 novembre 1903, page 5.
« Variétés – Maurice Rollinat »
(…)
Après le repas, Rollinat se mit au piano, préluda, d’un jeu saccadé,
avec ses longs doigts ligneux et noueux, et remué, trépidant depuis les
pieds et les jambes, enroulés aux montants de la chaise, jusqu’à sa
mèche toujours flottante et voltigeante, ainsi qu’une flamme noire, il
chanta.
C’étaient, sur des vers de Baudelaire, d’insinuantes,
de mordantes mélodies de sa composition qui collaient à cette magique
poésie comme un voile mouillé à un corps nu. La Tristesse de la Lune,
le Madrigal triste, la Causerie, l’Idéal, l’Invitation
au Voyage, il en déroulait le verbe sanglotant et magnifique sur le
chemin sonore des gammes que grimpaient et descendaient impunément ses
accents de si séduisante souplesse, grinçant dans le soprano, s’épanouissant
en ondes sereines et vraiment délicieuses dans les moyennes régions du
son tout à coup déchirées d’un coup de gosier rageur pour sombrer aux
profondeurs du contralto où les poussait le drame de sa pensée
ténébreuse. Et sans cesse il s’accompagnait, autant que des notes
fiévreuses du piano, du rythme de son corps et des expressions
déroutantes et tourmentées de sa belle figure qu’il livrait
insoucieusement à toutes les contractions possibles.
(…)
– Gustave Geffroy
Revue universelle, n° 99 du 1er décembre
1903, pages 617 à 626.
« Maurice Rollinat (1846-1903). »
(page 624) (…) Les musiciens peuvent nier la science de Rollinat, ils ne peuvent nier son instinct profond. Qu’ils analysent l’effet produit et recherchent sa cause, qu’ils nous rendent compte, s’ils le peuvent, de l’étrange phénomène, de l’émotion née de ces chants, de ces accords. On mettra tout au compte de l’interprétation du poète et du musicien par lui-même. Rollinat eut, il est vrai, le don du diseur et du chanteur à un degré prodigieux. Ceux qui l’ont entendu garderont toujours en eux l’écho de cette voix incomparable, à la fois si grave et si aérienne, résonnante comme le bronze et le cristal, si mordante et si tragique, puis si douce. Mais cela n’aurait pas suffi. Il aurait été impossible à Rollinat de fanatiser son auditoire avec les seules qualités physiques de l’expression du visage et de la puissance de la voix. (…)
– Raoul Lafagette
La Revue Méridionale (Carcassonne) de janvier 1904,
pages 5 à 8.
(…)
Je ne puis le juger comme musicien, mais quiconque eut la
haute joie de l’entendre interpréter lui-même au piano, de sa voix
profonde et brûlante, les mélodies surnaturelles composées par lui sur
ses vers personnels, ou sur les poésies congénères des Fleurs du Mal,
proclamera que nul artiste en ce siècle n’a eu plus de fougue
passionnelle et n’a vibré plus éperdument !
– Albert Chantrier
Revue du Berry
du 15 mars 1904, page 78.
« Souvenirs de Fresselines ».
(…) Je m’installai bien en face de lui dans le fauteuil qui était près du piano, et il commença :
Voici venir les temps, où vibrant sur sa tige.
Je restais étonné, ému, rêveur, la mélodie large en était fort belle, cette voix brisée, qui semblait vouloir surmonter un sanglot, ou farouche et rugueuse mordant comme un acide, m’avait totalement emballé. (…)
– Marie Krysinska
La Revue du 15 août 1904, pages 477 à 491.
« Les Cénacles artistiques et littéraires – Autour de Maurice
Rollinat ».
(page 477)
(…) [à propos de Maurice Rollinat](page 478)
L’originalité dominante de ce musicien était un
sens de volupté âpre, goûtée dans la mélancolie qu’il replaçait
ainsi parmi les ressources de bonheur humain.
(…)
– Auguste Rodin
L’Intransigeant du 25 août 1906, pages 1 et 2.
Article « Un Rodin refusé – Le bas-relief de Rollinat » de
Charles Doury.
[propos d’Auguste Rodin parlant
des années 1870, rapportés par l’auteur de l’article]
(…)
J’avais fait la connaissance de Maurice Rollinat dans le salon des
Ménard-Dorian, où il était très assidu, et où sa musique produisait
une très grande impression. Très liés l’un et l’autre avec Armand
Dayot, nous nous vîmes par la suite fréquemment. Je vous le répète, j’aimais
par-dessus tout la musique de Rollinat, et non pas tant celle qu’il
écrivait sur ses propres vers que celle qu’il avait faite pour les
poèmes de Baudelaire. Je crois qu’on avait, en l’écoutant, l’impression
du génie. Aussi bon comédien que musicien, il mettait dans son jeu, au
piano, une telle action qu’à le voir lui-même, les larmes aux yeux,
vous vous sentiez pris, par ce qu’il y avait de plus vibrant en vous, et
que vous mêliez vos larmes à ses passionnées harmonies. – C’est un
tzigane ! un tzigane ! répétait hors de propos un compositeur
célèbre. Tzigane tant que l’on voudra, mais c’était un tzigane de
génie.
(…)
Remarque de Régis Crosnier : L’expression « tzigane de génie » a été utilisée par Armand Dayot dans son article « Maurice Rollinat » paru dans la Revue illustrée n° 150 du 1er mars 1892, pages 189 à 191 (article repris dans Le long des routes, Ernest Flammarion éditeur, Paris, 1897, 388 pages, pages 220 à 228). Nous n’avons pas retrouvé qui était le « compositeur célèbre » évoqué par Rodin.
– Jacques-André Mérys (pseudonyme
utilisé par Pierre Blanchon)
Journal des débats politiques et littéraires du 15 octobre 1906, pages 2
et 3.
« A propos du monument Rollinat ».
(…)
Je le revois encore au piano. Ses mains caressaient ou pétrissaient les
touches. Ses cheveux longs et souples s’agitaient, semblaient se dresser.
Ses traits s’illuminaient, ses narines se dilataient, hors de souffle. Sa
lèvre tordue tremblait sous le hérissement de la moustache. Le large front
droit se raturait de plis amers ; la ferme saillie du menton soulignait
encore d’une barre d’énergie cet inoubliable visage. Ses yeux, d’un
bleu pâle et mat, lançaient par moments des éclairs, pour s’éteindre
aussitôt dans une extase mouillée. Comme ils vivaient, ces yeux d’angoisse
à la pupille cerclée de noir où palpitaient une âme effarée ! La
voix était tour à tour chaude, souple, tendre et mélancolique. Dans ces
instants-là, Maurice Rollinat n’était plus ni l’auteur des Névroses,
ni le solitaire de Fresselines ; il s’élevait au-dessus de sa propre
personnalité ; il figurait le Poète, l’immortel inspiré qu’ont
révéré les peuples et les âges, l’Orphée charmeur des bêtes que les
pierres mêmes n’écoutaient pas sans tressaillir. (…)
– Octave Uzanne
La Dépêche (Toulouse) du 27 octobre 1906, page 1.
« Causeries – Le Poète fascinateur »
(…) Ce qui m’apparut plus étrangement que jamais, ce fut la véritable fascination, la sorte d’emprise persistante exercée par Maurice Rollinat sur tous ceux qui l’approchèrent et qu’il troubla au plus profond de l’être. Il n’est point, que je sache, d’exemple d’une semblable influence dominatrice, d’une telle action captivante, d’une aussi profonde empreinte d’un manieur de verbe et d’une personnalité sur son ambiance directe. Rollinat impatronisa son expression, son geste, son souvenir chez tous ceux qu’il charma et impressionna par sa musique, ses poésies si supérieurement dites et par sa simple conversation si caractéristique et impulsive.
Depuis vingt ans et plus, je rencontre des artistes, des lettrés, des curieux qu’il a marqués et pour ainsi dire mordus vitriolesquement, comme il aurait aimé à le déclarer, de sa puissante fascination. Je vois, j’entends des hommes qui, inconsciemment, ont pris ses gestes, ses attitudes, ses intonations de voix chantante, ses mimiques inoubliables, ses mots à l’emporte-pièce et qui ne peuvent se soustraire à ce que j’appellerais volontiers « le rythme de sa pensée tyrannique ». (…)
Rollinat est resté si romantiquement beau dans la mémoire de ceux qui le connurent qu’il semble impossible de parler indifféremment de l’homme et de l’œuvre qu’il laissa. Son nom évoque des sensations rares, des anecdotes hétéroclites, des visions troublantes, singulières, fantômales. Incomparable interprète de ses compositions poétiques et musicales, servi par une voix d’un métal aigri dans ses sonorités profondes, par un masque douloureux et superbe d’extase, par un geste décisif dans sa sobriété pittoresque, il était l’acteur surprenant de ses écrits, l’acteur aisément grisé de sa propre personnalité et enivré de sa virtuosité plus encore que des éloges qui étaient cependant comme le réconfort et la nécessaire rosée fécondante de son talent. Quand on avait entendu sa musique incorrecte et indisciplinée qui embarquait la pensée vers des mondes meilleurs ou pires, on devenait incapable d’écouter les plus illustres romances aux sentimentalités niaises et poncives, voire même les mélodies de consacrées des maîtres de l’Institut de France. On sentait surtout qu’après un tel évocateur et fascinateur, à tête de Paganini, de Rubinstein ou de Baudelaire, il ne se rencontrerait plus personne désormais pour incarner l’âpre mélancolie du Meneur de Loups, de la Chanson de la Perdrix grise, du Cimetière aux violettes ou du Mort dans le brouillard.
C’est pourquoi il demeure si vigoureusement silhouetté dans le clair obscur de nos souvenirs ce cher disparu qui représentait infiniment plus que son propre talent, car il était, en raison de son exceptionnelle physionomie, de son organe adapté à son rêve, de ses regards, gestes et attitudes, le théâtre même de son œuvre, le théâtre avec tous les accessoires psychiques et physiques, le théâtre prodigieux de mise en scène qui ne réclamait pour nous stupéfier qu’un mauvais piano égaré dans quelque arrière-boutique de mastroquet.
Car Rollinat a rencontré naguère ses meilleurs auditoires au cours de ses promenades et de ses noctambulismes sur la rive gauche. On s’attardait à causer, il nous charmait par ses poésies surprenantes, hallucinantes, puis, comme on en venait à être altéré du désir de l’entendre et de le voir superbement extasié, les mains au clavier, on entrait chez quelque bistro où l’on savait que dans la chambre du fond se trouvait l’instrument banal qu’il devait magnifier.
Aussitôt qu’il se trouvait élancé, monté,
chauffé par une atmosphère de sympathies, rien ne l’arrêtait plus. L’œil
en feu, le geste démoniaque, la main fantômale rejetant en arrière d’un
geste d’effroi les longues boucles de sa chevelure tombant une à une en
branches de saule pleureur sur son front si noblement triste, il chantait
d’une façon inexprimablement pénétrante : les Blanchisseuses
du Paradis, la Tarentule du chaos, l’Ivrogne, le Mort
joyeux, l’Amante macabre et combien d’autres poésies de
lui ou de Baudelaire qu’on ne parvenait plus à identifier.
(…)
– Gabrielle Delzant
Lettres de Gabrielle Delzant, 1874-1903, publiées par M.
Louis Loviot, Hachette et Cie, Paris, 1906, XXXII + 281 pages.
Extrait (pages 127 et 128) publié dans l’article
« La musique de Rollinat – Un témoignage de Gabrielle Delzant »
paru dans le Bulletin de la Société "Les Amis de Maurice
Rollinat", n° 19 – Année 1980, pages 15 et 16.
(…) Les Névroses parurent, on les acheta et Rollinat, dans les salons, les récita et les chanta.
Oui – je ne me trompe pas – il les chanta en leur faisant une basse au piano, et ces mélodies bizarres ressemblent à des chants de tziganes.
Devant le clavier, avec ses grands yeux noirs et fixes, son épaisse crinière qu’il rejette en arrière, sa figure pâle et ravagée, on le prendrait pour un fou inspiré et, de son chant, de sa personne, de sa poésie se dégage un charme étrange.
On ne peut pas dire que c’est beau, ni que c’est effrayant ; on ne trouve même pas cela agréable ; non ! il vous magnétise, comme le ferait une gerbe de fleurs trop odorantes. Il porte aux nerfs, à la tête : on voudrait secouer son influence et il vous retient.
Le Soliloque de Tropmann, le Guillotiné, le Squelette, la Morgue, la Putréfaction, la Luxure, la Vache au taureau, voilà les jolis titres et les jolis sujets des Névroses. Poésie de maniaque et de fou, avec des rythmes savants.
Il retrouve la santé morale quand il parle de la nature, sa vraie maîtresse.
L’autre soir, il a chanté quinze fois et il a dit la
pièce principale des Névroses : « La Peur ».
Sa récitation est curieuse, le geste précède toujours et mime les
paroles. C’est si personnel, si naturel qu’il n’est pas ridicule.
(…)
– Docteur Grellety
Souvenirs sur Rollinat – Étude médico-psychologique (Protat Frères imprimeurs, Macon, 1907, 29
pages).
(pages 9 et 10)
(...)
– Edmond Haraucourt
La peur (Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle
éditeur, Paris, 1907, IX + 304 pages).
Préface : (page VII) (…) En ce promeneur d’enfer, réchappé du Dante ou des ténèbres, tout décelait l’angoisse d’une hantise : son masque pâle, aux traits purs et nets, encadré dans l’auréole d’une crinière noire qui s’agitait comme si des bouffées de frissons l’eussent traversée sans repos, et ses prunelles électriques, sa bouche crispée, qui lui faisait peur à lui-même… Assis devant le piano banal, qui sous (page VIII) ses doigts devenait une lyre de l’autre monde, il se tournait de trois quarts, et chantait en vous regardant : l’atroce peur dont il était rempli sortait de lui en effluves magnétiques, entrait en vous, et les plus sceptiques comme les plus gouailleurs, lorsque leur œil avait rencontré l’œil de cet homme-là, ne savaient plus rire de tout un soir, mais remportaient chez eux les épouvantes d’un mystérieux au-delà…
Aucune tragédienne, aucun orateur, nul autre aède et
nulle sibylle n’ont su plus violemment empoigner l’auditeur par ses
fibres profondes, le pincer jusqu’à la douleur aiguë, le tordre jusqu’à
l’écrasement.
(...)
– Octave Uzanne
La Dépêche (Toulouse) du 18 mars 1911, page 1.
Article « Notre époque – La poésie des bêtes ».
(…)
Maurice Rollinat a laissé dans la mémoire de ceux qui l’affectionnèrent
et furent de ses intimes, un impérissable souvenir, car l’homme fut
supérieur à l’œuvre ou, pour mieux dire, lui fut nécessaire comme
diseur. Le causeur, l’évocateur de mystère, le chantre des
hallucinations et des spasmes, le récitateur des poèmes rustiques
trouvaient en lui un acteur-auteur inoubliable et incomparable. Ceux qui
entendirent jouer Paganini, dit-on, ne l’oublièrent plus et ne purent
entendre vibrer d’autre violon. Rollinat eut une caractéristique physique
et morale troublante, pénétrante, qui perdura toujours dans la pensée de
ses admirateurs, non point ceux du monde, mais les camarades de l’intimité
sacrée. Il laissait de son être à ses auditeurs une de ces empreintes qui
ne disparaissent plus quoiqu’on fasse et qui s’adaptent par la suite à
tout ce qui peut subsister de sa production du protagoniste. (…)
– Georges Lorin
La revue musicale S.I.M. (Société Internationale de
Musique) n° VI du 15 juin 1913, pages 14 à 29.
« Souvenirs sur Rollinat ».
(page 20)
[lors d’une soirée chez Paul Eudel]
– Jean Ajalbert
L’Écho de Paris du 15 janvier 1920, page 1.
Article « Passants et Souvenirs ».
(…) Non, pas comédien ; la nature même. Il le prouva, tout de suite, en renonçant à la gloire tapageuse du musicien, du chanteur fêté, pour rester aux lettres, dans la solitude de la Creuse. Au piano, accomplissant ce miracle d’ajouter à Baudelaire, il était un possédé. Le génie ruisselait sur son front, dans le feu de ses regards, dans la fureur démoniaque ou la douceur divine de la voix, dans le geste irrésistible des mains qui arrachaient au piano pantelant des plaintes, des sanglots, du charme, de l’épouvante… Aussi, personne ne pouvait-il reprendre après lui sa chanson…
– Léon Daudet
Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux,
Nouvelle librairie nationale, Paris, 1920, 669 pages.
(page 99) (…)
La musique avait ses soirs à Champrosay. Léon Pillaut, auteur d’Instruments
et musiciens, imagination poétique, rêveuse et charmante, puis Maurice
Rollinat, puis Holmès y firent – comme disait ce pauvre Armand Gouzien
– « vibrer le bois sonore ».
Maurice Rollinat était un mélange de rustique et de
baudelairien. De beaux yeux ardents, de longs cheveux, une saine curiosité
des choses de la campagne, une malsaine curiosité du morbide, qui finit,
hélas ! par l’emporter, une gesticulation frénétique, une
éloquence souvent admirable, un feu qui brûle son porteur, une mémoire
déjeune dieu… ainsi apparaissait-il à ses contemporains, l’auteur des Névroses
et de ces poèmes de la Creuse, où revient par endroits l’accent de La
Fontaine. Il était impossible de ne pas l’aimer. Au piano il devenait
irrésistible, (page 100) rejetant sa crinière
en arrière, reniflant avec force, puis lançant d’une voix déchirante
ses appels aux morts champêtres et montmartrois, à la buveuse d’absinthe,
au convoi dans le brouillard, à la « tarentule du chaos », à
« l’idiot vagabond qui charme les Vipères », puis s’apaisant
aux langueurs de la malabaraise… « on dirait un serpent qui danse,
au bout d’un bâton ». Il était tout rythme et fièvre de sons
mêlés aux mots. Et quel conteur ! « Seul, je suis, seul dans ma
petite maison. Aucun bruit dehors, sauf qu’il pleut. De mes trois chiens
assis sur leurs derrières, pardon, mesdames, le premier, le plus près de
la porte, a fait brrrrrrrrrr ; le second, devant la cheminée, a fait
mrrrrrrr ; le troisième, entre mes jambes, a fait grrrrrr… La lampe
baisse… Il y a certainement un fantôme derrière l’huis. Mais
entrera-t-il ? Tout est là. » Rollinat accentuait le… t-il,
jusqu’à vous donner la chair de poule. Il disait d’une pensée de
Pascal… « Je la fourre dans ma valise et je m’en vais… le
voyageur ! » arpentant déjà le salon comme une route aux
environs de Fresselines. Il excellait à capter les bruits mystérieux du
vent sur la plaine ou sous la porte, le chant du hibou ou du grillon. Il
reproduisait, d’un zig zag du doigt, la détente soudaine de la vipère.
Il confessait, en termes inoubliables, le contemplatif qu’il était huit
mois de l’année. Au milieu de ses fantaisies et démoneries, il était
demeuré un être simple et bon, d’une cordialité juvénile, possédant
le sens de la gaieté et même de la farce.
(…)
– André Antoine
« Mes souvenirs » sur le Théâtre-libre, Arthème Fayard et Cie, Paris, 1921, 324 pages.
(page 272) (…)
12 novembre 1892. – Rollinat, de passage à Paris, et avec lequel j’ai dîné chez des amis, nous a tenus toute la soirée avec son piano.
Il chante d’une façon extrêmement impressionnante sa Creuse, ses bêtes et ses paysages, en passant par lui, les moindres choses prennent une allure de mystère
et de surnaturel extraordinaire. Il me rappelle énormément Villiers de l’Isle-Adam, avec son cabotinage génial et sa figure tourmentée.
(…)
– Gustave Guiches
Au Banquet de la Vie (Éditions SPES, Paris, 1925, 239
pages).
(page 57)
LE SPECTRE DE LA NÉVROSE
Le mercredi suivant, avenue de Breteuil, j’arrive des premiers, m’excusant de ma familière assiduité. Le maître de maison m’accueille avec sa cordialité chaleureuse quand un vacarme, qui a plutôt l’air d’un écroulement que d’une ascension, retentit dans la cage de l’escalier et me fait sursauter. Buet me dit :
– Ce sont les poètes.
(…)
Mais la porte s’ouvre et Léon Bloy annonce d’une voix qui commande silence :
– Rollinat !…
La portière s’est soulevée, et c’est un fantôme qui entre. Le spectre de la Névrose. Le corps est si fluet, si élastique et vêtu d’étoffe si neutre qu’il s’efface. La tête seule apparaît. Enorme, chevelue et livide, elle oscille, d’une épaule à l’autre, comme si elle battait la mesure ou marquait le rythme de pas flexibles et muets. C’est un extraordinaire masque de puissance, d’angoisse et d’amère ironie. A la lumière, la pâleur devient cadavérique et, comme une agonie, s’étend sur tous les traits. La crinière s’engrise. Le front, immense, blêmit. Les yeux se décolorent. Le nez se pince. Sous la moustache qui se cendre et s’embrouille, la bouche se crispe, et d’un brun jeune homme de trente-cinq ans, la lumière fait, tout à coup, un homme presque vieux qui s’inquiète, qui souffre et qui a peur. Et rien, dans la tenue ou l’expression, de voulu, de « chiqué » comme on dit à Montmartre ou de cherché pour épater le monde ! Autant le personnage de Barbey d’Aurevilly est un chef-(page 59)d’œuvre de travail et de composition, autant celui-ci est un être de nature de qui la sensibilité de plein vent se cogne, se meurtrit, se blesse, s’épouvante dans l’étroitesse des rues et l’étouffement des salons parisiens. Il est berrichon, fils de Rollinat qui, député en 48, fut ami, lui aussi, de George Sand. La bonne dame eut, dit-on, le père à ses pieds et fit danser le fils sur ses genoux.
Ce n’est pas un rustre. C’est un rustique frappé au cœur par la passion natale. Délogé de ses brandes par une fringale de gloire, il sera repris par la fringale du sol. Et le drame intérieur que révèle ce visage en détresse, c’est la lutte de ses racines qui le tirent contre le succès qui l’attire, du Berri qui le rappelle par son petit nom et de Paris qui continence à murmurer son nom. Avec une cordialité automatique, il tend la main à ses amis, salue, d’un brusque coup de tête et d’un « bonjour madame » ou « monsieur », sans voir le monsieur ou la dame, et va, fantomatiquement, s’asseoir sur la plus modeste chaise en se plaignant du temps.
On l’y supporte à peine quelques minutes. Buet supplie. Rollinat n’en demande pas tant et, déjà, le voilà au piano, interrogeant :
– Que voulez-vous ?
– Du Baudelaire ! s’exclament quelques poètes.
Mais la majorité réclame :
– Du Rollinat !
– Il est décent de commencer par Baudelaire !
(page 60)
Ce soir la lune rêve avec plus de paresse
Ainsi qu’une beauté sur de nombreux coussins.
Sous la magique suggestion de cette voix, on se baigne dans cette splendeur jouisseuse. On en reçoit l’haleine. On en respire les parfums. On en voit la chair pâle et rose qui :
D’une main légère et distraite caresse
Avant de s’endormir le contour de ses seins,
et l’on entend le soupir de la nuit qui défaille d’amour en attendant le premier baiser du soleil. Et c’est beau à tomber à genoux !…
Mais voici que, maintenant, Rollinat chante du Rollinat.
C’est la terre natale qui, avec lui, chante et s’éplore. C’est elle qui réclame son poète, son enfant prodigue et prodige. C’est Eurydice qui rappelle Orphée et dresse passionnément, devant ses yeux, les (page 61) visions des paysages aimés. La figure du chanteur est sillonnée d’expressions. Elle ne s’appartient plus. Les sentiments et les choses évoqués la peignent, la décomposent, la recomposent, la crispent, l’épanouissent. Il est comme désincarné et, tour à tour, réincarné. Il devient le pâtre au creux du vallon, le moissonneur de qui la faucille d’or rase la plaine ou le bouvier qui pousse, à l’horizon, ses bœufs dont les cornes allument des étoiles. J’en suis, moi aussi, d’une contrée où il y a de ces choses ! Et c’est pourquoi, tandis qu’il chante, j’assiste, la mort dans l’âme, à sa Mort des fougères, je me recueille, avec le silence, qui « revient dans les couchants roses », je m’attarde dans le « cimetière aux violettes » qui embaume tous les alentours, je m’éblouis à l’apparition du :
Grand fer à cheval du firmament mouillé
Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange,
je me lamente avec le « chant d’automne », me racontant qu’il n’est :
Plus de nénuphar sur l’étang !
L’herbe se meurt, l’insecte râle,
Et l’hirondelle, en sanglotant,
Disparaît à l’horizon pâle.
Et voici que, tout à coup, mes vingt ans s’épanouissent en recevant ce coup de soleil matinal :
(page 62)
Dans le champ planté de colzas,
De luzerne et de betteraves,
Devant les grands bœufs doux et graves,
Je passais lorsque tu passas.
Mais, à présent, sous un rythme frappant à coups pesants et redoublés, comme s’il clouait un cercueil, le chanteur reprend, avec Baudelaire, le terrible acheminement de l’homme « à travers la tempête et la neige et le givre ! » le mène vers l’auberge où « l’on pourra dormir et manger et s’asseoir », puis, dans une assomption, peut-être libératrice, l’élève jusqu’à l’entrée de sa patrie mystérieuse en lui disant :
C’est le Portique ouvert sur les cieux inconnus.
Avec tous les auditeurs, à chaque halte, j’ai crié :
– Encore ! Encore !
Il me semble que d’incomparables arcanes de beauté viennent de m’être révélés et que je suis initié à une foi nouvelle. Je suis étourdi, fanatisé et je rentre chez moi, la pensée tournoyante, titubante, absolument ivre, au sortir de cette orgie de poésie et de chant, qui fut, véritablement, une saoulerie d’art !…
(page 87)
SOIRÉE CHEZ SARAH BERNHARDT
(pages 92) (...)
Le silence a fermé toutes les bouches et la curiosité
braqué tous les regards. Rollinat s’est levé. La tête baissée, le pas
élastique, il va vers le piano. Il s’asseoit, se recueille quelques
secondes, se redresse en rejetant en arrière les longues mèches qui
balaient ses joues et sa voix âpre annonce : la Mort des fougères.
Jamais son chant n’a été plus poignant, n’a plus désespérément sangloté l’agonie des beaux jours. Je contiens mon émoi pour recueillir les impressions sans doute éveillées en tous ceux qui m’entourent. Ardemment je regarde les regards et, tout à coup, de l’anxiété me vient. Derrière cette attention et, au fond de ce silence, je démêle de l’incompréhension, de la résistance et de la raillerie. Je surprends l’imperceptible sourire du compositeur que déroute et égare l’instabilité d’une telle musique et aussi des coups d’œil de poètes échangeant des : « C’est donc ça ? » avec des : « Quand je vous le disais ! » (page 93) Les applaudissements sont tout au plus courtois et les : « Délicieux ! adorable ! divin ! » de Sarah des défis que, déjà, l’hostilité relève.
Elle se donne libre cours quand il chante le Cimetière aux violettes. J’entends chuchoter :
– C’est puéril !… écrit pour les oiseaux !…
– Paderewski devenu fou !
J’enrage, non seulement contre ces auditeurs imperméables à la beauté, mais aussi contre moi-même qui ne retrouve plus mon émotion dans cette atmosphère empoisonnée de blague. Aussi que diable a-t-il eu l’idée de leur chanter ? Qu’est-ce que ça peut bien leur faire à ces indécrottables Parisiens que des « fougères meurent », que des « oiseaux perdent la parole », et qu’un « cimetière embaume tous les alentours » ? Qu’est-ce que ça leur fiche ? Il est allé au-devant de leurs flèches ! Il s’est livré lui-même à leurs coups ! Ils vont en profiter. Ils vont étouffer, là, un incomparable poète !…
Mais il a, lui aussi, relevé le défi. Ses doigts osseux frappent des accords si imprévus et si puissants que tous les fronts se redressent et, comme si elle surgissait de la terrifiante cacophonie de cabanons en révolte, la voix de Rollinat qui est, à présent, celle de la démence elle-même, clame à toute volée :
La tarentule du Chaos
Guette la raison qu’elle amorce.
Il semble que, tout à coup, un poing mystérieux a (page 94) cassé un carreau et qu’un vent de mort s’est rué sur les épaules qui se haussaient de dédain et qui, maintenant, sont figées de terreur. Vraiment l’extraordinaire a sauté dans la salle. Un cauchemar d’horreur et de beauté pèse sur toutes les poitrines. Les visages sont pâles, les traits crispés, et, si les oreilles reçoivent, sur leurs tympans, des accents indicibles et des cris inentendus jusqu’à présent, les yeux s’hallucinent au spectacle de cette tête qui, tranchée au col, posée sur une table rase, apparaît comme le chef livide, chevelu, et bouche ouverte d’un saint Jean-Baptiste de la folie humaine. Le chant est fini que l’oppression étrangle encore la parole des auditeurs. Mais, tout à coup, elle se dégage et de toutes ces âmes d’artistes, incapables de réfréner l’élan d’une émotion sincère, l’enthousiasme jaillit en une ovation frénétique où les mots ne signifient plus rien et ne sont que des cris.
A présent, il tient ses auditeurs. Il a, sous ses doigts, leurs fibres et leurs nerfs. Il en joue à sa volonté. Tour à tour aux voluptueuses extases qui bercent la Tristesse de la Lune, dans les merveilleux émois de l’Invitation au voyage, par les rythmes nostalgiques du Serpent qui danse, sous les coups de fouet de la tempête qui pousse le bétail humain vers la mort, il les caresse, les énerve, les pince, les exaspère, les affole, et l’auditoire qui ne s’appartient plus, qui défaille d’enthousiasme et qui s’enroue à crier de beauté :
(page 95)
Alors c’est le délire. Tout le monde est debout entourant ce miraculeux et surnaturel évocateur qui, pendant deux heures, nous a tenus haletants dans toutes les splendeurs du mystère. On l’acclame, on le presse. Sarah Bernhardt l’embrasse. Ses amis l’étreignent.
– Roger Lafagette
Mémorial
Maurice Rollinat, Éditions du Gargaillou, Châteauroux, 1927, 116 pages,
page 48.
« Discours de M. Roger Lafagette ».
(...)
Les Yeux morts. Quelle grandeur prenait ce petit
rondel, chanté par lui ! Aux deux derniers vers :
Mais je ne vois plus que les trous
De ses grands yeux chastes et fous !
la voix, âpre et caressante, avait le cri aigü,
plaintif de bête traquée, un cri où l’horreur et la tendresse se
perdaient dans la folie, cependant que la face n’était plus qu’une
tête de spectre aux orbites vides.
(...)
– Lucien Descaves
Le Journal du 18 septembre 1930, page 4.
« Maurice Rollinat et son œuvre ».
(…)
Ce fut même, de ma part, la cause d’une prévention
que Barbey d’Aurevilly avait déjà manifestée en reprochant à Rollinat,
comme une profanation, d’avoir composé de la musique sur des Fleurs du
mal. Je ne concevais pas cela non plus. Et je changeai d’avis, je l’avoue,
la première fois qu’il me fut donné, chez Alphonse Daudet qui aimait
Rollinat, d’entendre le poète démoniaque chanter l’Invitation au
voyage, le Jet d’eau, la Mort des amants, Madrigal
triste…
Rollinat pétrissant le clavier, la bouche crispée, le
front ravagé d’inspiration sous une chevelure romantique, Rollinat était
réellement doué d’un pouvoir fascinateur. Il avait l’air d’un
rebelle enchaîné qui fait effort pour briser ses liens. Pas une minute on
ne doutait qu’il n’y parvînt, tellement il prêtait à ses vers, comme
à ceux de Baudelaire, des accents surhumains. Orageuses ou sereines, ses
harmonies dégénéraient malheureusement dans une autre bouche que la
sienne et déconseillaient d’en reprendre : le charme était rompu.
La musique de Rollinat était-elle de la musique ? Son vin poétique
était-il sans mélange, pur jus ? On ne se le demandait pas à l’audition ;
on était subjugué, enivré… Le tzigane inspiré communiquait son frisson… ;
mais je conviens qu’il faut l’avoir éprouvé pour accorder du génie
plutôt que du talent au poète compositeur qu’il est difficile à
présent de ressusciter d’entre les dieux morts.
(…)
– Lucien Descaves
Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques,
du 24 mars 1934, page 1.
« Du nouveau sur Rollinat par Lucien Descaves, de l’Académie
Goncourt. »
(...)
Qui ne l’a pas entendu ne peut se faire une idée du
fluide magnétique qui émanait de sa personne à ce moment-là. La musique
le transfigurait et dénaturait sa voix. Couché sur le piano dont il
balayait les touches de sa chevelure rebelle, il relevait tout à coup sa
tête, la renversait en arrière et jetait au plafond des appels stridents
qui le perforaient.
Nous écoutions cela, certains que nous n’entendrions
jamais plus rien de pareil. Paroles et musique faisaient corps avec
Rollinat, et c’est vrai qu’il en a emporté l’accent et l’âme dans
la tombe.
(...)
– Eugène Alluaud
La Vie Limousine, n° 155 du 25 février 1938, pages
335 à 340.
« Nos interviews – M. Eugène Alluaud nous parle de
son ami : le poète Maurice Rollinat. »
(page 338)
Hugues Lapaire
La Dépêche du Berry du 24 mai 1939, page 3.
Extrait du discours publié dans l’article
« Inauguration du Monument Maurice-Rollinat à Châteauroux ».
(…)
Quand je suis allé demander à mon éminent maître et
ami Lucien Descaves, de vouloir bien accepter la présidence du nouveau
Comité, tous les bustes de Rollinat qui nous avaient été présentés ne
répondaient pas à l’image que nous attendions. Il fallait pourtant
aboutir. Nous eûmes alors la même pensée : Pourquoi pas le buste que
Georges Lorin exécuta après la mort du poète, le « Rollinat
chantant », cette tête hirsute, aux regards profonds, qui semble
clamer dans le vent la suprême élégie des douleurs humaines ?
Nous nous représentions si bien cette figure étrange, superbe et tourmentée, sur un fond de verdure, surmontant un bloc de rochers envahis par les lichens et les fougères sauvages, devant un clair miroir d’eau, que d’accord avec la plupart des membres du Comité et nos amis dévoués Brimbal et Thibault, nous nous arrêtâmes à ce projet.
Aussitôt, des critiques s’élevèrent : « Ce Rollinat chantant à perpétuité, disait-on, est une erreur en statuaire ». Possible, mais tous ceux qui ont connu Rollinat, qui l’ont entendu, ont pu vous dire que lorsqu’il chantait ou déclamait ses vers, sa diction, sa musique, son interprétation bouleversait ses auditeurs. Le visage du poète à ce moment là prenait une expression de beauté farouche inexprimable. Son masque pâle et tragique comme le Paganini de Delacroix, ses yeux hallucinants, froids comme deux lames d’acier, ses narines frémissantes, sa crinière brune agitée, sa voix qui lançait des notes aux ailes de feu, des rimes tendres ou violentes comme l’amour, aigües ou profondes comme la douleur, fouillait les chairs, ensorcelait les âmes, faisait courir à fleur de peau des frissons d’épouvante. Il mettait une telle passion, une telle frénésie dans ses chants et ses poèmes, qu’il finissait par s’oublier lui-même. Son cœur, son cerveau, ses nerfs, ses organes, tout son corps donnait son paroxysme de vie…
Eh bien ! c’est la vue, le souvenir de ce Rollinat
là qui inspira son ami fidèle, son admirateur fanatique, Georges Lorin.
(…)
– Albert Chantrier
Bulletin de la Société "Les Amis de Maurice Rollinat" n° 2 – Mars 1956, pages 15 à 17.
« Rollinat, musicien et son "écriveur" ».
(page 16)
(…) Il possédait une voix spéciale, sonore, souple, étrange, une articulation exemplaire, une voix d’une étendue anormale et dont il tirait un parti exceptionnel. C’était captivant. (…)
(page 17)
Rollinat composait en plein air, en se promenant au bord de la petite et de la grande Creuse. Toujours il avait dans sa poche un calepin sur lequel il notait ses idées poétiques ou musicales.
Sachant son poème par cœur, il en cherchait la musique, laquelle était le prolongement de la poésie traduite avec une expression et une intensité personnelles.
Revenu à la Pouge, il cherchait sur son piano l’accompagnement de la mélodie qu’il venait de composer, c’est-à-dire qu’il se livrait à ce moment-là à un travail que ne guidait aucun moyen d’école mais simplement son instinct, frappant des accords tout en chantant, et jugeant à l’oreille s’ils étaient bien ceux qu’il désirait.
Alors, il plaçait le tout dans sa mémoire. Ce travail imposé à un cerveau a quelque chose d’inconcevable. (…)
– Hector de Corlay (pseudonyme de l’Abbé Jacob)
Bulletin de la Société "Les Amis de Maurice
Rollinat" n° 22 – Année 1983, pages 17 et 18.
« Un impromptu chez Rollinat ».
(page 18) (…)
Puis, tout à coup, passant du plaisant au sévère, le
poète musicien observa : « Pour accueillir un abbé, il ne faut
point que du pittoresque. Tentons, si vous le voulez bien, l’interprétation
d’une Séquence liturgique ! »
Et, déjà au clavier, il interprétait le Dies irae.
Or, durant ce nouveau laps de temps, son visage s’était
tellement transfiguré, son regard s’était tellement dilaté, sa voix s’était
faite si impressionnante, que, tous, nous étions sous le coup d’une
émotion qu’il nous est impossible de traduire ici !
(…)
À propos du nombre d’octaves de la voix de Maurice Rollinat :
– Georges Lorin dans le livre d’Henriette Willette Georges Lorin et Rollinat (Éditions Sansot, Paris, 1928, 126 pages) parle de cinq octaves (page 21).
– Yvette Guilbert dans l’article « L’Art de faire vivre une chanson », paru dans Les Annales politiques et littéraires (n° 2289 du 1er juillet 1927, page 19), dit « Rollinat avait la peur affreuse des « grandes chanteuses », la peur des voix qui chantaient « lyriquement ». Il voulait l’utilisation de l’organe « en plume d’écrivain », me disait-il, et personne ne savait le satisfaire, car chacun chantait trop. Et lui avait quatre octaves dont il usait comme un virtuose des lettres. Avoir entendu Rollinat rend impossible d’écouter ses interprètes. C’était fantastique ! ».
Cet article sera repris presque à l’identique dans L’art de chanter une chanson d’Yvette Guilbert (Paris, Bernard Grasset, 1928, 157 pages), pages 11 à 36 ; la partie concernant Maurice Rollinat se trouve aux pages 28 et 29 ; il est également cité page 40.
– Émile Goudeau dans Dix ans de bohème (La librairie illustrée, Paris, 1888, 286 pages) décrit Maurice Rollinat ainsi : « Maigre, le front ombragé par d’épaisses boucles de cheveux châtains, l’œil enfoncé sous l’arcade sourcilière – l’œil bleu vert – la bouche grande, une moustache dure, la figure ravagée, tourmentée, grimaçante, et la voix surtout, la voix dont les deux octaves avaient tour à tour d’exquises tendresses, des miaulements fous et d’empoignantes notes basses : tout cela impressionnait vivement et remuait les nerfs. » (page 78).
(NB : Ne figurent pas dans cette recherche les travaux des biographes de Maurice Rollinat comme Émile Vinchon, Hugues Lapaire ou Régis Miannay.)
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